Le Japon commémore

les 77 ans

de la bombe atomique

sur Hiroshima

6 AOÛT: LE JAPON COMMEMORE LES 77 ANS DE LA BOMBE SUR HIROSHIMA + NAGASAKI QUELQUES JOURS PLUS TARD + DES DOCUMENTS EXCEPTIONNELS SECRET DEFENSE... dans REFLEXIONS PERSONNELLES HIROSHIMA

Des dizaines de milliers de personnes ont rendu hommage lundi 6 août 2021 aux victimes du bombardement atomique sur Hiroshima.

La commémoration s’est déroulée sur fond de contestation croissante du nucléaire, suite à la catastrophe de Fukushima.

Quelque 50 000 personnes ont participé à la cérémonie officielle, et des milliers d’autres aux nombreuses manifestations, concerts ou forums organisés à travers Hiroshima, ville-symbole de l’opposition à l’arme nucléaire.

Décès de 140 000 personnes

Survivants, parents de victimes, membres du gouvernement et invités étrangers ont assisté à la cérémonie annuelle au Mémorial de la Paix, érigé sur le lieu de l’explosion.

A 8h15, le carillon d’une cloche a signalé le début d’une minute de silence, à l’heure précise où, le 6 août 1945, le bombardier américain Enola Gay avait largué sa bombe qui avait transformé cette ville de l’ouest du Japon en un enfer nucléaire. 140 000 personnes trouvèrent la mort.

Sur les trottoirs, les passants se sont arrêtés un instant pour s’incliner légèrement et prier les mains jointes, sous une chaleur torride.

« Plus jamais de victimes »

Une de ces manifestations, qui a regroupé environ 700 personnes, a réuni des survivants d’Hiroshima et des habitants des environs de la centrale nucléaire Fukushima Daiichi évacués après l’accident nucléaire du 11 mars 2011.

La plupart des survivants de la bombe, connus sous le nom de « hibakusha« , s’opposent fermement à tout usage de l’atome. « Nous voulons travailler avec les gens de Fukushima. Joindre nos voix pour que le nucléaire ne fasse plus jamais de victimes », a affirmé un de ces survivants, Toshiyuki Mimaki, 70 ans.

Le Japon est le théâtre d’un mouvement de contestation antinucléaire de plus en plus puissant depuis que le Premier ministre, Yoshihiko Noda, a décidé en juin 2012 de redémarrer deux réacteurs atomiques. Il a justifié cette décision par le risque de pénurie d’électricité.

(ats / 06.08.2021 )

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 La bombe atomique

d’Hiroshima

couverte par

un brevet français ?

L’énergie atomique se manifesta publiquement pour la première fois le 6 août 1945: destruction à peu près complète et instantanée d’Hiroshima. La « performance » fut répétée trois jours plus tard sur Nagasaki avec le même succès. Si la surprise fut grande dans l’opinion publique, parmi les savants il n’en fut rien car ils envisageaient ce développement scientifique depuis 1939. Contrairement à ce qui a été écrit plusieurs années plus tard, ces destructions de masse ne traumatisèrent ni le milieu scientifique ni l’opinion publique. Elles furent perçues comme le début d’une ère nouvelle, « l’âge atomique » confirmant la fiabilité de cette nouvelle source d’énergie.

File0019_b ENVIRONNEMENT dans REFLEXIONS PERSONNELLES

(Photo Masayoshi Onuka)
Le 7 août, au poste de quarantaine militaire de Ninoshima, à environ 4 kilomètres au large de Hiroshima. Beaucoup de ceux atteints de profondes brûlures dues à la chaleur de l’explosion, restent étendus ainsi sans bouger, respirant à peine, jusqu’à ce que la vie s’en aille.

Le mercredi 8 août 1945, on put lire à la une du journal Le Monde : « Une révolution scientifique: Les Américains lancent leur première bombe atomique sur le japon ». L’unanimité fut assez parfaite dans l’ensemble de la presse. L’ampleur du désastre, ces êtres humains qui, en quelques millionièmes de seconde, furent « volatilisés » et ne laissèrent qu’une ombre sur les murs, loin de déclencher horreur et indignation, fut reçue comme la preuve objective d’un avenir radieux pour une humanité qui allait enfin être débarrassée à tout jamais des contraintes du travail. La matière se révélait source inépuisable d’énergie, qu’il serait possible d’utiliser partout sans limite, sans effort, sans danger.

D’invraisemblables projets étaient présentés sérieusement comme à notre portée dans un avenir très proche. On parlait de faire fondre la glace des pôles par bombardement atomique pour produire un climat tempéré sur la terre entière, d’araser le Mont Blanc ou de combler la Méditerranée pour irriguer le Sahara (Joliot), etc.
Le délire scientiste n’a plus jamais atteint de tels sommets. Les explosions sur le japon furent glorifiées et bénies par tout ce que l’establishment scientifique avait de disponible: à l’époque cela s’appelait « les savants ». La mobilisation fut spontanée pour nous initier à cet avenir que les prix Nobel du « Projet Manhattan » nous avaient soigneusement préparé. Hiroshima devait ouvrir à l’humanité une ère de liberté, on entrait dans la modernité libératrice.

La seule voix discordante fut celle d’Albert Camus dans l’éditorial de « Combat » le 8 août 1945: « Le monde est ce qu’il est, c’est-à-dire peu de chose. C’est ce que chacun sait depuis hier grâce au formidable concert que la radio, les journaux et les agences d’information viennent de déclencher au sujet de la bombe atomique. On nous apprend, en effet, au milieu d’une foule de commentaires enthousiastes, que n’importe quelle ville d’importance moyenne peut être totalement rasée par une bombe de la grosseur d’un ballon de football. Des journaux américains, anglais et français se répandent en dissertations élégantes sur l’avenir, le passé, les inventeurs, le coût, la vocation pacifique et les effets guerriers, les conséquences politiques et même le caractère indépendant de la bombe atomique. [...] Il est permis de penser qu’il y a quelque indécence à célébrer une découverte qui se met d’abord au service de la plus formidable rage de destruction dont l’homme ait fait preuve depuis des siècles ». Ces positions lui valurent, quelques jours plus tard, de violentes critiques.

Pour France-Soir, l’ère nouvelle fut inaugurée le 16 juillet 1945, date de l’essai de la première bombe atomique. Il titre le 8 novembre 1945: « Le 16 juillet 1945 à Alamogordo, par une nuit d’orage, le monde est entré dans une ère nouvelle ». L’article se poursuit ainsi: « L’espèce humaine a réussi à passer un âge nouveau: l’âge atomique ».
Ce même journal titrait un article le 9 août 1945: « L’emploi de la bombe atomique ouvre des horizons illimités ».
Le 10 août 1945, après la destruction de Nagasaki, France-Soir confiait ses colonnes à « un prince, académicien français et prix Nobel de physique » qui titrait son article: « L’homme pourra demain tirer plus d’énergie de quelques grammes de matière désintégrée que de la houille, de l’eau et du pétrole, par le prince Louis de Broglie, de l’Académie française ».
Le 8 août 1945, le journal Libération titrait en première page: « La nouvelle découverte peut bouleverser le monde. [...] Charbon, essence, électricité ne seraient bientôt plus que des souvenirs ».

L’Humanité du 8 août 1945 titre en première page: « La bombe atomique a son histoire depuis 1938, dans tous les pays des savants s’employaient à cette tâche immense: libérer l’énergie nucléaire. Les travaux du professeur Frédéric Joliot-Curie ont été un appoint énorme dans la réalisation de cette prodigieuse conquête de la science ». Les journaux mentionnent à de nombreuses reprises la part jouée par la France dans cette prodigieuse découverte. Ainsi on trouve dans le Figaro du 9 août 1945 un communiqué de l’AFP: « Paimpol 8 août – M. Joliot-Curie fait de Paimpol la communication suivante: L’emploi de l’énergie atomique et de la bombe atomique a son origine dans les découvertes et les travaux effectués au Collège de France par MM. Joliot-Curie, Alban et Kowarski en 1939 et 1940. Des communications ont été faites et des brevets pris à cette époque ».
Un de ces brevets porte sur les « Perfectionnements aux charges explosives », brevet d’invention n° 971-324, « demandé le 4 mai 1939 à 15 h 35 min à Paris ».

Cependant, personne n’osa en 1945 réclamer au gouvernement américain des royalties, bien que finalement on affirmât que la destruction de Hiroshima était couverte par un brevet français! Seul un bénéfice moral était attendu en exigeant que l’opinion mondiale reconnût la contribution française aux massacres d’Hiroshima et de Nagasaki.

Ecoutez: « Micro-Climat » (régler le son assez fort), une émission de Radio Libertaire du 9/8/1988 avec Roger Belbéoch sur Hiroshima et Nagasaki, 1h34 en Real 8,5 Kb)

Lire: L’histoire de la protection des brevets de l’équipe Joliot

File0003_petit FUKUSHIMA 

6 août 1945, 8h15, le champignon atomique d’Hiroshima, cette photo est prise à une distance de 80 km de l’hypocentre.

COMPTER LES MORTS

Á HIROSHIMA ET NAGASAKI

Document en anglais:

https://thebulletin.org/2020/08/counting-the-dead-at-hiroshima-and-nagasaki/?utm_source=Twitter&utm_medium=SocialMedia&utm_campaign=TwitterPost05032021&utm_content=CountingTheDeadAtHiroshima%26Nagasaki05032021

Le récit américain

d’Hiroshima

est une statue

qu’il faut renverser

Document en anglais:

« Les bombes ne sont pas « tombées » sur Hiroshima et Nagasaki. Ils ont été attaqués avec des armes nucléaires. Le mot « tomber » est passif et donne l’impression que c’est accidentel ou naturel.

On ne dit pas que des bombes sont tombées sur Pearl Harbor. Ne cachez pas un meurtre de masse avec un langage passif. »

https://www.counterpunch.org/2020/08/06/the-american-narrative-of-hiroshima-is-a-statue-that-must-be-toppled/

Les véritables raisons

de la destruction

d’Hiroshima

 EFFRAYER LES SOVIÉTIQUES,

COMMENCER LA GUERRE FROIDE

 [...] Les 6 et 9 août 1945, les villes japonaises d’Hiroshima et de Nagasaki étaient littéralement « ramenées à l’âge de pierre » par l’explosion des premières – et seules – bombes atomiques jamais utilisées dans un conflit (voir Hiroshima et Nagasaki en Realvidéo 28 Kb). L’emploi d’armes aussi barbares était devenu indispensable – dit-on alors officiellement – pour arrêter la guerre et épargner des centaines de milliers de vies. Des documents récents démentent cependant cette thèse et révèlent que ces destructions, comme celle de Dresde le 13 février 1945, avaient pour objectif d’impressionner les Soviétiques, d’arrêter leur avance, et marquaient, en fait, le début de la guerre froide.

 Le 7 mai 1945, lorsque le maréchal Jodl signa l’acte de capitulation de l’Allemagne nazie, son allié, le Japon impérial, n’était déjà plus que l’ombre de lui-même : son arme d’élite d’autrefois, l’aviation, ne comprenait plus qu’un petit nombre d’adolescents désespérés mais prodigieusement courageux, et dont la plupart étaient assignés à des missions kamikazes ; il ne restait pratiquement plus rien de la marine marchande et de la marine de guerre. Les défenses antiaériennes s’étaient effondrées : entre le 9 mars et le 15 juin, les bombardiers B-29 américains avaient effectué plus de sept mille sorties en subissant seulement des pertes mimimes.

 Le 10 mars précédent, plus de cent vingt-cinq mille personnes avaient été tuées ou blessées lors d’un bombardement sur Tokyo. Un événement, seulement dépassé dans l’horreur par les trois raids des aviations anglo-canadienne et américaine sur Dresde, dans la nuit du 13 au 14 février 1945. Pour le patron de l’US Air Force, le général Curtis Le May, il s’agissait de « ramener le Japon à l’âge de pierre », métaphore qu’il répéterait sans cesse les années suivantes pour décrire la liquidation physique de dizaines de milliers de Coréens par ses chefs d’escadrilles.

 Le Japon avait parfaitement compris ce que signifiait la dénonciation par l’URSS du pacte de non-agression signé entre les deux pays, et il n’avait pas oublié la défaite que le maréchal Joukov avait infligée à ses armées à la veille de la seconde guerre mondiale. Alors, pourquoi ce lancement d’une attaque nucléaire sur Hiroshima le 6 août 1945 ? Et, même en admettant le bien-fondé de la [destruction] imposée à cette ville, comment justifier la seconde démonstration de la capacité d’extermination effectuée trois jours plus tard à Nagasaki ?

Lire le Los Angeles Times du 7 août 1945.

 Tout au long de sa présidence, Harry Truman affirma que les destructions d’Hiroshima et de Nagasaki avaient sauvé un quart de million de vies humaines (1), mais, après la fin de son mandat, il commença à jongler avec les chiffres. Les journalistes qui écrivirent les « Mémoires » du président citèrent, dans leur première version, le chiffre d’un demi-million de pertes (américaines et alliées), dont au moins trois cents mille morts. A la sortie du livre, en 1955, le total était passé à un demi-million de vies américaines sauvées et, en certaines occasions, Harry Truman alla jusqu’à parler d’un million (2).

 Le chiffre mythique d’un demi-million avait bien pu apaiser la conscience de Truman ; mais, d’autres acteurs, non directement impliqués dans ce jeu, allaient l’utiliser à des fins beaucoup plus explicites. Winston Churchill avait ses propres raisons, liées aux perspectives de guerre froide, pour pratiquer l’escalade : Hiroshima et Nagasaki, selon lui, avaient sauvé un million deux cent mille [vies]. L’homologue britannique de Curtis Le May, le maréchal Sir Arthur Harris, surnommé bomber, confident de Churchill et exécutant de la destruction de Dresde, alla même jusqu’à parler de trois à six millions de pertes évitées (3).

 Les doutes du général Eisenhower

 TOUS les chercheurs sérieux savaient que les chiffres de Truman étaient fantaisistes, mais une étude des services secrets américains, découverte en 1988 dans les archives nationales des Etats-Unis, en apporte la confirmation (4). Ce document est certainement l’une des évaluations les plus étonnantes qui soient parues après la fin de la guerre. On y découvre que l’invasion de la principale île de l’archipel japonais, Honshu, avait été jugée superflue. L’empereur, observe le rapport, avait décidé, dès le 20 juin 1945, de cesser les hostilités. A partir du 11 juillet, des tentatives pour négocier la paix avaient été effectuées par le biais de messages à Sato, ambassadeur japonais en Union soviétique. Le 12 juillet, le prince Konoye avait été désigné comme émissaire pour demander à Moscou d’utiliser ses bons offices afin de mettre un terme à la guerre.

Le rapport secret conclut explicitement que c’est la décision de l’Union Soviétique, prise le 8 août, d’envahir la Mandchourie occupée par les Japonais, et non pas les bombardements d’Hiroshima (6 août) et de Nagasaki (9 août), qui constitua le facteur décisif menant à la fin des hostilités : « Les recherches montrent que [au sein du cabinet japonais] il fut peu question de l’usage de la bombe atomique par les Etats-Unis lors des discussions menant à la décision d’arrêter les combats [15 août 1945]. Le lancement de la bombe fut le prétexte invoqué par tous les dirigeants, mais la chaîne des événements mentionnés plus haut donne à penser, de manière quasi certaine, que les Japonais auraient capitulé après l’entrée en guerre de l’URSS. » La lecture des événements du 6 et du 9 août doit donc moins se faire en termes de fin des hostilités en Asie et dans le Pacifique qu’en termes de début de la guerre froide.

 Le secrétaire d’Etat James Byrnes – qui, au Sénat, avait été le mentor de Truman avant que ce dernier n’accède à la présidence après la mort de Roosevelt le 12 avril 1945 – ne le cachait d’ailleurs pas. Leo Szilard, qui l’avait rencontré le 28 mai rapporte ainsi que « Byrnes ne prétendait pas qu’il était nécessaire d’utiliser la bombe contre les villes japonaises pour gagner la guerre. Son idée était que la possession et l’usage de la bombe rendraient la Russie plus contrôlable ». Le mot-clé n’est ni « compromis » ni « négociation » mais « contrôlable ». Ce que Truman confirma lui-même : « Byrnes m’avait déjà dit [en avril 1945] qu’à son avis la bombe nous permettrait de dicter nos conditions à la fin de la guerre. »

La [destruction] d’Hiroshima et de Nagasaki servit donc de prélude et de prétexte à un déploiement mondial de la puissance économique et diplomatique américaine. Après l’explosion, couronnée de succès, de la première bombe atomique, le 16 juillet 1945, dans les sables du désert du Nouveau-Mexique, Truman avait décidé d’exclure l’URSS de tout rôle significatif dans l’occupation et le contrôle du Japon. Le même personnage, alors sénateur, répondant à Roosevelt qui plaidait pour un prêt-bail à une URSS en proie aux pires difficultés, s’était exclamé : « Si nous voyons que l’Allemagne est en train de gagner la guerre, il faudrait que nous aidions la Russie, et si la Russie est sur le point de l’emporter, il faudrait que nous aidions l’Allemagne, pour qu’ils s’entretuent le plus possible. »

 L’arme [de destruction] massive ne fit pas l’unanimité au sein du petit noyau des décideurs. A son grand honneur, le général Dwight Eisenhower nota dans ses Mémoires, lorsqu’il fut informé de son usage imminent par le ministre de la guerre, Henry Stimson : « Je lui fis part de la gravité de mes doutes. D’abord sur la base de ma conviction que le Japon était déjà battu, et donc que l’utilisation de la bombe était complètement inutile. Ensuite, parce que je pensais que notre pays devait éviter de choquer l’opinion mondiale en utilisant une arme qui, à mon avis, n’était plus indispensable pour sauver des vies américaines. » De la même manière, le chef d’état-major, l’amiral William Leahy, un partisan du New Deal, écrivit : « Les Japonais étaient déjà battus et prêts à capituler. L’usage de cette arme barbare à Hiroshima et à Nagasaki n’a apporté aucune contribution matérielle à notre combat contre le Japon. » Les États-Unis, poursuivit-il, « en tant que premier pays à utiliser cette bombe ont adopté des normes éthiques semblables à celles des barbares du Haut Moyen Age » (5). En revanche, lorsqu’il fut informé de l’holocauste de Nagasaki, en revenant de la conférence de Potsdam, à bord du croiseur Augusta, Truman fit part de sa jubilation au commandant du bâtiment : « C’est la plus grande chose de l’histoire. »

 La revendication et la justification de [ces destruction] par le trio Byrnes-Truman-Stimson, que les médias répercutèrent dans les heures et les semaines qui suivirent, furent extrêmement payantes. Un petit mensonge avait été métamorphosé avec succès en un gros mensonge qui allait être presque universellement accepté et rendu moralement acceptable à l’opinion américaine et aux autres. C’est encore largement le cas.

Pourtant, même aux pires moments de la guerre froide, à la fin des années 40, des voix s’élevèrent pour le remettre en cause. L’une des premières contributions d’envergure fut celle du physicien britannique Patrick M. Blackett, de l’université de Londres, qui écrivit que « la bombe fut la première opération d’importance dans la guerre froide diplomatique » (6). Ce travail, et la publication, dans les années 50 et 60, de documents privés et d’archives américaines déclassées, constituèrent les bases de la monographie fondamentale de Gar Alperowitz (7).

Churchill reçut la nouvelle de la destruction des deux villes japonaises avec joie, en la parant de justifications mensongères. Il faut dire que c’était lui en personne – et non pas Sir Arthur Harris, chef du Bomber Command (la flotte aérienne de bombardement britannique), transformé plus tard en bouc émissaire – qui donna l’ordre de détruire Dresde, ville sans défense et dépourvue d’objectifs militaires. Pour reprendre les propos de Harris : « L’attaque de Dresde fut, à l’époque, considérée comme une nécessité militaire par des personnages plus importants que moi. » On compta plus de cent vingt mille victimes. Ce raid exterminatoire n’avait rien à voir avec une aide apportée à « nos braves alliés soviétiques » – pour reprendre la formule familière du temps de guerre – d’autant que leurs troupes n’étaient plus, ce jour-là, qu’à 130 kilomètres de l’ancienne capitale des rois de Saxe. Il s’agissait plutôt d’une démonstration de force à l’égard de cet allié.

 Voir le documentaire officiel US: « Tale of two cities », The War Department, Army-Navy 1946 en Realvideo 33Kb.

Au premier coup d’oeil, les photographies aériennes prises par les Mosquito de la RAF montrèrent que la destruction de la ville de Dresde n’avait aucune justification militaire. C’est seulement après le raid que les équipages des bombardiers s’en rendirent compte. Dans la grande vision churchillienne, Dresde et Hiroshima n’étaient qu’un élément de la stratégie plus globale de la guerre froide en train de naître. On aura une idée de l’état d’esprit du premier ministre britannique à la lecture du journal de lord Alanbrooke à la date du 22 juillet 1945 : selon Churchill, « nous avions désormais entre les mains quelque chose qui rétablirait l’équilibre avec les Russes. Le secret de cet explosif et la capacité de l’utiliser modifieraient complètement l’équilibre diplomatique qui était à la dérive depuis la défaite de l’Allemagne ». Et lord Alanbrooke d’ajouter laconiquement : « Churchill se voyait déjà en mesure d’éliminer tous les centres industriels soviétiques et toutes les zones à forte concentration de population. Il s’était immédiatement peint une magnifique image de lui-même comme unique détenteur de ces bombes, capable de les lancer où il le voulait, donc devenu tout-puissant et en mesure de dicter ses volontés à Staline » (8).

Les années de guerre n’avaient pas changé la façon de voir de Churchill, mais seulement sa tactique et sa rhétorique. Profondément enracinée dans son esprit demeurait l’idée que « le bolchévisme n’est pas une politique, mais une maladie ». C’est pourquoi on n’aurait pu rêver d’un meilleur tandem que Truman et Churchill pour le développement stratégique de la guerre froide. Le soir du 10 février 1946, ils se réunirent à la Maison Blanche pour discuter du discours que l’homme au cigare allait prononcer, le 5 mai suivant, à Fulton dans le Missouri, et dans lequel il lancerait l’expression de « rideau de fer ». Non seulement ce manifeste de Fulton, qui formalisait le déclenchement de la guerre froide, fut couvert de louanges par Truman et son entourage, – particulièrement dans ses passages antisoviétiques où il préconisait une suprématie atomique américaine – mais on peut dire que ses ingrédients étaient une création anglo-américaine. Churchill discuta le contenu de son intervention en détail avec Truman le 10 février, avec Byrnes et le financier Bernard Baruch le 17 (9).

La diplomatie atomique de Truman, désormais couplée avec la base économique massive de la puissance américaine, ne se cristallisa pas seulement dans la doctrine Truman mais aussi dans l’incontrôlable course aux armements qui en constitua la séquelle, ainsi que dans les guerres coloniales contre les peuples luttant pour leur indépendance.

Nul besoin de sanctifier les exterminations d’Hiroshima-Nagasaki (ou, à cet égard, de Dresde) et de les élever à la hauteur d’événements mystiques. Elles constituèrent la synthèse d’une situation où des décisions vitales sont prises par un tout petit groupe d’individus, disposant d’énormes pouvoirs et agissant sur la base de prémisses erronées. Mais, de ces tragédies, il nous faut tirer des enseignements, toujours aussi pertinents, quarante-cinq ans après : compte tenu de la formidable complexité des relations internationales et de la capacité d’annihilation des armes nucléaires, nous n’avons pas d’autre choix que ceux de la souplesse, du compromis et de la négociation.

 Frédéric F. Clairmont,

Le Monde Diplomatique, août 1990.

 Notes :

(1) Voir les archives publiques de la présidence Public Papers of the Presidents : Harry S. Truman, Government Printing Office, Washington DC, 1965.
(2) Harry S. Truman, Mémoires, Years of Decision, vol. 1, Doubleday, New-York, 1955.
(3) Dudley Saward, Bomber Harris : The Authorized Biography, Cassell, Londres, 1984.
(4) Voir The New York Times, 4 août 1989. L’étude, découverte dans un dossier du ministère de la guerre, sur « Les conversations américano-britanniques », avait été élaborée au début de 1946 par les spécialistes du renseignement de la division des opérations, qui constituait alors l’échelon suprême de la planification dans l’armée de terre.
(5) William D. Leahy, I Was There, McGraw Hill, New-York, 1956.
(6) Patrick M. Blackett, Fear, War and the Bomb : Military and Political Consequences of Atomic Energy, Turnstile Press, Londres, 1948.
(7) Gar Alperowitz, Atomic Diplomacy : Hiroshima and Potsdam : The Use of the Atomic Bomb and the American Confrontation with the Soviet Power, Secker and Warburg, Londres, 1965.
(8) Ibid.
(9) Voir Fraser Harbutt, The Iron Curtain : Churchill, America and the Origins of the Cold War, Oxford University Press, 1986.

 A voir :

Le documentaire de 1 heure en Realvideo 33Kb sur le bombardement atomique « Rain of ruin » qui bien qu’entièrement aligné sur les thèses officielles américaines (millier de vies américaines sauvées, refus du Japon de se rendre etc.) est très instructif sur la préparation et les infrastructures mises en place pour arriver aux bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki.

 

Ils n’étaient pas tous d’accord

pour larguer la bombe

sur Hiroshima

 

Paul Tibbets, le pilote américain qui largua la bombe atomique sur Hiroshima en août 1945, est mort le 1er novembre, à l’âge de 92 ans.

Le 6 août 1945, alors jeune lieutenant-colonel de l’US Air Force, il était aux commandes du bombardier SuperFortress B-29 « Enola Gay » qui a largué, hors tests, la première bombe atomique de l’histoire de l’humanité. Paul Tibbets n’avait que 30 ans lorsqu’il décolla aux commandes du SuperFortress B-29 d’une base américaine dans les Iles Mariannes avec ses 11 membres d’équipage. Le bombardier avait été baptisé « Enola Gay », le prénom de la mère de Paul Tibbets.

Le premier test nucléaire s’était déroulé avec succès moins d’un mois plus tôt, le 16 juillet 1945, dans le désert du Nouveau-Mexique. Dès lors tout va aller vite. Le 24 juillet, le président Harry Truman approuve la décision de mener une campagne de bombardements atomiques contre le Japon jusqu’à sa capitulation. Le 31 juillet, Truman donne l’ordre de bombarder Hiroshima « dès que le temps le permet ».

Les scientifiques avaient prévenu Paul Tibbets : l’avion devra voler à 31.000 pieds (9.448 mètres) et la bombe explosera à quelque 600 mètres d’altitude. Quarante-trois secondes s’écouleront entre le moment où « Little Boy » (le surnom de la bombe) quittera les soutes de l’appareil et la déflagration. Si l’équipage veut survivre, il devra s’être éloigné de quelque 12,8 km au cours de cette poignée de secondes.

Les douze hommes triés sur le volet qui grimpent à bord de l’Enola Gay, à 02H45 le 6 août 1945, sont équipés d’un parachute, d’un pistolet et d’un gilet de protection. Au commandant de bord, le médecin de la base remet une petite boîte contenant douze pilules de cyanure. Puis le chapelain fait une prière, on prend des photos. L’Enola Gay décolle.

Lorsque l’avion arrive au-dessus d’Hiroshima, le temps est dégagé et l’équipage voit distinctement la côte et les bateaux ancrés dans le port, puis le pont qui constitue l’objectif. Il est 08H15 à Hiroshima lorsque la bombe est larguée. Tibbets bascule immédiatement son avion dans un virage sur l’aile droite à 155 degrés. Seul Bob Caron, qui se tient à la place du mitrailleur de queue, est capable d’apercevoir la gigantesque boule de feu et de prendre des photos. L’avion est rattrapé par l’onde de choc, qui le secoue modérément. Puis tous voient le « champignon géant de couleur pourpre ».

Paul Tibbets se retourne vers l’équipage: « Les gars, vous venez juste de larguer la première bombe atomique. »

DT_7_aout_1945 GUERRE

 

 

 

 

 

 

 

 

Le souffle, le feu et le rayonnement ont tué 140.000 personnes. Beaucoup d’autres ont été marqués et blessés à vie. La plupart des victimes de la bombe étaient des femmes, des enfants, des personnes âgées et des civils pas impliqués dans la guerre. On compte aussi parmi les victimes des prisonniers de guerre américains et alliés, ainsi que des milliers de Coréens contraints au travail forcé.

« Si Dante s’était trouvé avec nous dans l’avion, il aurait été terrifié », a raconté des années plus tard Paul Tibbets. « La ville que nous avions vu si clairement dans la lumière du jour était maintenant recouverte d’une horrible salissure. Tout avait disparu sous cette effrayante couverture de fumée et de feu. »

De retour au sol, c’est l’enthousiasme général. Tibbets reçoit la Distinguished Service Cross.

Reçu bien plus tard à la Maison Blanche, Truman lui dira: « Ne perdez pas le sommeil parce que vous avez planifié et rempli cette mission. C’était ma décision. Vous n’aviez pas le choix. »

Tibbets s’est glorifié tout au long de son existence de n’avoir jamais perdu le sommeil. Il est allé jusqu’à reconstituer le bombardement d’Hiroshima en 1976, lors une fête aérienne au Texas. Il a expliqué, avec constance, que la destruction d’Hiroshima, puis celle de Nagasaki, trois jours plus tard, étaient absolument nécessaires pour provoquer la reddition des Japonais et éviter ainsi une reconquête sanglante du Japon, île par île.

[Lire l’interview de Paul Tibbets dans Paris Match n°856 du 4 septembre 1965, à comparer au « cas » de Claude Eatherly le pilote de l’avion de reconnaissance d’Hiroshima.]

Tibbets a consacré une partie de sa vie a dénoncer les « révisionnistes » qui remettaient en cause la necessité et la moralité du bombardement des villes japonaises. Tibbets faisait valoir que cette décision cruciale avait alors recueilli un large consensus parmi les responsables militaires. À tort.

 Le choix de larguer

la bombe nucléaire

 sur Hiroshima

ne faisait pas

l’unanimité

Deux historiens, Leo Maley III et Uday Mohan, reviennent dans History News Network sur le débat qui a précédé la décision du Président Truman.

Ils rappellent que six parmi les sept généraux et amiraux les plus gradés (« wartime five-star officers ») étaient réservés ou hostiles à l’usage de l’arme nucléaire.

L’amiral William Leahy, chef d’état-major particulier du Président Truman y était hostile. Il rapportera, en 1950, dans ses mémoires que « les Japonais étaient déjà battus et prêts à capituler. L’usage de cette arme barbare à Hiroshima et à Nagasaki n’a apporté aucune contribution matérielle à notre combat contre le Japon. En étant le premier pays à utiliser cette bombe, les États-Unis ont adopté des normes éthiques semblables à celles des barbares du Haut Moyen Âge. Je n’avais pas été formé à faire la guerre de cette manière. Les guerres ne peuvent pas être gagnées en détruisant les femmes et les enfants. »

Le Général Eisenhower alors Commandant en chef des forces alliées en Europe s’opposa à l’utilisation de la bombe lors d’une réunion en juillet 1945 avec le Secrétaire de la guerre, Henry Stimson : « Je lui ai dit que j’étais contre pour deux raisons. D’abord, les Japonais étaient prêts à se rendre et il n’était pas nécessaire de les frapper avec cette chose terrible. En second lieu, je détestais voir notre pays être le premier à utiliser une telle arme. »

L’amiral William « Bull » Halsey, commandant de la troisième flotte, qui avait conduit  l’offensive américaine contre les « Home Islands » japonaises dans les derniers mois de la guerre, déclara publiquement en 1946 que « la première bombe atomique était une expérience inutile. »

« Ce n’est qu’en contestant et en résistant à la vision confortable de l’Histoire que les Américains pourront se confronter, de manière honnête et critique, à l’un des épisodes les plus dérangeants de leur passé » concluent Leo Maley III et Uday Mohan.

Leo Maley III a enseigné à Massachusetts-Amherst University et au College Park de l’Université du Maryland. Uday Mohan est directeur de la recherche à l’Institut d’Etudes Nucléaires de l’American University. 

image_hiroshima_1 HIROSHIMA

 L’atome au service

de la guerre

Jamais une découverte scientifique n’a été si rapidement appliquée, jamais de tels moyens financiers et humains n’ont été mis au service d’une aventure techno-scientifique. Tout cela dans un seul but: la bombe atomique.

Ce 6 août 1945 à 2 heures 30 locale, la météo sur Hiroshima étant satisfaisante, le bombardier B 29 Enola Gay décolle de l’aéroport militaire américain de Tinian, dans les îles Mariannes. Le commandant Tibbets, qui s’entraîne depuis des mois à cette mission, est le seul de l’équipage à connaître la nature de la bombe de quatre tonnes qu’il transporte dans ses soutes.

A 8 h 15, la bombe est larguée sur Hiroshima; elle explose quarante-cinq secondes plus tard, à 600 m d’altitude au-dessus du centre de la ville. Les deux blocs d’uranium 235 qu’elle contient sont violemment projetés l’un contre l’autre par l’explosif ; la masse critique de combustible nucléaire étant atteinte, la réaction en chaîne se propage en un éclair. Les premiers noyaux d’uranium éclatent projetant des neutrons qui vont casser les noyaux voisins, qui émettent à leur tour des neutrons qui déclenchent de nouvelles fissions… La puissance nucléaire s’emballe: 10*24 noyaux d’uranium fissionnent en une cascade de « générations », soit en moins d’un millionième de seconde. Pour la première fois dans l’histoire humaine, la matière se métamorphose en une colossale énergie. La destruction d’un peu plus d’un kilogramme d’uranium libère 60 000 joules, l’équivalent de 13 000 tonnes de TNT concentré dans un tout petit espace La température atteint plusieurs centaines de millions de degrés, la pression plusieurs millions d’atmosphères. La première bombe atomique, que les Américains ont baptisé Little- Boy (petit garçon), a recréé les conditions qui règnent à l’intérieur du Soleil. Mais c’est un soleil de mort.

L’énergie née de la fission nucléaire se libère de trois façons: 35 % sous forme d’énergie thermique, 50 % emporté par l’onde de choc et le souffle, et 15 % émis sous forme de radiations nucléaires. Dès le premier millionième de seconde, l’énergie thermique est emportée, dans un flash de lumière blanche éblouissante, par des rayons X qui transforment l’air en une boule de feu – d’environ un kilomètre de rayon et de plusieurs millions de degrés – planant quelques secondes sur Hiroshima, et par une onde thermique qui se propage à la vitesse de la lumière, brûlant tout sur son passage. Au sol, la température atteint plusieurs milliers de degrés sous le point d’impact; dans un rayon de 1 km, tout est instantanément vaporisé et réduit en cendres. Jusqu’à 4 km de l’épicentre, bâtiments et humains prennent feu spontanément ; les personnes situées dans un rayon de 8 km souffrent de brûlures du 3ème degré.

Engendrée par la phénoménale surpression due à l’expansion des gaz chauds, une onde de choc se forme et progresse à près de 1000 km/h, semblable à un mur d’air solide de forme sphérique. Accompagnée de vents d’une violence inouïe qui projettent les débris et entretiennent des tempêtes de feu, elle réduit tout en poussières dans un rayon de 2 km. Sur les 90 000 bâtiments de la ville, 62 000 sont entièrement détruits.

Le troisième effet de l’explosion nucléaire, le plus spécifique mais pas le moins meurtrier, est le rayonnement. Les radiations issues directement des fissions nucléaires sont constituées principalement de neutrons et rayons gamma. Outre leurs redoutables effets sur les organismes vivants, ils contaminent différents éléments – tels que l’iode, le sodium, le strontium – qui deviennent eux-mêmes radioactifs. Ce rayonnement secondaire, très peu connu il y a cinquante ans, est d’autant plus terrifiant que ses effets (cancers, leucémies… ) n’apparaissent que des jours, des mois, voire des années après l’explosion.

Le 9 août 1945, une deuxième bombe nucléaire, au plutonium cette fois, écrase la ville de Nagasaki. Le lendemain 10 août, l’empereur du Japon Hiro Hito capitule sans conditions. Selon les estimations, à la fin de l’année 1945 la bombe d’Hiroshima avait tué 140 000 personnes, celle de Nagasaki 70 000. Des dizaines de milliers de blessés devaient succomber au cours des années suivantes.

Les premières réactions de l’opinion, révélées par la presse de l’époque, ont parfois de quoi surprendre, voire choquer l’homme d’aujourd’hui. La population américaine est en liesse. « Une révolution scientifique » titre Le Monde du 8 août; « Une révolution stratégique » annonce Le Parisien libéré du même jour. Mais il faut se replacer dans le contexte : la bombe atomique, c’est d’abord la fin de la guerre et la victoire sur les Japonais. L’horreur atomique n’apparaîtra qu’ensuite. En août 1945, on ne dispose que des informations américaines, on ignore encore l’effet des radiations et surtout on sort à peine de six années de guerre, de privations, d’atrocités et de bombardements parfois terriblement meurtriers : l’aviation britannique, en détruisant Dresde, avait fait environ 200 000 victimes en une nuit. Le bombardement de Tokyo avait tué près de 100 000 personnes, et le gouvernement japonais refusait toujours de capituler. Officiellement, la décision d’utiliser les bombes atomiques, prise par le Président américain Truman seul, était motivée par le souci d’épargner les vies humaines qu’aurait coûté l’invasion du Japon. D’autres raisons, moins avouables, s’y sont bien entendu ajoutées : faire une démonstration à l’URSS de la puissance militaire américaine, et aussi utiliser ces armes si révolutionnaires et si efficaces qui avaient coûté deux milliards de dollars aux Etats-Unis.

« Une révolution scientifique », la bombe d’Hiroshima fut sans doute également cela,  » aussi importante que l’invention du feu « , dira même le physicien Louis de Broglie. Le plus impressionnant est qu’il a fallu moins de six ans pour domestiquer ce feu nucléaire. Treize ans avant Hiroshima, la structure du noyau de l’atome était inconnue ; sept ans avant, on ignorait tout de la fission nucléaire ! La construction de bombes à l’échelle industrielle, quelques mois seulement après la découverte de la réaction en chaîne, constitue un exploit technique inégalé, qui ne fut probablement réalisable, hélas, qu’au nom d’un enjeu militaire majeur.

Le compte à rebours commence en 1932, avec la découverte, par l’anglais James Chadwick, du neutron, qui dévoile la structure du noyau atomique: celui-ci est composé de deux types de particules, les protons et les neutrons. En 1934, Irène et Frédéric Joliot-Curie s’aperçoivent qu’en bombardant des noyaux avec des particules on peut en fabriquer de nouveaux, plus lourds et instables: c’est la radioactivité artificielle. L’Italien Fermi se met alors à bombarder systématiquement tous les noyaux jusqu’au plus lourd connu, l’uranium. Ce faisant, Fermi est, sans le savoir, le premier à faire fissionner l’uranium !

Il faut attendre décembre 1938 pour que la physicienne allemande Lise Meitner et son neveu Otto Frisch, réfugiés en Suède, comprennent que le noyau d’uranium, bombardé de neutrons, se casse en deux en libérant une énergie considérable: l’énergie nucléaire. L’effet produit par cette découverte chez les physiciens est non moins énorme ! Et, immédiatement, apparaît la possibilité d’une réaction en chaîne, avec ses deux usages possibles: la production d’énergie – si cette réaction est contrôlée – et la bombe – si on ne la maîtrise pas. Dès mai 1939, Joliot et ses collaborateurs déposent des brevets sur la production d’énergie à partir de l’uranium. Mais le physicien hongrois Léo Szilard, émigré aux États-Unis, pressent aussitôt le pouvoir dévastateur de ces découvertes et, conscient de la menace nazie et du haut niveau scientifique de l’Allemagne, persuade Einstein d’alerter le Président des États-Unis. Dans sa fameuse lettre datée du 2 août 1939, Einstein informe Roosevelt de l’existence d’une nouvelle forme d’énergie utilisable dans des bombes, et lui conseille de chercher à se procurer de l’uranium et d’encourager les recherches.

Roosevelt est convaincu: il faut fabriquer la bombe avant l’Allemagne. Un Comité de l’Uranium est constitué, et les recherches se poursuivent dans plusieurs laboratoires américains. Deux voies se dessinent pour la fission nucléaire. Tout d’abord, celle de l’uranium: le danois Niels Bohr a calculé qu’un seul isotope relativement rare, l’uranium 235, fissionne ; par conséquent il faut séparer celui-ci du reste de l’uranium. Mais comment séparer des isotopes chimiquement identiques ? L’obstacle paraît presque infranchissable. L’autre piste est celle du plutonium : ce nouvel élément, qui n’existe pas dans la nature, vient d’être obtenu en bombardant de l’uranium 238 (l’isotope le plus abondant), et s’avère fissionner très facilement. Reste à le produire en quantité suffisante.

Les événements s’accélèrent à la fin de 1941. Entre temps, en effet, les travaux des physiciens ont montré que quelques kilogrammes d’uranium 235 suffisent pour fabriquer une bombe et qu’il est possible de séparer les isotopes de l’uranium par différentes méthodes physiques. La recherche atomique est totalement réorganisée et, en août 1942, la fabrication de l’arme atomique est confiée à un département placé sous le contrôle de l’armée, avec à sa tête le colonel Groves. Son nom de code: projet Manhattan. D’énormes crédits sont engagés, un programme et un calendrier établis, et on recrute des milliers d’ingénieurs, techniciens et scientifiques, parmi lesquels de nombreux émigrés d’Europe.

Dès le 2 décembre 1942, à Chicago, Fermi construit la première pile atomique du monde, en superposant des briques d’uranium et de graphite, et la première réaction en chaîne produit un demi-watt d’énergie ! Trois grandes piles, industrielles celles-là, sont alors mises en chantier pour la production de plutonium, ainsi que trois usines chimiques pour séparer ce plutonium. Ces constructions emploient 45 000 personnes.

L’autre grand but – la séparation de l’uranium 235 – est poursuivi de front. En 1943, on construit dans le Tennessee des dizaines d’unités de séparation électromagnétique, une usine de diffusion gazeuse (voir photo) et une installation de diffusion thermique comprenant plus de 2 000 colonnes de 15 m de haut. Mais c’est à Los Alamos (Nouveau-Mexique) que sont calculées et conçues les futures bombes. Dans cet immense laboratoire construit de toutes pièces au milieu du désert travailleront, dans l’urgence et le plus grand secret, des centaines de physiciens dont plus de 20 prix Nobel ou futurs prix Nobel, sous la direction de J.R. Oppenheimer.

Pour quelques grammes d’uranium 235 de plus

 image_hiroshima_1_3 JAPON Dans un effort industriel sans précédent, les américains ont, durant l’année 1943, construit en quelques mois plusieurs usines de séparation isotopique pour obtenir, à l’été 1945, quelques kilogrammes d’uranium 235. Ici, à Oak Ridge, dans le Tennessee, l’usine K25 de séparation par diffusion gazeuse.

Le 16 juillet 1945, la première bombe au plutonium est expérimentée à Alamogordo, en plein désert; c’est la réplique de celle qui sera lâchée sur Nagasaki. Il n’y aura pas de « répétition » pour la bombe à uranium, les stocks d’uranium 235 sont tout juste suffisants pour la bombe d’Hiroshima.

Depuis le début de 1944, il était évident que, la défaite de l’Allemagne étant proche, la bombe changeait de destination: le Japon devenait sa cible. Certains scientifiques, comme Léo Szilard, exprimèrent leur opposition à son utilisation ; d’autres, tel Niels Bohr, tentèrent de convaincre Churchill et Roosevelt d’instaurer un contrôle international. Un conseil scientifique, constitué d’Oppenheimer et de trois prix Nobel, Fermi, Compton et Lawrence, est au contraire d’avis d’utiliser la bombe contre le Japon, pour convaincre le monde du danger qu’elle représente. Mais les sentiments des scientifiques importent peu ; la décision du Président Truman (qui vient de succéder à Roosevelt) est prise. A partir de février 1945, les éléments des deux bombes sont acheminés secrètement vers l’île de Tinian. On connaît la suite.

Répétition générale

image_hiroshima_1_4 NUCLEAIRE

 anim_hiroshima SANTE PUBLIQUE Testé dans le plus grand secret le 16 juillet 1945, dans le désert Alamogordo, au Nouveau-Mexique, la toute première bombe au plutonium, baptisée Trinity, est identique à celle qui détruira Nagasaki quelques semaines plus tard. Son explosion, d’une puissance équivalente à 20 000 tonnes de TUT, a été filmée par les scientifiques.

Depuis le 9 août 1945, il n’y a plus eu d’attaque nucléaire. Est-ce l’effet de la dissuasion – cette stratégie de l’absurde qui veut que l’on accumule une force terrible pour ne pas oser s’en servir, tout en persuadant l’adversaire qu’on l’utilisera en cas d’attaque ? La menace, elle, n’a jamais cessé. Dès 1954, la première bombe H thermonucléaire (fondée sur la fusion) explose sur l’atoll de Bikini, avec une puissance de 15 mégatone, 1000 fois supérieure à celle d’Hiroshima. Depuis, les armes se sont multipliées, diversifiées, perfectionnées, et les vecteurs aussi. Après la fin de la guerre froide, le nombre de pays détenteurs de l’arme nucléaire s’est accru, et la situation stratégique est devenue confuse et instable, si bien que la lutte contre la prolifération est plus urgente que jamais. Même si les arsenaux ont un peu diminué grâce aux accords de désarmements, l’espèce humaine a encore très largement les moyens de se suicider. Saura-t-elle maîtriser ce pouvoir-là, comme elle a su maîtriser la puissance de l’atome ?

 HÉLÈNE GUILLEMOT

Science & Vie n° 935 août 1995

 

 Les ravages de la bombe A

 De la mort immédiate aux cancers, la diversité des effets de la bombe ne permet toujours pas de dénombrer les victimes avec précision.

« Little Boy » tue encore…

Selon les estimations officielles, 350 000 personnes étaient présentes à Hiroshima le 6 août 1945. La quasi-totalité de celles qui se trouvaient dans un rayon de 1 km autour du point d’explosion sont décédées, sur le coup ou dans les quatre mois qui ont suivi. La bombe aurait fait quelque 140 000 victimes jusqu’en décembre 1945. Un chiffre très approximatif, étant donné le désordre qui régnait alors. Après cette date, les recensements sont plus délicats à établir, et le nombre total des victimes ne sera jamais connu.

Des effets à court terme…

La première manifestation de l’explosion: un éclair qui rend aveugle (au moins temporairement) jusqu’à plusieurs kilomètres à la ronde ceux qui regardent dans sa direction. L’onde thermique qui se propage ensuite entraîne la vaporisation immédiate des corps humains non protégés les plus proches de l’hypocentre. Un peu plus loin, c’est la carbonisation intégrale, l’évaporation des viscères, et enfin des brûlures plus ou moins graves, essentiellement limitées aux endroits du corps exposés à la chaleur radiante. Les autres brûlures surviennent au cours des incendies et tornades de feu qui se déclenchent dans les secondes qui suivent: l’embrasement de la ville est total dans la demi-heure. La destruction par le feu s’étend sur 13 km2.

L’effet de souffle est la principale cause de décès à courte distance, éliminant à coup sûr ceux qui auraient survécu à l’onde thermique ou au rayonnement nucléaire initial (voir plus loin). Les effets les plus importants sont dus à la chute des bâtiments. Viennent s’y ajouter les effets directs qui lèsent les poumons soumis à l’effet de compression et d’aspiration caractéristique du souffle. Plus loin, l’effet de souffle cause des lésions du thorax et de l’abdomen et des fractures. Jusqu’à 3 km de l’hypocentre, le souffle provoque la rupture des tympans.

Au voisinage de l’hypocentre, le rayonnement ionisant initial provoque un choc immédiat et mortel. Jusqu’à 1 km de distance, les victimes souffrent du « mal des rayons », qui se manifeste par des vomissements, des nausées, une anorexie et des diarrhées sanguinolentes. Un état de malaise général s’ensuit. La mort survient en moins de dix jours. De nombreuses victimes sont atteintes de troubles cérébraux, convulsions et délires. Les hémorragies sont fréquentes. L’irradiation de la moelle osseuse, en détruisant les cellules productrices des globules blancs, entraîne un déficit immunitaire important, qui laisse la porte ouverte à de nombreuses infections (les globules blancs sont en effet les « éboueurs » de notre système sanguins). La production de plaquettes est aussi compromise, ce qui perturbe la coagulation. Autres symptômes caractéristiques : la calvitie et le purpura (hémorragie cutanée), qui commencent entre une et quatre semaines plus tard chez les personnes les moins touchées. Ces symptômes sont ressentis jusqu’à 5 km de distance et plus. La fièvre commence au cours des cinq premiers jours et peut durer plusieurs semaines. L’irradiation peut aussi, à des doses plus faibles, provoquer la stérilité et des ulcérations de la peau. L’ingestion de particules radioactives (iode 131) entraîne une hypothyroïdie qui peut évoluer vers un cancer de la thyroïde.

Enfin, le chaos qui suit l’explosion provoque une stupeur et une incapacité à prendre des décisions. La plupart des survivants ne pensent qu’à fuir. Le sentiment d’être un mort vivant, la honte d’avoir survécu sont des handicaps sérieux à la réinsertion d’un grand nombre de survivants.

 … et à long terme

Les effets à long terme sur la santé, mis à part les problèmes psychologiques que nous venons d’évoquer, sont essentiellement liés à l’irradiation et aux retombées radioactives. Car les conséquences de la bombe se font encore sentir aujourd’hui. Cependant, leur évaluation n’est pas simple. En effet, les survivants ont été atteints de façon très hétérogène. Ainsi, selon que certains se sont baignés dans des eaux contaminées ou en ont ingurgité, les doses reçues et les organes touchés ne sont pas les mêmes. Une corrélation précise dose-effet reste donc difficile à établir.

On sait cependant que l’irradiation crée des anomalies chromosomiques directement proportionnelles à la dose. Mais les techniques de génie génétique n’étaient pas connues à l’époque ; de plus, les anomalies en question sont autoréparées par les cellules, ce qui interdit de les mesurer à long terme. Enfin, les anomalies chromosomiques qui pourraient subsister ne provoquent pas nécessairement des maladies; et ces maladies ne sont pas directement prévisibles.

Plutôt que de prendre en compte les doses, les chercheurs ont préféré s’appuyer sur l’épidémiologie, c’est-à-dire le suivi d’une partie des survivants et la comparaison de leur état de santé avec une population qui n’a pas été irradiée. Une comparaison parfois biaisée par des facteurs d’environnement mineurs, qui peuvent pourtant modifier les données. Ainsi, le mode de vie entre en jeu; par exemple, la consommation de tabac, qui fausse les résultats sur les cancers du poumon, ou l’irradiation des personnes vivant dans des sites naturellement pollués par le radon.

Quelques certitudes se dégagent cependant. Dans les dix ans suivant l’explosion, on observe un pic de leucémies et de myélomes (cancers de la moelle osseuse) significatif. Ce n’est que trente ans après l’explosion que se manifeste un surcroît de tumeurs solides, en particulier du sein, de la peau, des poumons, de la vessie, de la thyroïde, des ovaires.

L’irradiation a-t-elle causé des anomalies génétiques héréditaires ? Il est pratiquement impossible de répondre à cette question. En effet, les femmes enceintes en août 1945 se sont presque toutes fait avorter, et les jeunes d’alors, considérées comme des pestiférées, ont rarement trouvé un conjoint – et encore moins eu un enfant.

 Philippe Chambon,

Science & Vie n° 935, août 1995.

 

Une bombe antisoviétique ?

Entretien avec Jean-Pierre Rageau,

historien, auteur de l’Atlas stratégique.

Sciences et Avenir: Éviter un débarquement coûteux en vies humaines au Japon, est-ce la seule raison qui a poussé les États-Unis à se servir de la bombe?

Cette thèse était surtout destinée à donner bonne conscience à l’opinion publique américaine. C’est le bénéfice stratégique de l’utilisation de la bombe qui est important. Pour les Américains, il fallait finir la guerre le plus vite possible. Parce que, dès le 8 août, l’URSS, conformément aux accords de Yalta, allait déclarer la guerre au Japon. Hiroshima, le 6 août, suivi de Nagasaki, le 9, mettent le Japon à genoux, limitant les gains territoriaux soviétiques dans cette région. L’état-major américain s’avoue d’ailleurs stupéfait par l’avancée de l’armée soviétique: ne trouvant rien devant elle, elle déferle sur la Mandchourie et, en une semaine, elle est en Corée! Enfin, sans les bombes, les Soviétiques se seraient aussi battus sur l’archipel, et il aurait fallu partager le pays en zones d’occupation. Après les explosions atomiques, les Soviétiques joueront la carte de la sagesse: ils se contenteront de récupérer l’aire d’influence perdue par la Russie en 1904.

 Comment, à ce moment, la bombe modifie-t-elle les rapports entre les deux grands ?

Depuis 1942, les Américains savent que la guerre ne peut être gagnée sans les Russes et qu’il faudra partager. Après la capitulation de l’Allemagne, le 8 mai, les Soviétiques, sûrs de leur puissance, se sont joués des accords de Yalta: ils ont absorbé les trois pays Baltes, occupés en partie l’Iran, installé un gouvernement à leur dévotion en Pologne et mis plus ou moins la main sur la Bulgarie et la Roumanie. Alors, quand Truman apprend, le 16 juillet, en pleine conférence de Potsdam, que l’essai de la première bombe à Alamogordo est une réussite, les conversations changent du tout au tout: il n’est plus nécessaire de faire des concessions à Staline. On peut dire que les États-Unis disposent alors d’une avance technique qui rétablit un certain équilibre et permet de figer les positions pour un temps.

 Science et Avenir n°582, août 1995.

Leo Maley III et Uday Mohan,
« Not Everyone Wanted to Bomb Hiroshima »
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Récits des jours d’Hiroshima 

Shuntaro_Hida2 SOCIETE
Docteur Shuntaro Hida, voir la vidéoen Realvideo 33 kb.

En 1944, un an avant l’explosion de la bombe, je fus affecté à l’hôpital militaire d’Hiroshima. Beaucoup de Japonais étaient alors déjà persuadés de la supériorité de l’armée américaine et, dès les premiers jours de 1945, la plupart d’entre eux commencèrent à redouter l’issue de la guerre, en dépit des comptes rendus quotidiens des victoires diffusés par le gouvernement. Ces communiqués inventés de toutes pièces, ne trompaient personne: de nombreuses grandes villes du Japon avaient déjà subi des bombardements aériens massifs, jusqu’à leur totale destruction par le feu. Chose étrange, Hiroshima n’avait cependant jamais été bombardée, bien que des B 29 survolassent la ville tous les jours. (J’ai appris par la suite, en consultant les archives américaines, qu’Hiroshima avait été « réservée » en vue de l’ultime attaque à l’arme nucléaire.)

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Le 7 août, au poste de quarantaine militaire de Ninoshima, à environ 4 kilomètres au large de Hiroshima. Beaucoup de ceux atteints de profondes brûlures dues à la chaleur de l’explosion, restent étendus ainsi sans bouger, respirant à peine, jusqu’à ce que la vie s’en aille. (Photo Masayoshi Onuka)

A chaque survol, nous transportions les malades à l’abri car toute alerte aérienne aurait fort bien pu annoncer un bombardement. Toutefois, l’atmosphère de la ville était, relativement à la situation, sereine et détendue, tant chez les soldats que parmi les civils, également nombreux à avoir fait l’expérience d’un raid aérien véritable. Le chef d’état-major du quartier général n’avait d’ailleurs jamais tenu compte du conseil maintes fois donné de transférer l’hôpital militaire à la campagne. La plupart des patients avaient été blessés ou étaient tombés malades sur les différents théâtres d’opérations. Ils pouvaient donc témoigner de chaque combat, indiquer lesquels de nos corps d’armée avaient été totalement anéantis, le nombre de navires envoyés par le fond ou d’avions abattus. Le gouvernement tenait ces informations secrètes, mais, à l’hôpital, il suffisait d’un peu de bon sens pour comprendre que nous n’avions aucune chance de gagner cette guerre. En avril 1945, l’armée japonaise était écrasée dans les Philippines et à Okinawa. Dès lors, le Japon ne pouvait plus lutter que sur son propre sol.

A Hiroshima, l’armée se décida enfin à évacuer ses troupes non combattantes vers la campagne environnante. Mais comme de nombreux détachements déménagèrent en même temps, il nous fut très difficile de trouver un endroit convenable pour installer l’ensemble des patients et du personnel médical de l’hôpital militaire. Nous fûmes donc contraints de les diviser en plusieurs groupes répartis dans les écoles et dans les temples bouddhistes ou shintoïstes de la région.

Début mai, je quittai Hiroshima avec trois cents soldats pour rejoindre mon nouveau poste, au commandement des « troupes d’évacuation ». En outre, je reçus du quartier général l’ordre inattendu de construire un abri souterrain pour l’hôpital central, en creusant un tunnel dans la montagne près du village d’Hesaka, à trois kilomètres environ du nord d’Hiroshima. Malgré le manque de matériel, je respectai le programme prévu: le 5 août, j’achevai les travaux de construction de l’abri. C’était la veille du jour terrible où « Little Boy », la première bombe atomique, allait être lâchée sur des êtres humains, à Hiroshima. (Lâchée un peu précipitamment après le succès de la première explosion nucléaire à Alamogordo, dans le Nouveau-Mexique, aucune expérience relative au danger de la radioactivité pour l’homme, pourtant prévu par de nombreux scientifiques, n’avait été effectuée. Si les autorités américaines avaient eu un semblant d’égard pour l’espèce humaine, jamais ce feu démoniaque à peine découvert n’aurait été jeté sur les 750 000 victimes japonaises). Mais ce 5 août, j’ignorais encore toute l’horreur du lendemain.

J’avais appelé le quartier général pour rendre compte de l’achèvement des travaux.

Je croyais pouvoir demeurer sur place une nuit de plus afin de récupérer un peu. Mon espoir fut vain. « Revenez immédiatement avec tous vos hommes. » C’était un ordre et il m’était impossible de passer outre délibérément. J’obligeai ma compagnie à se préparer sur l’heure. Après avoir remercié les personnalités du village, nous sommes partis pour Hiroshima, ne laissant à Hesaka qu’un effectif réduit pour préparer l’ouverture du nouvel hôpital souterrain.

Depuis, un sinistre regret n’a cessé de me torturer et une question demeure à jamais dans mon esprit: pourquoi, cette nuit-là, ne suis-je pas resté à Hesaka ? j’aurais pu donner un prétexte au quartier général et trois cents hommes ne seraient pas morts.

Nous parvînmes à Hiroshima vers vingt heures, alors que le long jour d’été touchait à sa fin. Le directeur et le médecin-chef de l’hôpital étaient absents. Ils étaient partis en mission à Osaka. Ne pouvant faire mon rapport, je tuais le temps en flânant dans la cour de l’hôpital. L’officier de garde me demanda alors quelque chose d’assez peu ordinaire: servir des médecins, mais officiers supérieurs, qui séjournaient à l’hôpital cette nuit là. A cette époque, il était malheureusement fréquent que les hôpitaux militaires fussent utilisés par les officiers en mission entre le front et Tokyo, au lieu et place des hôtels où l’on ne servait pas de repas. J’accommodais les dîners dans la salle des radiographies. Toutes les fenêtres étant masquées par des rideaux noirs, je n’avais pas à éteindre les lumières à chaque alerte aérienne. Pour faire passer le côté déplaisant de la besogne, je fis comme tout le monde et me saoulai au saké. Puis après avoir constaté que tous étaient ivres morts, je m’étendis sur le lit qui avait été disposé pour nous tous dans la pièce. Si j’y avais dormi toute la nuit, j’aurais été tué au matin. Au beau milieu de la nuit, on me secoua pour me réveiller: c’était un vieux fermier, qu’un garde avait conduit jusqu’à moi. Sa petite-fille, que j’avais déjà soignée pendant que je séjournais dans le village d’Hesaka, venait d’avoir une crise cardiaque. L’urgence exigeait que je m’y rendisse sans perdre un instant, mais comme j’avais quelque peine à me tenir debout, le périple s’annonçait incertain. Le fermier me chargea à l’arrière de sa bicyclette et me fit m’agripper à sa taille. Mon souvenir du trajet est aujourd’hui assez vague, je me rappelle seulement avoir vu la belle rivière Ohta reflétant des poussières d’étoiles scintillantes tandis que je m’accrochais à la ceinture pour éviter de tomber de la bicyclette en marche. Nous arrivâmes pourtant à Hesaka, et je pus soigner la malade.

 L’éclair

Je me réveillai sous une lumière resplendissante. Le jour du 6 août s’était levé. Il était huit heures dix, déjà trop tard pour être à Hiroshima avant l’ouverture de l’hôpital. Je sautai hors du lit. Le maître de la maison, qui avait dormi à côté de moi, commençait son travail quotidien et le ferraillement du seau tirant l’eau du puits me parvint de la cour de derrière. Je m’approchai de la malade et l’examinai. Le plus fort de la crise était passé et elle était tombée dans un sommeil profond. Dans l’intention de lui faire une piqûre, je pris une seringue dans mon sac et commençai à scier une ampoule.

Le ciel bleu d’août brillait sans un nuage. A une altitude extraordinaire, un bombardier B 29 apparut, étincelant comme l’argent. Il semblait voler très lentement, en direction d’Hiroshima. « Ce doit être l’avion de reconnaissance habituel », pensai-je, puis j’expulsai l’air de la seringue sans accorder plus d’attention à l’avion. Je m’apprêtais à enfoncer l’aiguille dans le bras de la malade. A cet instant, un éclair éblouissant me frappa à la face et me transperça les yeux. Une chaleur violente s’abattit sur mon visage et mes bras. En un instant, je me retrouvai au sol, le visage dans les mains, essayant instinctivement de fuir au-dehors. Je pensais y trouver des flammes, mais je ne vis que le ciel bleu entre mes doigts. Les feuilles ne bougeaient pas d’un pouce. Je regardai alors en direction d’Hiroshima.

Un grand cercle de feu flottait dans le ciel, un anneau gigantesque qui s’étendait au-dessus de la ville. Immédiatement, une masse de nuages blancs se forma au centre de l’anneau et se mit à grossir rapidement, se déployant toujours davantage dans le cercle incandescent. En même temps, un long nuage noir apparut qui recouvrit toute la surface de la cité, puis se répandit sur le versant de la colline, s’éleva au-dessus de la vallée de l’Ohta vers le village d’Hesaka, submergeant tout, les bois, les bocages, les rizières, les maisons, les fermes. C’était un énorme cyclone soufflant la poussière et le sable de la ville. Le délai de quelques secondes qui sépara l’éclair et le rayonnement thermique de l’irruption de ce raz de marée noir m’avait permis d’observer son aspect et son avancée.

En dessous de la ferme, je vis le toit de l’école primaire arraché par le nuage de poussière et soudain je fus emporté à mon tour avant d’avoir pu gagner un abri. Les volets coulissants et les panneaux s’envolèrent autour de moi comme autant de bouts de papier, le lourd toit de chaume fut balayé par le vent ainsi que le plafond, le ciel bleu apparut dans le trou béant, je volai sur plus de dix mètres à travers deux pièces et fus finalement projeté contre un grand autel bouddhique qui se trouvait au fond de la maison. L’énorme toit et une bonne quantité de bois retombèrent sur moi dans un vacarme assourdissant. Mon corps entier était endolori. Je rampai vers l’extérieur, cherchant mon chemin à tâtons. Mes yeux, mes oreilles, ma bouche, mon nez, étaient remplis de boue. Par miracle, grâce à la solidité des piliers et des murs, la malade, simplement comprimée sous le chaume, avait échappé à la mort par écrasement. Usant de mes dernières forces, je la tirai vers la véranda, puis, ouvrant ses vêtements, j’appliquai mon oreille sur sa poitrine pour m’assurer que son cœur battait régulièrement. Soulagé, je reportai mon regard sur Hiroshima.

Une colonne de flammes jaillissait. Sa tête se masquait sous un nuage énorme. Elle s’éleva de plus en plus haut dans le ciel, comme si elle voulait franchir le firmament lui-même.

Soudainement, un frisson me parcourut le dos et une peur étrange m’envahit. « Qu’est-ce que c’est ? A quoi suis-je en train d’assister ? » J’avais devant les yeux un phénomène inconnu, un événement inédit, et toute l’expérience des mes vingt-huit années d’existence ne m’était d’aucun secours.

 Le nuage en forme de champignon

Le nuage gigantesque s’était élevé, grandiose, splendide, pour écraser tout Hiroshima sous sa colonne de flammes. Sans m’en rendre compte, instinctivement, je m’étais agenouillé. Un vent sinistre balayait Hesaka. J’entendis le cri des villageois qui s’appelaient les uns les autres, un peu partout. Tout était obscurci par une sorte de brouillard de poussière et de sable. Au-dessus de la brume brillait le lumineux ciel d’août. Le kinoko gumo (« nuage en forme de champignon ») s’irisait et se dilatait jusqu’aux confins des cieux comme pour étouffer la luminosité du ciel.

Le vieux fermier déboucha de derrière les ruines de sa maison. Sur son visage se lisaient la terreur et l’incrédulité. Il ne comprenait pas comment sa maison avait pu être si soudainement détruite. Au moment de l’explosion, il était en train de travailler de l’autre côté du bâtiment, protégé de l’éclair et du rayonnement thermique par le mur. Quand je lui montrai du doigt le nuage monstrueux, ses forces l’abandonnèrent et il s’assit sur le sol. Je lui expliquai brièvement que sa petite fille était sauve et lui demandai de me prêter sa bicyclette. Je devais retourner à Hiroshima le plus vite possible.

 Sous le kinoko gumo

Le long de la rivière Ohta, la route de campagne, blanche et sèche, menait tout droit au pied du kinoko gumo. Je ne croisai ni homme ni bête. J’étais rempli d’effroi, mais j’étais médecin, officier de surcroît, et le sens du devoir me commandait. Seule cette vanité me faisait vaincre la peur et me poussait à aller de l’avant, à pédaler de toutes mes forces sur cette bicyclette. A mi-chemin de la ville, à la hauteur d’une ishijizo (statue de pierre bouddhique), la route descendait tout droit, puis tournait brusquement à gauche, là où la montagne s’avance dans la rivière. Je dévalais la pente à toute vitesse, quand une silhouette apparut dans le virage. Était-ce encore un être humain ? Il s’approcha de moi, en vacillant. Il était nu, en sang, couvert de boue, le corps enflé. Des lambeaux de vêtements déchirés pendaient sur sa poitrine et autour de sa taille. Il tenait les mains devant son torse, la paume vers le bas. Des gouttes d’eau tombaient des bords de ses haillons.

Mais quand il fut près de moi, je vis que les lambeaux de tissu n’étaient autres que sa peau et les gouttes d’eau du sang humain. Je ne pouvais distinguer si j’avais devant moi un homme ou une femme, un soldat ou un civil. La tête était singulièrement grosse, avec des paupières boursouflées et de grosses lèvres en saillie qui semblaient occuper la moitié du visage. Il n’y avait plus un seul cheveu sur le crâne brûlé. Je ne pus m’empêcher de reculer. Je vis alors une procession d’autres silhouettes qui montaient lentement vers moi, le long de la route. Je n’avais ni médicaments ni instruments avec moi. J’étais désemparé. Il m’était impossible de me frayer un chemin entre ces malheureux. J’ai sauté dans la rivière sans hésiter. Je me hâtai de descendre le cours de la rivière, sous la végétation luxuriante qui croît le long des berges en été. Poussés par un vent violent, des nuages de fumée tourbillonnaient à la surface de l’eau. Le souffle brûlant me giflait le visage, la fumée chaude me suffoquait.

En constatant que sous mes pieds les rochers du lit de la rivière avaient fait place à du sable, je compris que j’avais enfin atteint le Choju-En, un des grands parcs de la périphérie d’Hiroshima. Je m’enfonçais dans une tempête de flammes d’un rouge profond. Le bleu du ciel d’été avait disparu. Autour de moi, sous le vent noir, la rivière était rougie par le reflet des flammes. Dès que la chaleur devenait intolérable, je plongeais mon visage dans l’eau en retenant ma respiration.

Dans le parc, la rivière Ohta se partage en deux bras l’un conduit tout droit à la baie d’Hiroshima, l’autre, la rivière Kanda, se dirige vers l’est. Pour rejoindre la ville, la route d’Hesaka franchit la rivière Kanda sur un pont suspendu. Lorsque je parvins à cet endroit, le vent changea soudain de direction. La fumée noire s’éloigna vers l’aval, et le ciel bleu reparut dans l’éclat de midi. Aussi loin que pouvait porter mon regard, toute la berge du Choju-En était couverte de corps brûlés. Les cadavres flottant au fil de l’eau étaient encore plus nombreux. D’innombrables survivants se traînaient sur la rive, rampaient les uns sur les autres. Le pont suspendu était en flammes et dégageait d’immenses volutes noires. Pourtant des hommes, des créatures de chair y titubaient encore ; mais, à bout de forces, beaucoup tombaient dans la rivière. Sur la berge opposée, une zone occupée par un détachement du génie était secouée par des explosions successives. Au-dessus des flammes, des éclairs déchiraient les nuages sombres dans des déflagrations de feu d’artifice. Des survivants, fuyant les incendies monstrueux qui ravageaient la ville, se retrouvaient bloqués par la rivière et beaucoup tombaient à l’eau.

Je restai figé sur place, incapable de faire un pas. Des ombres me dépassèrent, qui n’avaient plus visage humain, ni voix. Des cadavres remontaient à la surface, d’autres restaient immergés dans les profondeurs, me heurtaient, tournoyaient sur eux-mêmes et flottaient vers l’aval. Chaque fois que je distinguais un petit enfant parmi eux, je levais les yeux vers le ciel en me mordant les lèvres pour dominer mon envie de pleurer. Au-dessus des tourbillons noirs, l’énorme nuage en forme de champignon brillait de ses cinq couleurs dans l’infini du ciel bleu. Je vis alors deux barques métalliques du génie qui descendaient la rivière. Les soldats ramaient sous le commandement d’un jeune officier. Je le connaissais. Il avait travaillé avec moi à la construction de l’abri souterrain à Hesaka. Quand il parvint à ma hauteur, il sauta à l’eau et me dit: « Docteur, retournez à Hesaka tout de suite ! il y a une multitude de blessés. Ils vous attendent. » Je compris aussitôt la situation. Il me serra la main, promit de s’enquérir du sort de l’hôpital militaire, puis il disparut dans la brume avec ses soldats. Je ne l’ai jamais revu.

 L’hôpital de campagne d’Hesaka

Mon retour à Hesaka fut très long, car il fallait remonter la rivière. Progressant à contre-courant sous les fourrés de la berge, je voyais beaucoup de malheureux tomber de la route et user leur dernier souffle en tentant d’atteindre l’eau. Je n’avais plus aucune idée de l’heure, l’immersion avait détraqué ma montre.

J’arrivai enfin devant la colline familière d’Hesaka. Quand je fus debout sur la berge et que je vis le village, je m’écroulai et m’assis sur le sol. J’étais épuisé, mais si mes jambes m’abandonnèrent, ce fut à cause de l’effrayant spectacle que j’avais sous les yeux. Deux routes importantes traversaient le village et s’y croisaient en une sorte de « T ». La première, venant d’Hiroshima, continuait vers le nord en suivant le cours de la rivière. L’autre, perpendiculaire, passait par le col le long de la voie du chemin de fer Geibi en provenance de Kaidaichi. Je me tenais juste au carrefour des branches de ce « T ».

C’était une scène atroce. D’innombrables victimes gisaient sur la route, le terrain de l’école et sur tous les espaces ouverts que mon regard pouvait embrasser. L’école primaire que j’avais utilisée comme base pendant la construction de l’abri souterrain était en ruine. Tous les bâtiments avaient été détruits, sauf un qui faisait face à la colline. Le sol était jonché de débris, mais ce qui rendait cette vision insoutenable, c’était l’amoncellement de corps à vif empilés les uns sur les autres à même la terre. Des blessés, brûlés et en sang, rampaient l’un derrière l’autre, et allaient former un tas de chair à l’entrée de l’école. Les couches du dessous étaient des cadavres, il en émanait la puanteur particulière de la mort, mélangée à celle du sang et de la chair calcinée. Une tente du service de santé avait été montée dans un coin. Le chef de cet hôpital de fortune, qui avait rejoint son poste la veille, prodiguait les premiers secours avec ses assistants, débordés par l’ampleur de la tâche. Dans une pièce de l’école qui avait échappé de justesse à l’effondrement, le maire du village, l’instituteur et quelques autres notables étaient en train de discuter, mais ils étaient complètement désemparés face à cette situation dramatique. Lorsque j’entrai, le maire se leva et montra du doigt la fenêtre en murmurant quelque chose. Debout, bras croisés, les villageois se tenaient en rang sur le sentier qui menait aux rizières, comme des moineaux perchés sur une ligne électrique. Ils avaient fui leurs maisons, effrayés par les victimes en sang qui les avaient envahies l’une après l’autre. J’exposai quelques mesures qui devaient être prises d’urgence par les autorités du village: premièrement, sonner le tocsin et rassembler tous les villageois ; deuxièmement, installer une cuisine provisoire et servir aux blessés du riz pris à l’armée ; troisièmement, réunir une grande quantité d’huile de grain, d’huile de soja et autant de charpie que l’on pourrait en trouver ; quatrièmement, préparer un lieu pour la crémation des cadavres. Quelqu’un protesta contre la dernière suggestion: « Ici, nous n’incinérons pas, nous enterrons nos morts ». « Bien, dis-je, enterrez tout ce que vous voulez. A première vue, il y a plus de cinq cents cadavres. Allez vous creuser toutes vos rizières ? » A la suite de ce différend et en réponse à ma requête, le maire du village et son adjoint furent obligés d’offrir leur propre terrain pour procéder aux incinérations. 

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Le 6 août 1945, vers 11 heures à 2,2 km de l’hypocentre. Une fumée noire et des flammes violentes s’élèvent du coeur de la ville. Des habitants ayant pu échapper au feu se tiennent là, assis près du pont, incapables d’aller plus loin. Les photographies du jour du lancement de la bombe (à l’exception de certains clichés du nuage atomique) prises par Matsushige Yoshito sont les seuls documents connus comme ayant été réalisés ce 6 août, montrant le chaos qui régnait à Hiroshima. Ces pellicules qui ont valeur de monument, se sont détériorées quelque peu au cours de ces trente-trois dernières années. Dans le cas de Nagasaki, il n’existe qu’une pellicule ayant été prise dans cette ville le 9 août, jour de l’explosion.

Tous les villageois se rassemblèrent devant l’école. Puis ils se mirent au travail. Il n’y avait que des femmes et des hommes âgés, car tous les jeunes étaient partis combattre au front. Certains, parmi les plus vieux, rassemblèrent les cadavres sous les ordres d’un sergent. Des brancards furent improvisés avec du bambou et des cordes de paille ; des centaines de cadavres effroyables d’aspect y furent déposés et emportés, l’un après l’autre. Ce n’étaient plus des corps humains, mais des masses de chair informes. Pourtant, il était impossible de se laisser aller aux larmes ; en ces heures, notre devoir consistait à retrouver ceux qui respiraient encore, même s’ils devaient mourir sous nos yeux, malgré nos efforts. D’innombrables survivants continuaient à se réfugier à Hesaka, fuyant le pied du kinoko gumo.

Quand le riz fut cuit, nous en distribuâmes un peu aux victimes qui gisaient sur le sol et nous les couvrîmes de nattes de paille pour les protéger du soleil. Cependant, ces couvertures de fortune n’empêchèrent pas que beaucoup moururent au fil des heures. Alors les villageois les emportaient sur les brancards de bambou. Aussitôt qu’une natte était libre, un nouvel arrivant venait l’occuper. Un grand nombre de survivants souffraient autant de blessures que de brûlures.

Les infirmiers, les soldats du service de santé et les femmes du village appliquaient sur les blessures de la charpie trempée dans de l’huile de soja. Certains recouvraient leur plaies avec des feuilles humides. Bien que ce traitement puisse apparaître comme un remède populaire dérisoire, les victimes qui en bénéficièrent n’eurent pas à s’en plaindre, bien au contraire, je peux en témoigner. Nous n’étions que trois médecins pour faire face aux premiers secours. Les médicaments et les instruments de l’hôpital militaire d’Hiroshima n’étaient pas encore parvenus à Hesaka et le personnel n’était arrivé que la veille. Nous utilisions tout ce que nous avions pu nous procurer sur place, malheureusement fort peu de choses: quelques instruments que nous avait remis la famille d’un médecin parti pour le front. Cela me permit néanmoins d’enrayer des hémorragies, de poser des points de suture, d’extraire des quantités de morceaux de verre. 

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8 août 1945, Le seul soin possible est d’appliquer sur les visages des brûlés de la gaze trempée de teinture d’iode.

La nuit terrible

Un petit garçon de quatre ou cinq ans hurlait de douleur. Sa souffrance n’était pas due à une brûlure, mais à un gros- morceau de verre qui s’était enfoncé dans son abdomen et lui avait tranché le péritoine. Un pli du péritoine, le gros omentum, sortait de son ventre comme une étrange fleur d’hortensia. Je le ligaturai à la racine et le brûlai avec des pinces passées au feu, après m’être assuré que l’intestin lui-même n’avait pas été coupé. Le petit garçon perdit connaissance et fut emmené chez une femme du village qui aimait les enfants.

Une femme avait été à moitié ensevelie lors de l’écroulement d’un mur de béton. Un de ses bras ayant été coincé sous l’amas de décombres, elle avait souffert du feu, mais par chance, elle avait pu être dégagée et amenée à Hesaka. Son bras exsangue pendait sur son flanc. Le seul moyen de la sauver consistait à couper ce bras mort. On se prépara aussitôt pour procéder à l’amputation. L’opération devant être effectuée sans anesthésie générale, la malheureuse fut attachée fermement sur un panneau de porte. Le chirurgien, qui avait perfectionné sa technique au front, sépara le bras de l’épaule au scalpel. Ne pouvant supporter l’atroce souffrance, la femme s’évanouit. Sa fille, qui avait maintenu son bras, surprise par le poids inattendu, le laissa tomber sur le sol. Semblant vivre encore de sa propre vie, le bras sanguinolent roula le long de la pente jusqu’au bord de la route. Je fus saisi de stupeur en voyant un des doigts livides pointé vers le nuage gigantesque dont la flamme semblait refléter la lueur rouge du soleil couchant.

Une jeune fille avait été cruellement brûlée sur toute la moitié supérieure de son corps. Elle ne portait aucun vêtement, pas même des loques. Sa peau claire et intacte au-dessous de la taille attirait les regards. Choqué par sa nudité, quelqu’un avait voulu lui attacher un morceau de tissu autour de la taille, mais la jeune fille avait perdu la raison et chaque fois que l’on posait le vêtement sur elle, elle l’arrachait et le mettait en pièces. Son pauvre visage brûlé grimaçait horriblement tandis qu’elle marchait de long en large, trébuchant parfois sur les morts ou tombant sur les blessés. Ses jambes blanches semblaient menacer les autres, telles d’étranges créatures autonomes. Perdant patience, quelqu’un la repoussa brutalement. La jeune fille tomba et se mit à pleurer en s’accrochant à un cadavre.

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Le 10 août. Cette jeune fille, étudiante travaillant dans le programme gouvernemental de mobilisation, a été amenée à l’Hôpital de la Croix-Rouge de Hiroshima pour faire soigner ses brûlures. Couchée sur une natte, elle geint « de l’eau! de l’eau! » jusqu’à son dernier souffle.

Après le coucher du soleil, il ne restait plus, énorme dans le ciel sombre, que le sinistre kinoko gumo qui commençait à changer de forme. Les soins continuèrent dans la nuit et sans lumière. Je devais extraire un gros morceau de verre qui s’était fiché dans la poitrine d’une jeune fille au visage et au corps atrocement brûlés. La réussite de l’intervention impliquait une concentration intense et beaucoup de précision dans la technique opératoire. Le verre s’était enfoncé loin dans la chair, l’extrémité acérée dirigée vers les organes profonds. Près de moi, une jeune mère au visage brûlé portait son bébé sur le dos ; elle était en larmes et ne cessait de me supplier. Elle m’a répété sa prière tant de fois que je me souviens parfaitement de chaque détail. Sa maison avait été envahie par les flammes en l’espace d’une seconde. Alors, abandonnant ses trois enfants qui périrent dans l’incendie, elle s’était enfuie avec le plus jeune en le portant sur son dos. Ce bébé était tout ce qui lui restait, il remplaçait ceux qu’elle venait de perdre. « S’il vous plaît, docteur, aidez mon bébé, s’il vous plaît ! » répétait-elle sans trêve. Le bébé devait avoir un ou deux ans. Il était déjà mort et exhalait une odeur putride. Une grande coupure apparaissait sur l’arrière d’une de ses cuisses. J’étais sur le point d’extraire le morceau de verre que je tenais à la pointe d’un clamp Kocher (pince), me concentrant sur le travail de mes mains, lorsque la jeune mère s’accrocha à moi en m’étreignant le bras. Le verre se brisa en plusieurs éclats, et l’extrémité acérée s’enfonça plus avant dans la poitrine de la jeune fille. Autour de moi, des gens eurent un haut-le-cœur. « Je vais l’aider, dis-je, passez moi le bébé. » Je pris le bébé dans mes bras. Il n’y avait aucune trace de brûlure sur sa peau froide. Une infirmière appliqua une lotion antiseptique sur la grande plaie béante et la banda fermement.« Tout va bien, dis-je à la mère, ne le réveillez pas cette nuit et dormez bien, vous aussi, pour avoir beaucoup de lait demain matin. » Le jeune mère joignit les mains et les tendit vers moi, puis elle partit, Dieu seul sait où, tenant son bébé mort sur sa poitrine en sang.

Les gens se mirent soudain à pleurer tout haut, je sentis que l’émotion avait la force de renaître pour la première fois depuis la veille. Mes yeux se remplirent de larmes. Je me raisonnai et me mordis les lèvres pour ne pas me laisser aller à pleurer. Si j’avais pleuré, je n’aurais pas eu le courage de demeurer debout plus longtemps. Sur ce village transformé en hôpital de fortune tombait une nuit de cauchemar, le kinoko gumo montait dans le ciel étoilé, plus sinistre, plus terrifiant encore que pendant le jour. Les voix de toutes ces femmes et de tous ces hommes meurtris et nus s’élevaient dans le village, associant les gémissements, les pleurs, les sanglots, les cris. Sur la colline, le vent impitoyable soufflait dans les branches des arbres. La rivière Ohta suivait son cours vers le sud comme pour nous montrer l’éternité du monde. Toute la nuit, à la lumière des bougies, nous avons continué à soigner les survivants. Par les deux routes qui menaient à Hesaka, arrivaient sans cesse de nouveaux blessés. Et le groupe de brancardiers refaisait sans cesse ses sinistres aller et retour vers le petit bois à l’autre bout du village ; mais ils avaient beau s’épuiser à la tâche, le nombre des cadavres ne semblait pas vouloir décroître.

Le sergent vint au rapport, les yeux creusés par la fatigue. Il me dit que lui et ses hommes avaient emporté et incinéré plus de deux cents corps, mais qu’il en restait encore des quantités sur la route. Il sollicitait l’autorisation d’interrompre leur lugubre navette jusqu’au lendemain, car ils étaient tous épuisés. J’accordai naturellement la permission. Il était sur le point de partir après m’avoir salué quand un cri retentit dans la nuit: « Un bombardier ! un bombardier ennemi ! » Quelqu’un éteignit immédiatement la bougie. 

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Le 12 août, Hiroshima à 800 mètres de l’hypocentre. A l’endroit où s’élevait le grand magasin Fukuya, dans une des grandes avenues, il y a maintenant un crématoire provisoire. Les corps des victimes sont apportés sur des brancards en vue de leur incinération (Photo Hajime Miyake)

Provenant du fin fond du ciel, j’entendis le grondement familier d’un bombardier B 29. Un silence absolu s’abattit sur l’école. La terreur s’insinua dans le coeur de chacun. « Il va peut-être y avoir encore un éclair. » L’horrible matinée revivait dans nos mémoires. Parfois proche, parfois lointain, le grondement métallique nous parvenait par vagues, puis il s’évanouit lentement dans la nuit, comme pour prolonger notre crainte. « Mais nous ne sommes que des femmes, des enfants, des vieillards ! Pourquoi devons nous subir tout ça ? » s’écria quelqu’un, la voix brisée. Un enfant appela sa maman. Alors beaucoup tombèrent en larmes, des gémissements montèrent dans la nuit au-dessus des ruines de l’école primaire. Je m’éloignai en silence et marchai quelque temps. J’avais envie d’être seul. Je pris une cigarette dans ma poche de poitrine et frottai une allumette. Je me rendis compte alors que je pleurais. « Au secours ! A l’aide ! » Des cris de détresse me parvinrent à travers les ténèbres. Me frayant un chemin parmi les blessés, je courus vers l’entrée du village. Des infirmiers soutenaient une silhouette prostrée. C’était une femme. Ses longs cheveux emmêlés encadraient un visage livide. Elle portait un bébé au creux de son sein gauche. Des flots de sang jaillissaient entre ses doigts. « Courage, ne renoncez pas » lui dis-je, tandis que nous la transportions vers le village. « Où habitez-vous ? » « Le quartier d’Hakushima. » « Où est votre mari ? » « J’ignore s’il est vivant. » J’enfonçais une pince stérilisée dans la plaie pour bloquer la veine coupée. Puis je ligaturai, toute ma concentration portée sur l’extrémité de mes doigts que le sang gluant rendait glissants. Lorsque j’eus terminé, la femme s’assit et mit doucement l’enfant contre sa poitrine.

Dans la cité perdue

Le 7 août, il fit encore beau temps. Des gens, venant souvent de très loin, envahirent le village à la recherche de leurs familles ou de leurs amis. Cette population valide s’ajoutait au nombre déjà énorme des blessés qui continuaient à arriver. L’hôpital de campagne était bondé de brûlés et de cadavres. Dès le lever du jour, le groupe de brancardiers s’était remis au travail, emportant les corps vers le feu qui flambait à l’autre bout du village. La fumée qui s’élevait dans le ciel était teintée de rose par la brume du matin et le soleil levant qui rasait les crêtes, au-dessus de la vallée. J’avais pu prendre un peu de sommeil. Je me mis à distribuer de la nourriture et de l’eau aux survivants qui faisaient la queue. Mes doigts qui tendaient le riz dégageaient une odeur de sang, mais cela n’importait guère.

Vers dix heures du matin, un appel d’urgence parvint du quartier général, mais comme nul ne savait d’où il avait été émis, on décida de m’envoyer à Hiroshima faire la liaison. Par bonheur, le personnel soignant vit ses effectifs augmenter d’un seul coup, car un détachement de relève arriva avec un plein chargement de matériel et de médicaments acheminé à dos de cheval. La colonne avait été constituée à partir de plusieurs hôpitaux éloignés. Je partis à pied le long de la rivière et suivis la route que j’avais hier descendue à bicyclette. Le kinoko gumo couvrait toujours la ville, mais il avait peu à peu perdu sa forme de champignon, ce n’était plus qu’un énorme nuage sombre. D’innombrables cadavres gisaient en travers de la route. Des survivants, brûlés, me suivaient du regard, n’ayant plus la force de bouger, ni de parler. En contrebas, la rivière suivait son cours, son eau vive coulait avec ardeur le long de la route. En arrivant au parc Choju-En, je vis des gens enterrer les corps calcinés des malheureux qui avaient péri sur le pont suspendu. Celui ci ne s’était pas effondré, mais je traversai la rivière en dessous, entrant dans l’eau jusqu’à la poitrine.

Une épaisse fumée blanche s’élevait du terrain du génie qui avait été entièrement détruit par le feu et les explosions. Le vent entretenait des foyers et soufflait sur les petites flammes qui sortaient des amas de décombres carbonisés. Au-delà du pont, la route pénétrait dans la ville en passant sous la voie de chemin de fer de la ligne Sanyo. Je grimpai sur le remblai. Il m’était difficile d’imaginer comment cela avait pu se produire, mais la surface de toutes les traverses avait brûlé d’une manière identique. Debout sur le ballast, je regardai autour de moi. Il n’y avait plus de ville, il n’y avait plus que les restes d’un immense brasier. La ville entière avait été réduite en cendres en quelques heures. Je pouvais voir la baie d’Hiroshima dans la clarté du jour d’été. Seules quelques ruines masquaient encore par endroits la mer scintillante. La silhouette familière de la tour du château avait disparu. En longues files, des gens marchaient, cherchant leurs amis ou leurs parents au milieu de la fumée fine qui couvrait la ville.

Nul ne pouvait alors prévoir que beaucoup de ceux qui étaient venus à Hiroshima mourraient plus tard, victimes des radiations résiduelles.
Je sautai en bas du remblai et pris la direction du château d’Hiroshima où se trouvait le quartier général. Toutes les rues avaient disparu sous les décombres des bâtiments et seul l’enchevêtrement des lignes électriques permettait encore de repérer la direction des anciennes artères. Je me mis en marche vers les remparts du château, piétinant les débris et guidé par les fils électriques. Les cendres étaient encore brûlantes et de petits feux persistaient ici ou là. Sous mes pas, je découvrais des os et de la chair brûlée et, parfois, il me semblait entendre des gémissements. Je trouvai trois cadavres devant le bâtiment principal de l’hôpital militaire, mais ce n’était que de la chair noire, calcinée, méconnaissable. Étrangement, la pelouse n’avait pas brûlé. La vue de cette étendue verte cernée par les décombres ne fit qu’accroître ma tristesse et mon accablement. Des lambeaux de peau noire et brillante retinrent mon attention: des chevaux étaient enfouis sous les décombres des cuisines. Au-delà, je vis les ruines des salles et les carcasses des lits métalliques qui s’étendaient sur plusieurs rangs. Toutes les armatures des lits étaient tordues d’une manière identique, ce qui démontrait la force énorme du souffle de la bombe. Je me demandai encore une fois quelle sorte d’énergie avait pu provoquer une telle dévastation. C’est à ce moment que je pus constater l’épouvantable véracité des témoignages entendus la veille à Hesaka: il y avait beaucoup de corps dont les intestins avaient été forcés hors de l’anus. Ils étaient probablement morts avant que le feu ne les atteigne. Les cadavres étaient étendus, couverts de cendres, sur les tiges fondues des lits.

Je passai de l’autre côté du talus et pénétrai sur le terrain d’exercice des troupes régulières. A terre, des cadavres de soldats étaient alignés à intervalles réguliers. La mort avait dû les frapper pendant l’exercice. Tous les corps présentaient sur le côté gauche les mêmes marques de brûlures. Pressant le pas, j’arrivai bientôt à proximité des douves. Les feuilles de lotus étalées à la surface de l’eau, l’ombre des remparts moussus qui s’y reflétait, tout cela conservait le charme particulier de la vieille forteresse, mais un pin centenaire, déraciné par le souffle de l’explosion, s’enfonçait dans les eaux noires du fossé. De gros poissons, le ventre en l’air, flottaient à la surface de l’eau ; d’autres, plus petits, continuaient à se mouvoir dans les profondeurs. De la grande tour qui commandait naguère la rampe d’accès à la forteresse historique, il ne restait plus que quelques décombres calcinés qui achevaient de se consumer. Bien entendu, il n’y avait plus de sentinelle postée à cet endroit. Alors que je m’apprêtais à monter vers les ruines de la forteresse, j’aperçus un homme assis au pied d’un cyprès planté au bord d’un petit étang. Pour tout vêtement, il ne portait qu’un short. Je compris immédiatement qu’il s’agissait d’un prisonnier de guerre, certainement un membre de l’équipage d’un des avions abattus par la défense antiaérienne. Ses mains étaient liées par derrière au tronc de l’arbre auquel il était adossé. En entendant le bruit de mes pas, il tourna son visage vers moi. C’était un jeune homme. Il m’interpella en anglais, mais bien que ses paroles fussent pour moi inintelligibles, ses mimiques indiquaient clairement qu’il voulait boire. Il était juste midi et, sous l’effet de la lumière, la surface de l’étang se mit à danser devant mes yeux. L’espace d’un instant, l’idée que j’avais en face de moi un ennemi, un de ceux qui avaient tué mes compatriotes, me traversa l’esprit et je demeurai immobile. Cependant, bien vite, mon hésitation disparut et je passai silencieusement derrière lui pour couper la corde avec mon sabre. Ne comprenant pas pourquoi il s’était retrouvé aussi soudainement libre, il se mit à ramper en arrière sans me quitter des yeux. D’un geste je lui indiquai la direction de l’étang, puis je repartis vers la forteresse.

Cette impulsion à libérer un prisonnier de guerre me mettait maintenant mal à l’aise. A Hiroshima, la volonté de se battre avait été annihilée depuis l’heure fatidique de l’explosion, mais dans le reste du Japon la bataille continuait de faire rage. Le quartier général était situé devant les ruines du donjon. Excepté la présence de nombreux soldats, rien ne le signalait particulièrement à l’attention. Un officier supérieur, le corps couvert de pansements et de bandages, gisait sur le sol. D’autres officiers, blessés également, étaient assis autour de lui. Au dessus de ces ruines flottait un fanion, dernier et dérisoire symbole de l’autorité. Un soldat, debout, informait le groupe d’officiers de l’état dans lequel se trouvait son unité. Il était si grièvement blessé qu’il ne pouvait se tenir droit qu’au prix d’efforts surhumains. Dès qu’il eut terminé son rapport, un autre soldat lui succéda. Je compris bien vite que pas une seule unité n’avait échappé au désastre: aucune ne comptait plus d’une centaine d’hommes. L’armée qui jadis avait composé la division d’Hiroshima était complètement anéantie.

Bien que mon uniforme fût souillé de boue, mon apparence quasi normale devait sembler étrange, comparée à celle de mes camarades blessés. Quand mon tour vint, je rapportai de manière concise les conditions dans lesquelles se trouvait l’antenne médicale d’Hesaka. ( Si ma mémoire ne me fait pas défaut, l’ensemble du corps médical et des malades soignés à l’hôpital militaire d’Hiroshima devait représenter environ 1 500 personnes dont dix-sept seulement furent déclarées « saines et sauves ».) Prenant prétexte de mes obligations médicales, je m’empressai de quitter la forteresse. Bien que je ne me sentisse pas coupable, le fait d’avoir libéré un prisonnier de guerre de mon propre chef me posait un cas de conscience. Je partis en direction de la gare d’Hiroshima. En chemin, je ne vis que des ruines et des décombres. Une ville rasée, totalement détruite. Des soldats que j’avais soignés avaient certainement dû se trouver en gare d’Hiroshima au moment du bombardement. Aujourd’hui encore, c’est avec beaucoup de tristesse que je pense à eux: ils étaient tous lépreux, et vivaient dans un bâtiment de l’hôpital qui leur était réservé, dans le quartier des contagieux. Comme volontaire, je m’étais chargé de leur traitement pendant plusieurs mois.

Sous un soleil de plomb, je marchais le long de la voie du tramway. Un à un, les visages de tous les lépreux défilaient dans ma mémoire. Dans une rame de tramway, je vis des corps suspendus aux courroies. De la gare, il ne restait que quelques décombres, qui brûlaient encore par endroits. Des ouvriers tentaient de dégager et de réparer la voie principale. Une foule de gens, venus à pied de toute la région, s’étaient assemblés et essayaient de recueillir des informations sur le sort de parents ou d’amis. Le devant de la gare était couvert de cadavres amoncelés, qui répandaient tout alentour une odeur de chair brûlée. Je questionnai moi aussi les gens qui se trouvaient autour de moi, mais personne ne sut rien me dire au sujet des lépreux. Je pris un peu de sable et le déposai au creux de ma main. Un souffle de vent fit s’envoler les grains un à un. Je ne peux m’empêcher de penser qu’ils représentaient mes amis disparus sans adieu.

Début d’une tragédie

Je crois que c’est au moins une semaine après le bombardement que les premiers symptômes apparurent chez les survivants réfugiés à Hesaka. Cependant, il se peut très bien que certains phénomènes étranges se soient produits auparavant. Étant donné le nombre des morts recensés chaque jour, une brusque évolution des symptômes avait fort bien pu nous échapper. Et ce, d’autant mieux que, dans les premiers jours, des signes d’amélioration étaient apparus chez les grands brûlés. Nous avions commencé à espérer que les victimes dont les blessures étaient relativement peu profondes se rétabliraient plus rapidement que ne l’aurait laisser présager leur état général et l’aspect effrayant de leur corps couvert de plaies. 

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Ce soldat de 21 ans se trouvait dans un bâtiment en bois de l’Unité N.104, à1 kilomètre au nord-est de l’hypocentre à Hiroshima. son dos, son coude droit et le flanc droit ont été tailladés. Le 18 août, alors qu’il se faisait soigner, il commence à perdre ses cheveux. Le 29 août, ses gencives saignent et des taches rouges de saignement hypodermal font leur apparition. Il doit être hospitalisé le 30 août et est pris de fièvre le lendemain. Le 1er septembre, son amygdale gauche enfle et la douleur dans sa gorge rend la déglutition difficile. Les saignements continuent et les taches rouges couvrent son visage et la moitié supérieure de son corps. Le 2 septembre, il perd connaissance et entre en délire. II meurt le lendemain à 9h30 dans l’annexe Ujiruz de l’hôpital militaire n°1. La photo a été prise deux heures avant sa mort, le 3 septembre. (Photo Kenichi Kimura restituée par l’armée américaine)

Durant la semaine qui avait suivi le bombardement, nous avions eu le temps d’organiser l’hôpital de campagne. Des moustiquaires avaient été suspendues à des perches et le sol avait été recouvert de nattes. Le corps médical avait vu ses effectifs renforcés par des médecins et des infirmiers envoyés par les hôpitaux militaires de chaque district. Nous avions la charge des blessés de l’hôpital, mais aussi de tous ceux qui avaient été installés dans les fermes transformées en infirmeries provisoires. Le directeur était de retour et l’hôpital commençait à fonctionner, mais compte tenu du nombre des patients, celui du personnel soignant était encore très insuffisant. L’association féminine et les blessés non immobilisés durent venir nous prêter main-forte. La femme d’un médecin, dont la poitrine venait juste d’être suturée, était très active. Une vieille femme s’occupait de son bébé.

Malgré le manque de médicaments, malgré l’insuffisance de nos moyens en matière de stérilisation, nous ne rencontrâmes que peu de cas où l’amputation se révéla inévitable. Des nuées de mouches couvraient les plaies des blessés qui ne pouvaient pas bouger. De gros asticots blancs grouillaient autour de leurs yeux, de leurs oreilles, de leur nez. Cela paraîtra peut-être étrange, mais nous fûmes aidés dans notre tâche par ces gros asticots blancs qui nettoyèrent la peau gangrenée de nos malades en la débarrassant de tous les tissus nécrosés ! C’est avec le rapport d’une de nos infirmières que débuta pour nous l’étrange « épidémie » qui devait nous préoccuper nuit et jour pendant si longtemps. D’après ce rapport, certains malades venaient de subir une poussée de fièvre qui avait dépassé 40° C. Nous nous précipitâmes au chevet de ces malades pour les examiner. Ils ruisselaient de sueur et leurs amygdales commençaient à se décomposer. Alors que nous étions confondus par la gravité et la violence des symptômes, des saignements de plus en plus importants apparurent au niveau des muqueuses. Rapidement, les malades se mirent à cracher de grandes quantités de sang. Malgré le recours à des transfusions sanguines d’urgence et à des applications de solutions de Ringer, nous ne pûmes enrayer ce qui nous apparaissait alors comme une épidémie. Le nombre des victimes de ces soudaines et violentes hémorragies s’accroissait d’heure en heure. En fait, le personnel médical pensait être confronté à une épidémie de fièvre typhoïde ou de dysenterie. Bien entendu, nous utilisâmes un traitement à base de coagulants et d’hémostatiques, mais celui-ci n’eut pas d’autre effet que de soulager notre conscience. 

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Hiroshima, septembre 1945. Des vers et des mouches envahissent les plaies des blessés.

Parallèlement, une autre « épidémie » s’abattit sur les survivants. Ceux-ci l’appelèrent « rencontre ». Quand, sous l’effet d’une violente douleur, par exemple, ils portaient la main sur leur crâne, ils s’apercevaient que leurs cheveux venaient par touffes entières, comme s’ils avaient été rasés. Les malheureux qui présentaient ces symptômes (fièvre, douleurs à la gorge, hémorragies, chute des cheveux) se retrouvaient en moins d’une heure dans un état tout à fait critique. En dépit de nos efforts, seuls quelques-uns nous donnaient l’impression de pouvoir échapper à la mort. Au fil des heures, les survivants tombaient malades par groupes de sept ou huit, puis ils mouraient à peu près en même temps. Plus tard, je compris que ceux qui mouraient ensemble s’étaient trouvés, au moment de l’explosion, à égale distance de son épicentre. Ce qui signifie qu’ils avaient reçu une dose sensiblement similaire de radiations. En fait, ces hommes et ces femmes qui moururent par séries successives confirmèrent les lois qui régissent la physique nucléaire, comme l’auraient fait de simples cobayes irradiés expérimentalement. Mais, dans les premiers jours, nous ignorions la véritable cause de « l’épidémie ». L’état-major de l’armée japonaise n’ayant jamais évoqué la possibilité d’un bombardement atomique, nous estimions encore qu’il s’était agi de l’explosion d’un nouveau type de bombe classique mais extrêmement puissante.

Puisque la majorité des malades présentaient des symptômes similaires (saignements intestinaux), nous pensions sincèrement avoir affaire à des cas de dysenterie. Mais sous l’autorité du médecin-chef, nous procédions la nuit et dans le plus grand secret à l’autopsie des corps des malades morts dans la journée. Les cadavres s’entassaient dans un champ proche du village avant d’être incinérés. Nous les déposions sur une plaque de tôle et opérions une incision au niveau de l’abdomen à l’aide d’un couteau aiguisé. L’un des objectifs de ces autopsies consistait à vérifier si la cause des hémorragies intestinales était d’origine inflammatoire ou non. J’examinai soigneusement les prélèvements de muqueuses à la lumière d’une bougie. Je ne découvris aucun des signes caractéristiques de la dysenterie.

Quelques jours plus tard, lorsque nous eûmes pris connaissance de l’information selon laquelle la station de radio de la marine impériale de Kure avait capté une émission de la radio américaine où l’on déclarait avoir utilisé une bombe atomique à Hiroshima, nous envisageâmes le problème sous un jour différent. Le syndrome que nous avions été incapables de définir clairement pouvait maintenant s’expliquer par l’exposition à des radiations entraînant un dérèglement du système sanguin. Mais, même si nous avions su cela plus tôt, nous aurions été tout aussi impuissants à enrayer un mal contre lequel il n’existait aucun traitement efficace. Quelqu’un proposa de recourir à l’application de feuille de kaki, celles-ci étant riches en vitamines. Les feuilles furent cueillies et utilisées par de nombreux survivants convaincus de leurs effets bénéfiques. La plupart des médecins en rirent, prétendant que tout ceci n’était que superstition. En vérité, ce traitement à base de feuilles de kaki se révéla positif pour de nombreux malades. Ce ne fut certes pas le seul phénomène à demeurer inexpliqué. A l’époque, nous fûmes incapables de comprendre la nature du mal qui terrassait les survivants.

Monsieur T… habitait une vieille maison entourée de hauts murs blancs, au coin d’une rue du quartier d’Hakushi. Depuis que ses trois fils étaient partis pour le front, il y menait avec sa femme une vie simple et retirée. J’avais habité chez eux lors de mon arrivé à Hiroshima. Le 6 août au matin, alors qu’il prenait son petit déjeuner, la tasse précieuse qu’il utilisait quotidiennement se brisa accidentellement. Vêtu d’un simple caleçon long, il se dirigea vers l’abri qu’il avait creusé au fond de son jardin pour aller chercher une autre tasse à thé. C’est au moment où il refermait sur lui l’épaisse trappe qui fermait l’abri que la bombe explosa. La maison s’effondra sur sa femme dans un vacarme terrifiant, des incendies s’allumèrent partout. Lorsqu’il jeta un coup d’œil hors de l’abri, il ne vit que des flammes s’élevant au milieu d’épais nuages de fumée. Il appela à l’aide, cria « Au feu ! » et sauta hors de l’abri. Il retrouva sa femme gisant dans une mare de sang. Dès qu’elle eut repris conscience, ils s’enfuirent, traversant la véritable fournaise qu’était devenu le quartier d’Hakushi. Ils purent atteindre la rive de la rivière Kanda, dont les eaux semblaient aussi vouloir s’embraser. Là, ils passèrent la nuit, le corps à moitié immergé dans la rivière. Le lendemain matin, monsieur T…, portant sa femme sur son dos, traversa la passe qui conduisait à Hesaka. Mais, n’ayant plus la force de continuer jusqu’au village, ils s’installèrent dans le hangar d’une ferme. La femme de monsieur T… me fit le récit de leurs épreuves pendant que je retirais des éclats de verre de ses blessures.

Quatre jours après le bombardement, monsieur T… emprunta une pioche et une bicyclette attelée d’une petite remorque et repartit vers la ville sous un soleil brillant. Après avoir, non sans peine, localisé ce qui restait de sa maison, il dégagea l’abri des décombres qui le recouvraient. Puis il revint au village avec ses vêtements, de la literie et différents objets qu’il avait pu sauver. Après s’être lavé au puits, il aperçut sur ses deux genoux des cloques de la grosseur d’un pouce. Le matin même, avant de partir, il s’était assis sur une souche pour fumer sa pipe, mais il n’avait rien remarqué d’anormal sur ses genoux. Comme il était épuisé, il s’endormit sans y prêter plus ample attention. Le lendemain matin, il fut très surpris de constater que les cloques recouvraient ses jambes pratiquement des chevilles jusqu’aux genoux. Un soldat du service de santé, venu pour soigner sa femme, vida la sécrétion contenue dans les vésicules à l’aide d’une seringue et, troublé par l’étrangeté de ces cloques, il lui dit qu’il ne pensait pas qu’elles aient pu être provoquées par un simple coup de soleil. L’œdème se reforma très rapidement, et monsieur T… dut plusieurs fois extraire le liquide avec une aiguille. Cela dura cinq jours. A peine avait-il extrait le liquide que des démangeaisons insupportables le prenaient.

Sachant que la mort suivait l’apparition de symptômes étranges, progressivement plus nombreux, monsieur T… me demanda de l’examiner. Je ne pus malheureusement pas répondre à sa requête: je consacrais tout mon temps à des malades beaucoup plus gravement atteints. Un soir cependant, je pus me libérer et je courus vers la ferme pour l’examiner. En entrant dans le hangar, je vis sa femme en pleurs, qui l’étreignait. Il venait de rendre son dernier soupir, après s’être complètement vidé de son sang. Le jour même, aux environs de midi, je l’avais aperçu, il m’avait souri et, tout en agitant la main, il m’avait dit: « Quand vous rentrerez chez vous, passez nous voir. Je vous préparerai un bon thé ! » Sa femme me raconta que dans l’après-midi il avait commencé à avoir des sueurs froides et s’était plaint de douleurs à la gorge et à la nuque. Puis il avait eu des saignements de nez et du sang était apparu dans ses selles. Ses cheveux s’étaient mis à tomber par touffes entières. Il avait dit: « J’étais dans l’abri, je n’ai pas été touché par leur sacré pikadon [1] Et mes cheveux, tu as vu mes cheveux ? Ce n’est pas possible ! ». 

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Ces survivants qui marchent dans la cité détruite ignorent qu’ils sont exposés aux radiations résiduelles.

Pourquoi monsieur T…, qui n’avait pas été atteint lors de l’explosion de la bombe, mourut-il en présentant les mêmes symptômes que les victimes directement irradiées ? De nombreux mois s’écoulèrent avant que nous ne puissions répondre à cette question.

Nous ignorions alors ce qu’étaient les radiations résiduelles. Parmi les milliers de cas que je pourrais citer, je voudrais encore évoquer celui d’un couple que ma famille connaissait. Monsieur Y… était un homme d’affaires aisé. Il était âgé d’une quarantaine d’années. Le 6 août, il était parti pêcher au bout du canal Ohbatake. Juste avant midi, il apprit qu’Hiroshima était en flammes à la suite d’un bombardement, Il prit le train jusqu’à Hagukaichi, mais il lui restait encore quinze kilomètres à faire pour rejoindre Hiroshima. De là-bas, il vit le ciel qui rougeoyait au-dessus de la ville. Lorsqu’il arriva, le quartier de Hakushi, où se trouvait sa maison, n’était plus qu’une vaste fournaise. Il avait erré dans les flammes, puis on l’informa que quelqu’un avait aperçu une femme ressemblant à son épouse près du sanctuaire shintoïste de Nigitsu. Vers minuit, il la découvrit dans le lit de la rivière qui passait sous le sanctuaire. Ils se retrouvèrent avec émotion. Le lendemain, ils quittèrent Hiroshima pour Itsukaichi, dans l’espoir de retrouver des parents qui se seraient réfugiés dans cette ville. La joie des retrouvailles ne devait pas durer. Une dizaine de jours après le bombardement, sa femme mourut. Puis, comme terrassé par le chagrin, il mourut à son tour. Bien plus tard, leurs derniers moments me furent rapportés par le médecin qui les avait soignés durant leur agonie. D’après lui, ils avaient présenté les mêmes symptômes que les malades qui avaient été directement exposés aux radiations (forte fièvre, hémorragies, amygdales nécrosées, chute des cheveux). Aussi étrange que cela puisse paraître, madame Y… n’avait été ni brûlée, ni blessée et encore moins directement irradiée au moment de l’explosion. Quant à son mari, le médecin fut incapable de définir la cause de sa mort, étant donné que le 6 août au matin, il se trouvait à bord d’un bateau de pêche à plus de soixante kilomètres d’Hiroshima. 

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Le 11 octobre 1945 à Hiroshima. Yone-san 31 ans est sans aucune blessure apparente, mais elle commence à se plaindre de taches rouges, de saignement hypodermal, ses cheveux tombent, ses gencives saignent et une toux continuelle rend sa respiration difficile. Elle meurt peu après.

A Hesaka, au fil des jours, les décès se firent de plus en plus nombreux. Beaucoup de ceux qui avaient échappé à la mort lors de l’explosion furent emportés par le mal mystérieux. Bien qu’on brûlât les cadavres jour et nuit, ils s’accumulaient si vite que nous devions les aligner sur les sentiers qui séparaient les rizières. Quinze jours après le bombardement, je revis la jeune mère qui avait porté son bébé mort sur le dos. Elle semblait en voie de rétablissement et s’occupait des autres malades. Son visage était marqué par d’horribles cicatrices chéloïdes, mais j’étais heureux de constater qu’elle avait surmonté sa peine immense. Hélas, quelques jours plus tard, je fus très étonné d’apprendre qu’elle venait de mourir. Elle s’était mise à saigner de la bouche, du nez et du rectum, ses cheveux étaient tombés soudainement. Les premiers temps, nous avions été submergés par le nombre des rescapés qui avaient rejoint l’hôpital d’Hesaka. Mais, peu à peu, nous eûmes de moins en moins de malades à soigner. Certains trouvèrent refuge dans leur famille, beaucoup d’autres disparurent dans les fumées qui montaient dans le ciel d’Hesaka.

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Hiroshima, des chéloïdes commencent à se former sur les jambes d’un soldat exposé aux rayons thermiques à un endroit situé à 900 mètres de l’hypocentre. (Photo restituée par l’armée américaine)

Vers la fin du mois d’août, la ligne Geibi fut rouverte, et il devint possible de transférer des malades vers les hôpitaux du district de San-In. (La ligne Sanyo avait été rouverte deux jours après le bombardement, mais les malades et les blessés n’avaient pu utiliser ces trains bondés de soldats démobilisés). Cet événement mit le village et l’hôpital en effervescence. Les malades qui avaient la force de se déplacer pourraient rentrer chez eux après s’être rendus à Matsui pour prendre une correspondance. Un matin, vers sept heures, je les accompagnai à la gare pour attendre l’arrivée du train. Certains s’aidaient d’une canne, d’autres s’appuyaient sur l’épaule d’un camarade. Heureux d’être encore en vie, ils se réjouissaient à l’idée de retrouver bientôt leur famille. Parmi eux, il y avait un couple que je connaissais. L’homme était sergent-chef et c’était un ami. Il avait amené sa fiancée de son village natal et l’avait épousée trois jours avant le bombardement. Au moment de l’explosion, ils furent grièvement blessés: lui, alors qu’il se rendait au Q.G. et elle, dans sa cuisine. Ils avaient cependant échappé à la mort et s’étaient réfugiés séparément à Hesaka, chacun ignorant le sort de l’autre. Le hasard les fit se retrouver: tous les malades qui se trouvaient entre eux moururent et furent emportés sur les brancards. Pendant quelque temps, ils n’eurent pas conscience d’être si près l’un de l’autre (il faut dire qu’ils étaient défigurés par leurs brûlures), mais ils finirent par se reconnaître au son de leur voix. Cette rencontre inespérée les submergea de joie, ils s’étreignirent et pleurèrent dans les bras l’un de l’autre. Cet épisode, bref intermède de bonheur et d’espoir pour tous ceux qui vivaient une tragédie sans fin, réconforta les autres malades et les villageois. Soutenus par leurs camarades d’infortune, ils semblèrent recouvrer leurs forces et purent nous aider dans notre tâche. S’il n’y avait pas eu les horribles cicatrices, ils auraient pu prétendre à l’oubli peut-être illusoire, mais source d’espoir et de renouveau.

Le train entra lentement en gare, surmonté d’un panache de fumée. Le sergent s’inclina à plusieurs reprises devant moi, me disant qu’il allait travailler à faire pousser du riz. Sa femme était très bien habillée, elle portait des vêtements qui lui avaient été offerts comme cadeau d’adieu par notre petite communauté. Les gens qui avaient attendu patiemment l’arrivée du train montaient dans les wagons. Soudain, un cri perçant s’éleva, couvrant pendant un bref instant le tumulte joyeux des passagers. Une femme venait de s’effondrer sur le quai. Comme s’il s’était agi d’un signal, d’autres personnes déjà montées dans le train, commencèrent à manifester des signes de douleur et bientôt la plus grande confusion régna dans la gare. Le sergent s’affaissa sur le sol en portant la main à la bouche. Le sang se mit à gicler d’entre ses doigts. La crise se produisit en l’espace d’un instant.

Mon cœur se remplit de pitié en voyant sa femme agrippée désespérément au bras de son mari qu’on emportait sur un brancard maculé de sang. L’horaire du train devant être respecté, les malheureux furent laissés aux soins du personnel de secours. Le train s’éloigna vers le nord, son sifflement répercuté par l’écho des montagnes voisines. Le sergent fut installé sur un lit. Il fit une forte poussée de fièvre. A chaque fois qu’il touchait son crâne, une touffe de cheveux tombait. Sa femme, bouleversée, pleurait tout en se cramponnant à lui, pressentant qu’il allait mourir. Quelques instants plus tard, des filets de sang avaient remplacé ses larmes de désespoir, puis sa chevelure connut le même sort que celle de son mari. Quoiqu’un médecin l’ait assisté durant toute la nuit, le sergent expira au matin. Peu après, sa femme le suivit dans la mort.

La plupart des survivants, profitant des trois trains suivants, quittèrent Hesaka. Certains allèrent à l’hôpital du district de San-In, d’autres regagnèrent leur domicile, d’autres encore, bien qu’ils fussent natifs d’Hiroshima, durent se rendre dans d’autres villes, ayant tout perdu lors de l’explosion. J’ignore ce qu’ils sont devenus.

[1]. Surnom que les survivants donnèrent à la bombe atomique. Il s’agit de la contraction de deux onomatopées: PIKAPIKA (éclair) et DON (détonation).

 Extrait de « Little boy » Récits des jours d’Hiroshima,

Docteur Shuntaro Hida, Édition Quintette, 1984.

 

L’ère atomique s’est ouverte le 6 août 1945 par le tonnerre d’une explosion sans précédent dans le passé de l’humanité: celle d’Hiroshima. En ce jour de soleil, que rien ne distinguait des autres, 60 000 Japonais ont été détruits en quelques secondes, et le monde est entré pour le meilleur et pour le pire dans une époque nouvelle de son histoire. Pour l’anniversaire de cette date solennelle, Science et Vie n°457 (octobre 1955) publie en exclusivité un document extraordinaire, interdit pendant dix ans: les notes au jour le jour tenues dans la confusion du désastre, et sans aucun souci littéraire, par un médecin d’Hiroshima, lui-même atteint par la bombe. Observateur exceptionnel, le Dr Michihiko Hachiya, directeur de l’Hôpital du Ministère des P.T.T., a décrit ses propres souffrances et celles de ses compatriotes. Son journal fut déposé aux archives secrètes de l’Université de la Caroline du Nord et sa publication suspendue jusqu’en août 1955. D’une valeur scientifique considérable, il constitue aussi, du point de vue humain, un témoignage bouleversant.

 

 Hiroshima 54 jours d’enfer 

Le journal, interdit

jusqu’en 1955

du Docteur

Michihiko Hachiya.

Un ciel sans nuage. Des ombres profondes contrastant avec les reflets du soleil sur les feuillages de mon jardin. Voilà ce que je contemplais, ce jour-là, tôt dans la matinée. Je suis allongé sur la terrasse du living-room, en pantalon et en maillot de corps ; j’ai veillé toute la nuit à l’hôpital.
Soudain, il y a eu un éclair, puis un autre, et je me souviens – on se souvient toujours des choses idiotes – que je me demande sur le moment si ce sont des éclairs de lampes à magnésium ou des étincelles provoquées par un trolleybus.
Ombres et reflets, tout a disparu. Il n’y a plus qu’un nuage de poussière au milieu duquel je n’aperçois qu’une colonne de bois qui supportait un angle de ma maison. Elle a pris une inclinaison bizarre et le toit de la maison a lui-même l’air de hoqueter.

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En quelques secondes la ville a été transformée en désert. L’ère atomique a commencé.

Instinctivement, je me mets à courir. Ou du moins j’essaie. Inutilement. Des poutres jonchent déjà le sol. J’ai grand-peine à atteindre le jardin. Et là, tout à coup, je me sens extraordinairement faible. je dois m’arrêter pour reprendre des forces. C’est là que je m’aperçois que je suis complètement nu ! Où sont donc passés mon pantalon et mon maillot ? Qu’est-il arrivé ?
Je regarde mon côté droit: il est tout ensanglanté ; j’ai également une blessure à la cuisse. L’éclat de bois qui l’a produite y est resté fiché. Quelque chose de chaud coule dans ma bouche: ma joue est déchirée. Enfin, en passant la main sur mon cou, j’en ramène un morceau de verre de belle taille que j’examine avec autant de détachement que si j’étais dans mon laboratoire, penché sur un microscope.
Et soudain, je pense: « Et ma femme . Où est-elle passée ? » Je crie: « Yaeko-San, Yaeko-San, où es-tu ? »
Mon sang continue à jaillir. Est-ce que par hasard j’aurais la carotide tranchée ? Est-ce que je vais saigner à mort, comme un porc qu’on égorge ? De plus en plus effrayé, et pour moi et pour elle, j’appelle de nouveau: « Yaeko-San, où es-tu ? Il est tombé une bombe de cinq tonnes. Réponds-moi, Yaeko-San. Où es-tu ? ».
Pâle et terrifiée, en loques, couverte de sang, je la vois enfin surgir des buissons de notre maison. Je pousse un soupir de soulagement et l’entraîne par la main.
Rien que pour parcourir le bout de sentier qui joint la maison à la rue, nous trébuchons je ne sais combien de fois. Soudain, alors que nous sommes déjà dans la rue, je marche sur quelque chose de mou. En me relevant, je m’aperçois que c’est la main d’un homme.
- Excusez-moi ! Oh ! excusez-moi ! Je me mets à balbutier, pris d’épouvante.
Il n’y a pas de réponse. La main est celle d’un jeune homme dont une lourde porte cochère, en tombant, a écrasé la tête.
Nous voilà dans la rue, affolés, ne sachant que faire ni où aller; la maison devant laquelle nous nous trouvons s’affaisse tout à coup, dans un bruit de papier.
Puis notre propre maison, que nous venons de quitter, se met à osciller, comme prise de vertige, et s’écrase dans un nuage de poussière. Toute la rue s’écroule. De partout des incendies jaillissent, que le vent, aussitôt, transporte un peu plus loin.
Devant ce spectacle, je n’ai plus qu’une idée en tête: gagner l’hôpital. Mais j’ai à peine fait trente pas que je dois m’arrêter. Mes jambes refusent de me porter ; je n’ai plus de souffle ; je meurs de soif.
- Yaeko-San, un peu d’eau !
Mais où aurait-elle trouvé de l’eau ?
Au bout d’un moment, je me remets sur mes pieds. Je suis complètement nu, mais, chose étrange, je n’en suis nullement gêné. Tout sentiment de pudeur m’a abandonné. Un peu plus loin, à un tournant, nous voyons apparaître un soldat qui, Dieu sait pourquoi, a une serviette enroulée autour du cou. Je lui demande de me la donner pour cacher ma nudité. Il me la tend sans un mot ; il s’éloigne de même. Quelques mètres plus loin, je la perds et ma femme m’attache son tablier autour des reins.
Notre marche vers l’hôpital se déroule comme un film au ralenti. A la fin, je suis incapable de faire un pas de plus. Je dis alors à ma femme: « Va, toi. » Elle finit par comprendre qu’il n’y a rien d’autre à faire. Peut-être trouvera-t-elle quelqu’un qui viendra à mon secours. Elle se penche sur moi un long moment, me regardant dans les yeux puis, sans un mot, elle se lève et se met à courir en direction de l’hôpital.
Je suis seul. Il fait presque noir. L’éclat fiché dans ma jambe est tombé tout seul et mon sang jaillit comme d’un tonneau sans bonde. Je bouche la blessure avec ma main et il s’arrête de couler. Mais combien de temps aurais-je la force ?
Tout se passe comme dans un mauvais rêve, je vois venir des ombres, des espèces de fantômes qui marchent les bras écartés, je me demande pourquoi. Tout à coup je comprends qu’ils sont brûlés et qu’ils se tiennent les bras écartés pour éviter le contact de leur propre peau. Puis vient une femme nue tenant un enfant nu dans ses bras. « Ils ont dû être surpris pendant le bain », me dis-je. Mais il vient ensuite un homme nu, puis une autre femme. Ils marchent sans dire un mot. Ce silence enveloppant toutes choses donne une impression de cauchemar.
Enfin, au bout de je ne sais combien de temps, quelques forces me reviennent et j’arrive à me traîner jusqu’à l’hôpital.
Tout à coup, je vois des visages amis autour de moi ; je me souviens d’avoir affirmé que je pouvais marcher. On ne me croit pas. J’entre dans l’hôpital sur une civière, juste au moment où de gros nuages de fumée commencent à jaillir des toits. Je les vois avec la tête en bas.
- Le feu ! Je crie. Il y a le feu
Et c’est vrai, l’hôpital brûle. En un clin d’œil, le ciel s’embrase. On fixe ma civière à un cerisier, dans le parc ; il faut évacuer les blessés, et vite. Et toujours dans ce silence de cauchemar. Un moment les flammes viennent si près de moi que je me sens cuire. Je commence pourtant à frissonner. Tout tourbillonne dans ma tête. « C’est fini, c’est l’agonie. »
Un bruit de voix parvient jusqu’à mon oreille. J’ouvre les yeux. Le docteur Sasada est en train de me prendre le pouls. Une infirmière me fait une piqûre. Je sens mes forces revenir.
A ce moment-là, la charpente métallique d’une fenêtre distendue par l’incendie s’écroule derrière nous avec un bruit terrible. Une boule de feu roule jusqu’à moi, enflammant mes vêtements; on me jette des seaux d’eau sur le corps et je m’évanouis de nouveau.
Lorsque je reviens à moi, je suis à l’air libre. On m’a gardé hors de l’hôpital. De la fumée monte encore du deuxième étage, mais l’incendie est arrêté.
- Courage, docteur, me crie une voix. Nous nous en tirerons. Tout le nord de la ville a brûlé.
C’est vrai, tout le quartier nord a été dévoré par l’incendie. Hiroshima n’est plus une ville, mais un désert. A l’est, à l’ouest, tous les immeubles sont aplatis et les montagnes avoisinantes paraissent maintenant toutes proches. Personne dans les rues, à part des morts. Les uns sont restés dans l’attitude où la mort les a surpris, ils ont l’air moins morts que gelés. Les autres gisent, recroquevillés, comme tassés au sol par le formidable coup de poing d’un géant.
Un peu plus tard, on me ramène à l’intérieur de l’hôpital et l’on m’étend sur une table d’opération. Le docteur Katsoube me fait mal lorsqu’il me recoud la joue et les lèvres. J’ai une quarantaine d’autres blessures, mais lorsqu’on les soigne, je ne sens plus rien. Quand je reviens à moi, le soleil est parti. Mais l’horizon reste rouge sombre, comme si les flammes de la ville en feu avaient léché tout le ciel. C’est sur cette vision que je m’endors.

7 août 1945

J’ai dû dormir profondément. Comme il n’y a plus ni rideaux ni vitres aux fenêtres, c’est le soleil qui m’éveille. Il est déjà haut à l’horizon.
Autour de moi, ce ne sont que gémissements. Ma femme est étendue à ma droite, l’onguent blanc dont on lui a enduit le visage lui donne l’apparence d’un fantôme ; son bras droit est emprisonné dans une gouttière. Un peu plus loin, sur un banc, j’aperçois la femme du docteur Fujü, son visage reflète l’angoisse et le désespoir. Elle n’a pas été gravement blessée. Mais son bébé est mort la nuit dernière. En ce moment même, son mari est en train d’errer dans les ruines, à la recherche de leur fille aînée qui a disparu.
Ce qui demeure de l’hôpital est bondé à craquer. Comme c’est le seul bâtiment resté à peu près debout de ce côté de la ville, tous ceux qui pouvaient encore se traîner sont venus y chercher asile. Ils sont plus de 150 ; il y en a dans les couloirs ; dans le jardin et jusque dans les lavabos. Quelques-uns sont morts dans la nuit. Mais ces morts sont moins encombrants que les vivants qui vomissent tous et qui ont tous la diarrhée ; comme ils n’ont pas la force de se lever, ils se laissent aller sur place et il est impossible de nettoyer.
Le docteur Tabuchi, un de mes vieux amis, est entré dans la salle. Il a des brûlures au visage et aux mains, mais assez légères. Je lui demande s’il sait ce qui s’est passé.
- Au moment de l’explosion, me répond-il, j’étais en train de tailler des arbres dans le jardin. Tout d’abord, il y eut un éclair blanc, aveuglant, puis aussitôt une vague de chaleur dont le souffle me jeta par terre. Par chance, je ne fus pas blessé et ma femme non plus. Mais vous auriez dû voir notre maison. Elle ne s’était pas abattue, mais elle s’était inclinée et, à l’intérieur comme à l’extérieur, tout était démoli. Un peu plus tard, nous avons vu passer devant nous des centaines de personnes blessées qui essayaient de fuir. C’était une vision presque insupportable. Toutes avaient le visage et les mains brûlées et les grands lambeaux de peau qui s’en détachaient leur donnaient l’aspect d’épouvantails. Toute la nuit, ils ont défilé à la manière d’une colonie de fourmis. Au matin, je les ai retrouvés étendus des deux côtés de la route, à quelques centaines de mètres de la maison. Ils n’avaient pas pu aller plus loin. Ils étaient tombés là, les uns contre les autres, si étroitement tassés qu’il était impossible de passer sans marcher dessus.
- Ce matin, en passant au pont de X…, dit alors le docteur Katsutani, j’ai vu une chose incroyable. Il y avait là un homme assis sur une bicyclette. Appuyé au parapet du pont, il avait l’air de regarder au loin. Il était mort. L’explosion l’avait transformé en statue. Qui aurait pu croire que de telles choses pouvaient arriver ?
Il répète cette dernière phrase deux ou trois fois, comme s’il voulait se convaincre que ce qu’il dit est vrai, puis il continue :
- Il y avait, dans la rivière, des centaines, et peut-être des milliers de cadavres de personnes qui s’étaient jetées à l’eau pour échapper au feu. Mais le plus terrible à regarder, c’étaient les soldats. J’en ai vu je ne sais combien, complètement brûlés de la tête aux hanches. Ils n’avaient plus de peau et l’on voyait la chair, humide et comme couverte de moisissures. Ils devaient avoir porté leur casquette d’uniforme parce que leurs cheveux n’étaient pas brûlés. Mais ils n’avaient plus de visage. Yeux, nez et bouche ne formaient plus qu’un seul trou noir et l’on aurait dit que leurs oreilles avaient fondu. Un de ces soldats sans visage était encore vivant. Il me demanda de l’eau. Ses dents à nu paraissaient extraordinairement blanches. Je n’avais pas d’eau à lui donner. Tout ce que j’ai pu faire, ce fut de joindre les mains et de prier pour lui.
A ce moment, plusieurs personnes qui ont fait cercle autour du docteur Katsutani lui demandent ce qu’il faisait au moment de l’explosion.
- Je venais de prendre mon petit déjeuner, répond-il, et je m’apprêtais à allumer une cigarette quand tout à coup il y eut un éclair blanc, puis aussitôt après une terrible explosion et je compris qu’il venait de se passer quelque chose d’épouvantable à Hiroshima. Aussitôt je grimpai sur le toit de la maison et, effectivement, j’aperçus du côté d’Hiroshima un énorme nuage noir. Je descendis alors en toute hâte et je courus jusqu’au poste militaire le plus proche pour raconter ce que j’avais vu et demander qu’on envoie du secours. Et savez-vous ce que l’officier de service m’a répondu ? Il m’a répondu: « Ne vous tracassez pas. Ce n’est pas une bombe ou deux qui peuvent faire grand mal à Hiroshima ! ».
Peu à peu, à travers les récits, je commence à me représenter Hiroshima sous son nouvel aspect.
A l’hôpital même, les choses prennent une nouvelle tournure. Aucun de nos rescapés n’a d’appétit et tous sont maintenant pris de vomissements et de diarrhées. C’est comme si une épidémie de dysenterie avait soudain éclaté.
En plus de l’impossibilité de nettoyer les locaux, l’afflux incessant de gens qui essayent de retrouver les leurs nous met dans un cruel embarras. Des parents, à moitié fous de douleur, viennent nous réclamer leurs enfants. Des maris cherchent leur femme, des enfants cherchent leurs parents. Il y a une pauvre femme qui va sans arrêt d’une pièce à l’autre en criant le nom de son enfant et personne n’a le cœur de la chasser.
Seize malades sont morts au cours de la nuit. On les a enroulés dans les couvertures blanches et déposés provisoirement près d’une entrée latérale de l’hôpital. L’armée, nous dit-on, se chargera de les évacuer. Elle s’en est chargée en effet, mais à sa manière. Cadavres et couvertures ont été jetés pêle-mêle sur la plate-forme d’un camion et adieu. Les imbéciles ! Ils auraient au moins pu récupérer les couvertures dont les vivants ont bien plus besoin que les morts.
Pour la seconde fois, l’obscurité est tombée et il me semble que moi-même je passe la porte de la nuit. Peu à peu ma capacité de ressentir l’immensité du désastre s’est émoussée. On s’habitue à tout, même à l’horreur. A la fin du deuxième jour, nous les survivants d’Hiroshima, nous nous sentons déjà chez nous dans cet empire du chaos et du désespoir.
Nous n’avons naturellement ni radio ni lampes électriques ni même de chandelles. La seule lumière est celle des incendies d’alentour. Les seuls bruits, des gémissements et des sanglots. Ici un agonisant appelle sa mère dans son délire ; là, un autre murmure inlassablement eraiyo, ce qui signifie à peu près: c’en est trop ! je ne peux plus le supporter !
Pendant ce temps, seul dans la nuit, je remue mes pensées. Par quelle sorte de bombe Hiroshima a-t-elle été détruite ? Une chose est certaine: il n’y a pas pu y avoir beaucoup d’avions à la fois. Avant le signal d’alerte, j’ai perçu le bruit métallique d’un avion – d’un seul. C’était cinq ou six minutes avant la sirène.
Au cours de la journée, mes visiteurs m’ont parlé d’ « explosif nouveau », « d’arme secrète », de « bombe spéciale », mais qu’est-ce que cela signifie ? De toute manière, l’étendue du désastre dépasse de loin toute possibilité d’explication.
Une chose est certaine: Hiroshima est détruite, et avec elle l’armée qui s’y trouvait cantonnée. La guerre est perdue. Les Américains vont bientôt débarquer, et bientôt sans doute on se battra dans nos rues détruites et jusque dans notre hôpital.
Soudain, j’entends des pas et je vois une silhouette se détacher dans l’encadrement de la porte. L’homme marche les coudes écartés. Comme il s’approche, je vois son visage, si l’on peut appeler visage l’amas de boursouflures qui en occupe la place. Il a perdu son chemin, il est aveugle.
- Vous vous trompez de salle ! Je crie, soudain terrifié. Le pauvre diable s’arrête, fait demi-tour et disparaît. Alors, j’ai honte d’avoir poussé ce cri sous l’emprise de la terreur.
Du coup, ma femme s’éveille et je la vois se lever. Elle quitte la pièce, sans doute pour aller au lavabo. Lorsqu’elle revient un moment après, je sens qu’il vient de lui arriver quelque chose.
- Qu’y a-t-il, Yaeko-San ?
- En revenant, dit-elle, j’ai marché sur le pied de quelqu’un qui n’a pas protesté et qui n’a pas répondu quand je me suis excusée. Quelle chose terrible, ajoute-t-elle en frissonnant, c’est sur le pied d’un mort que j’ai marché.

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L’arbre témoin dresse encore son tronc atomisé.

8 août 1915

Journée chaude et claire. Il n’y a plus de fumée au second étage.
Le docteur Katsube est venu me voir de bonne heure. Sans même lui dire bonjour, je lui ai demandé quand je pourrais me lever.
- Vous êtes encore vivant, cela devrait vous suffire pour l’instant, m’a-t-il répondu. Puis, il ajoute: « Vous n’avez pas l’air de vous en douter, mais vous avez perdu beaucoup de sang. Cette nuit nous avons dû vous veiller sans arrêt. Vous étiez dans le coma. »
L’idée que je pouvais mourir ne m’avait jamais traversé l’esprit. Toutefois, dès cet instant, je comprends que j’avais été plus sérieusement touché que je ne le pensais.
On a récupéré le second étage et l’on m’y a établi l’un des premiers. Il y reste la carcasse métallique de trente lits, mais draps et matelas sont en cendres. D’ici, comme il n’y a plus de rideaux ni même de vitres qui arrêtent le regard, on peut apercevoir Hiroshima en entier, jusqu’à l’île de Ninoshima qui se trouve dans la baie. Et pour la première fois, je comprends ce que mes amis ont voulu dire lorsqu’ils ont parlé de la destruction de la cité. Au centre de la ville, à quinze cents mètres environ, j’aperçois les ruines des deux plus grands buildings. Rien d’autre n’est resté debout ! Hiroshima n’est plus qu’un désert parsemé de tas de briques et de tuiles. Le mot  « destruction » me paraît faible ; dévastation conviendrait mieux.
Vers le soir, la brise nous apporte une odeur de chair carbonisée. Ce sont les morts qu’on brûle.
Il est venu un groupe de soldats qui réclamaient des pansements et bien que nous n’en ayons pas assez pour nos blessés et que nous le leur ayons dit, ils se sont emparés de tout ce qu’ils ont nu trouver. Ils se sont conduits comme des brigands plutôt que comme des soldats. Comme si cela ne suffisait pas, il court maintenant une rumeur selon laquelle l’armée veut s’établir ici et préparer un centre de défense. A propos de défense, je me rappelle tout à coup que mon cousin, le capitaine Urane, qui est médecin militaire, est venu me voir le 2 août. J’étais pessimiste quant à l’issue de la guerre il y a six jours, et je lui ai dit. Je lui ai fait remarquer ce jour-là que les denrées devenaient rares et que la discipline se relâchait. Je lui ai confié ma crainte de voir Hiroshima bombardée et la défense antiaérienne complètement inutile.
Mon cousin m’a écouté tranquillement et lorsque j’ai eu fini, il m’a répondu: « Ne vous en faites pas, Niisan, le chef de l’état-major a dit: peu importe la façon dont la nation critique l’armée, l’armée aura le dernier mot et ce mot sera « victoire »
Ce soir avant de m’endormir, je me demande si mon cousin Urabe est toujours aussi sûr de la victoire.

9 août 1945

Ma femme, bien qu’elle ait toujours le bras dans une gouttière, va beaucoup mieux ce matin. C’est elle qui me soigne. Je me suis amusé lorsqu’elle a demandé de la crème blanche. Elle se l’est appliquée sur les sourcils pour qu’on ne voie pas qu’ils ont été roussis. La coquetterie revient, c’est bon signe.
Mais les diarrhées sanglantes augmentent toujours. Hier, un de nos malades s’est plaint toute la journée de douleurs dans la bouche. Aujourd’hui, de nombreuses petites hémorragies commencent à apparaître dans sa bouche et sous sa peau. Quant cet homme est arrivé à l’hôpital, il se plaignait seulement d’une grande faiblesse. En apparence, il n’avait aucune blessure.
Ce matin, d’autres malades commencent à avoir de ces hémorragies sous-cutanées auxquelles s’ajoutent des vomissements de sang. Pourtant, parmi eux, aucun ne présente de symptômes connus.
Si ces malades avaient été ou brûlés ou blessés, nous pourrions essayer de les soigner. Si bizarres que soient les symptômes présentés, nous rattacherions ceux-ci aux blessures reçues. Mais justement, la plupart de ces malades ne présentent aucune blessure ou brûlure apparente. Dans ce cas, que faire ? Il me semble que la seule cause possible de ces étranges hémorragies est un brusque changement de pression atmosphérique. Je me souviens d’avoir lu quelque part que ceux qui montent brusquement à de grandes altitudes ou ceux qui plongent trop profondément dans la mer présentent aussi des saignements. En tout cas, à l’Université d’Okoyama, j’ai assisté à des expériences effectuées dans un caisson pressurisé. Un des troubles dont tous les patients se plaignaient après un changement de pression brutal était une surdité subite, qui se dissipait par la suite.
Or, l’autre matin, lorsque nous avons été bombardés, je suis sûr de n’avoir rien entendu qui ressemble à une explosion. Par la suite, pendant que j’essayais de gagner l’hôpital et que les maisons s’écroulaient autour de moi, je n’ai pas non plus entendu le moindre son, si bizarre que cela paraisse. Tout s’est passé comme dans un film muet. Et tous ceux que j’ai interrogés depuis ont fait la même constatation.
Au contraire, ceux qui ont vu le bombardement de loin ont entendu un bruit d’explosion. Ils l’ont même appelé pikadon (1).
Pour expliquer le fait que nous n’ayons rien entendu, il me semble que la seule théorie possible soit un soudain changement de pression atmosphérique qui nous ait rendus temporairement sourds. De toute façon, nous ne pouvons que faire des hypothèses, car nous n’avons ni radio, ni journaux, ni téléphone, ni aucun moyen de nous renseigner.
Le docteur Okusa qui était parti à la recherche de sa femme disparue au moment de l’explosion, est rentré tout à l’heure. Il a ramené quelques ossements ramassés à l’endroit où sa femme a été aperçue pour la dernière fois. Le docteur Yamazaka est toujours à la recherche de sa fille. Le docteur Fujü a retrouvé la sienne, mais elle était morte.
Et de nouveau la nuit est tombée, éclairée par la seule lumière des bûchers où l’on brûle les cadavres. A quelques pas de moi, une petite fille qui occupe le lit d’un officier mort dans la soirée hurle sans arrêt « Maman, ça fait mal ! Eraiyo ! »

10 août 1945

J’ai essayé de me lever et constaté avec plaisir que je pouvais marcher. Mais aussitôt après, quelqu’un est venu m’annoncer que nous n’avions pour ainsi dire plus de médicaments. Il y a déjà quatre jours que le désastre a eu lieu et nous n’avons encore reçu aucun secours de l’extérieur.
Un groupe de médecins est venu nous voir et nous assurer de sa sympathie. Mais ces imbéciles sont venus les mains vides. Heureusement, un peu plus tard, le docteur Norioka est arrivé d’Osaka à la tête d’un autre groupe, chacun amenant autant de médicaments qu’il avait pu en porter.
Il n’y a eu que deux morts aujourd’hui et pour la première fois la nuit est tombée sans apporter l’odeur de cadavres. Est-ce qu’ils sont tous brûlés ou est-ce que le vent a tourné ? Je ne sais. Pour la première fois aussi on m’a apporté une lampe. C’est une simple lampe à huile, faite d’une assiette en fer et d’un morceau de gaze à pansements en guise de mèche. Mais, comme elle me semble briller ! Cette lumière à mes yeux a une valeur de symbole. Elle signifie que la vie commence à reprendre le dessus.

11 août 1945

Tout le monde paraît aller mieux ce matin. Personne n’est mort au cours de la nuit, et même on a vu apparaître trois personnes, tout à l’heure, portées disparues.
Le lieutenant Tanaka est venu me voir. Je lui ai demandé ce qu’étaient devenus les soldats logés dans les baraques avoisinant l’hôpital.
- C’étaient de jeunes recrues, nous dit-il. Il y en avait environ 400. Presque tous ont été tués.
Un nouveau bruit court: la Russie nous aurait déclaré la guerre et ses troupes commenceraient à envahir la Mandchourie. Cette fois tout espoir est perdu. Il me semble qu’un poids énorme m’écrase la poitrine.
Un peu plus tard, dans la soirée, nous apprenons que la mystérieuse arme nouvelle a été de nouveau utilisée. Elle a fait les mêmes ravages à Nagasaki qu’à Hiroshima.
A peine cette nouvelle s’est-elle répandue, qu’un nouveau venu en apporte une autre: les japonais, assure-t-il, possèdent la même arme secrète que les Américains. Jusqu’ici ils avaient renoncé à s’en servir parce qu’elle était trop terrible. Mais à la suite de l’attaque américaine, l’état-major japonais a changé d’avis. Une escadrille de six bombardiers vient de traverser le Pacifique et de bombarder l’Amérique. Deux d’entre eux ne sont pas rentrés. Mais à cette heure, San Francisco, San Diego et Los Angeles connaissent le même sort qu’Hiroshima et Nagasaki. Le japon est vengé.
Cette nouvelle nous réconforte. Les plus touchés d’entre nous s’en réjouissent le plus. On plaisante, quelqu’un même entonne un chant de victoire.

12 août 1945

Un vieil ami, le capitaine de vaisseau Fujihara, est venu me voir, et, au cours de la conversation, il a fait tout à coup cette remarque: « C’est un miracle que vous vous en soyez tiré », puis il a ajouté: « C’est une chose terrible qu’une bombe atomique. »
- Une bombe atomique ! me suis-je écrié ahuri.
- Eh oui, répéta Fujihara, une bombe atomique. Je tiens ce renseignement des médecins de l’hôpital naval d’Iwakuni, où l’on est en train d’étudier un certain nombre de rescapés d’Hiroshima.
N’étant pas médecin, le capitaine ne peut me donner avec précision les symptômes observés sur eux, il est cependant, sûr d’une chose: l’analyse du sang révèle une teneur extraordinairement faible en globules blancs. Je pense en moi qu’il a été mal renseigné ou qu’il a mal compris.
Aussi, à peine est-il parti, je me résous à chercher un microscope pour pouvoir en juger moi-même. Mais le tout était d’en trouver un: tous ceux de l’hôpital étaient inutilisables. Je me souviens alors que le docteur Morisugi en gardait un dans un coffre-fort. Nous allons ensemble le chercher: il est également inutilisable. Si vraiment j’en veux un, il me faudra le faire venir d’ailleurs que d’Hiroshima.

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Cet enfant d’Hiroshima, qui n’a pas vu la tragédie, est-il « marqué » ? Il semble normal et en bonne santé, mais seules les générations futures diront s’il porte en lui l’héritage terrible des radiations.

13 août 1945

Après le petit déjeuner, j’ai emprunté une bicyclette et je me suis dirigé du côté du Mont Aisi, où l’on dit que la bombe est tombée.
Le pont lui-même, tout construit en acier qu’il était, s’est effondré dans la rivière et c’est lamentable de voir un si bel ouvrage détruit de cette façon, ni plus ni moins qu’une allumette brisée par un enfant. Un peu plus loin, sur la rive Est de la rivière, se dressait jadis le bâtiment le plus admiré d’Hiroshima: le Musée de la Science et de l’Industrie (2). Son dôme de bronze a disparu, ses murs sont lézardés et en partie effondrés et à l’intérieur tout a été dévoré par l’incendie. Je reste un moment à contempler ces ruines qui symbolisent à mes yeux la destruction de la ville tout entière. Puis je pédale vers la préfecture pour voir le docteur Kitajima.
- Je suppose que vous avez entendu dire que la bombe que nous avons reçue était une bombe atomique ?
Tels sont ses premiers mots. Puis, il ajoute :
- je viens d’apprendre que les effets de cette bombe dureront 75 ans et que d’ici là toute vie sera impossible à Hiroshima.
Lorsque je rentre à l’hôpital, la rumeur m’y a précédé et la plupart des conversations tournent autour du danger qu’il y aura à habiter Hiroshima pendant 75 ans. Pour les uns, c’est une stupidité. Mais pour les autres il n’y a là rien d’invraisemblable parce qu’on commence à voir mourir des gens qui s’étaient apparemment tirés indemnes de l’explosion. En général, les gens attribuent ces décès inattendus à quelque gaz empoisonné, qui continuerait à se dégager des ruines. Je n’y crois pas. D’ailleurs, ma première conviction, à savoir que la bombe a répandu des germes de dysenterie, est également ébranlée. En fait les vomissements et les diarrhées sanglantes commencent à régresser.

14 août 1945

De bonne heure ce matin, le signal d’alerte aérienne a retenti. Aussitôt, tous ceux qui peuvent se lever se précipitent aux fenêtres avec la même pensée angoissante: est-ce que le pikadon va recommencer ?
Presque aussitôt, nous entendons les avions. Ils viennent du Sud, en direction de la baie d’Hiroshima. Comme j’essaie de les apercevoir, quelqu’un me crie de me mettre à l’abri, ce que je fais, avec tous les malades capables de marcher. Mais les autres sont forcés de rester dans leur lit, et il y a un moment affreux à passer lorsqu’il faut les abandonner là, parce qu’il n’y a rien à faire pour eux.
Pour moi, je cherche la protection d’un gros pilier et je sens mes jambes vaciller lorsque tout à coup la terre se met à trembler. Aussitôt j’entends le fracas assourdissant des bombes et des obus de D.C.A. Et je pousse un soupir de soulagement ! Le bruit vient de l’Ouest, du côté de la base navale d’Iwakuni.
Un peu plus tard, mon ami M. Sasaki vient me voir et me raconte que la radio a annoncé pour demain une importante communication, et que toute la population est priée de se mettre à l’écoute. Tout le monde se demande ce que ça peut être, mais je refuse de participer à la discussion. Nous avons bien assez d’ennuis aujourd’hui pour ne pas nous occuper de ceux de demain. De toute façon, nous n’avons pas de radio.
je bavarde avec M. Mizoguchi. Il me fait remarquer quelque chose de curieux au sujet des vêtements au moment de l’explosion.
- Regardez les bras de Mlle Omoto, ditil. Ses vêtements étaient légers ce jour-là, mais elle portait des manchettes noires. Or, elle n’a été brûlée aux bras qu’à l’endroit de ces manchettes. Si ses vêtements avaient été entièrement blancs, elle n’aurait pas été brûlée du tout.

15 août 1945

C’est aujourd’hui que doit avoir lieu la communication à la radio. En dépit de mes résolutions, je me suis laissé aller à spéculer sur l’avenir et j’ai conclu, comme la plupart d’entre nous, qu’on allait nous annoncer le débarquement de l’ennemi sur nos côtes et que le Grand Quartier Général allait nous demander de nous battre jusqu’à notre dernier souffle.
Mais bientôt on nous rassemble dans un bureau du Ministère où, tant bien que mal, quelqu’un a réparé un poste de radio. Il ne marche pas très bien. Tout ce que j’entends à travers les craquements, c’est qu’il faut « supporter l’insupportable ». Puis c’est tout, l’émission est terminée. M. Okamoto, le directeur du Ministère, se tourne alors vers nous et nous dit:
- Cette communication a été faite par l’Empereur lui-même. La voix que vous avez entendue était la sienne. Il annonçait à la nation que nous avons perdu la guerre. Jusqu’à nouvel ordre, je demande à chacun de retourner à son poste.
je regagne aussitôt l’hôpital. Personne ne dit mot. Puis, peu à peu, des murmures s’élèvent :
- Comment oser nous dire que la guerre est perdue ?
- Il n’y a que les lâches pour reculer ! Plutôt mourir que d’accepter la défaite ! Si nous sommes battus, pourquoi avons-nous tant souffert !
Même ceux qui ont été les avocats de la paix sont maintenant partisans de continuer la guerre, malgré les bombes atomiques.
- Général Tojo ! crie quelqu’un, espèce d’âne bâté, ouvre-toi l’estomac et meurs !

16 août 1945

En visitant mes malades ce matin, j’en ai découvert un autre qui présente ces hémorragies sous-cutanées, sortes de rougeurs appelées « pétéchies ». Chez les uns, ces hémorragies sont si petites qu’ils ne les voient pas ; chez les autres, au contraire, elles sont parfaitement visibles et ceux-là me demandent ce que c’est. je suis bien embarrassé pour leur répondre. J’ai remarqué que ces rougeurs apparaissent chez les sujets qui se trouvaient le plus près du foyer d’explosion et qu’elles finissent par apparaître même chez ceux qui n’ont pas été blessés. Elles ne sont pas douloureuses et ne s’accompagnent même pas de démangeaisons.

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Les yeux de ce pasteur. Kiyoshi Tanimoto, ont vu la tragédie. Ce petit homme discret et triste, qui s’entretient avec notre photographe, fut un des héros des journées atroces, soignant les blessés et consolant les moribonds.

17 août 1945

J’ai commencé mes visites de bonne heure. Le nombre des morts a sérieusement diminué. Cependant, une ou deux personnes continuent de mourir chaque jour. Chaque fois les rougeurs mystérieuses ont été les signes avant-coureurs de la mort. Or, le nombre de malades atteints par ces hémorragies sous-cutanées s’accroît de jour en jour.
Aujourd’hui, un nouveau symptôme a fait son apparition. De nombreux malades commencent à perdre leurs cheveux. Ils ont un vilain teint et si j’avais un microscope, je suis convaincu qu’un examen de leur sang pourrait me donner la raison de ce phénomène.
Tout à l’heure, j’ai surpris le docteur Sasada en train de s’examine la poitrine avec une attention insolite. Je n’ai pas voulu m’approcher pour ne pas le gêner, mais je suis à peu près sûr qu’il a découvert sur lui-même les premiers signes d’hémorragie.
Nous avons eu une bonne nouvelle: la femme de M. Okura est vivante. Le souffle de l’explosion l’avait enterrée avec son mari sous les ruines de leur maison. M. Okura réussit à se dégager. Il entendit sa femme appeler à l’aide ; mais avant qu’il ait pu faire quoi que ce soit, la maison était devenue un brasier. Aussi M. Okura croyait-il sa femme morte. Lorsque l’incendie s’est éteint, il est allé fouiller parmi les ruines et y a retrouvé quelques ossements qu’il a rapportés, croyant qu’il s’agissait des restes de sa femme. Mais Mme Okura a réussi à se dégager in extremis et a été recueillie par un camion militaire. Cette histoire incroyable est à mes yeux la preuve qu’il ne faut jamais perdre l’espoir.

18 août 1945

Cette nuit, j’étais sur le point de m’endormir lorsque quelqu’un a poussé un cri perçant au dehors. Je me précipite, c’est une de nos malades. Elle était devenue folle. J’ai dû lui faire deux piqûres de morphine pour la calmer.
Dans les premières heures qui ont suivi le pika, nous pensions qu’en soignant nos patients selon les procédés habituels, leurs blessures et brûlures guériraient. Mais il est maintenant évident que nous nous sommes trompés. Tous ceux qui semblaient en voie de guérison présentent maintenant de nouveaux symptômes plus graves. Ils meurent et nous sommes incapables de comprendre pourquoi ; c’est à désespérer.
Il en est mort des centaines pendant les premiers jours, puis la mortalité a diminué. Maintenant elle augmente de nouveau.
La plupart de ceux qui ont succombé avaient une diarrhée rouge, analogue à celle qu’on observe dans la dysenterie. Beaucoup de femmes ont eu de graves hémorragies utérines, qu’au début nous avions prises pour de simples dérangements de la menstruation. Quelques-uns sont morts de stomatite ou d’amygdalite gangréneuse et leur agonie a duré toute une semaine. Il va de soi que l’hypothèse d’une épidémie de dysenterie a été complètement abandonnée. Il nous semble maintenant beaucoup plus probable que les symptômes observés sont liés à une diminution anormale du nombre des globules blancs, elle-même due à une amygdalite gangréneuse. Je n’imagine pas l’inverse, car qu’est-ce qui aurait provoqué la diminution des globules blancs ? Je tourne en rond. Que signifient ces morts bizarres. Quelle nouvelle maladie apparaîtra demain ? Toutes ces questions m’ont tenu éveillé jusqu’au matin.

20 août 1945

Enfin, le microscope que je réclamais est arrivé de Tokio ce matin. Sans perdre une seconde, j’examine aussitôt le sang de six personnes de notre chambre. Le nombre de globules blancs est d’environ 3 000, alors que la normale est de 6 à 8 000. Sous la direction des docteurs Katsube et Hanaoka, nous nous mettons alors fiévreusement à la tâche. Nous examinons le plus grand nombre possible de malades. Pour la plupart, le nombre de globules blancs est tombé à 2 000. Pour quelques-uns à 500 seulement. Et pour un, dont l’état était particulièrement critique, à 200. Celui-là est d’ailleurs mort peu de temps après la prise de sang.

21 août 1945

Le nombre de visiteurs augmente sans cesse et chacun, bien que nous n’ayons pas le temps de l’écouter, veut absolument nous raconter son histoire.
- Docteur, me demande l’un d’entre eux, croyez-vous qu’un homme puisse y voir avec les yeux sortis de la tête ? Eh bien ! j’en ai vu un dont l’œil avait été arraché et il tenait cet œil dans la paume de sa main. Cela m’a glacé parce que cet œil me regardait. La pupille était braquée droit sur moi. Croyez-vous que cet œil me voyait ?
J’établis des fiches pour chacun de mes malades. Par exemple :
M. Sakai, 53 ans. Douleurs à la poitrine lors de son entrée. Présente sur les deux bras des taches rouges d’hémorragie sous-cutanée, larges comme le bout du petit doigt. Température: 37°9. A perdu beaucoup de cheveux. État critique.
Mme Hamada, 47 ans. Se trouvait à un kilomètre du point de chute de la bombe. Premiers symptômes: vomissements, faiblesse, maux de tête, soif. Puis diarrhée. Ces symptômes durent quatre jours, puis régressent. Le 15 août, à l’exception d’un léger malaise, la guérison paraît complète. Le 18 août, le malaise devient soudain aigu et s’aggrave de jour en jour. La peau est complètement sèche et présente de nombreuses taches rouges sur la poitrine, les épaules et les deux bras. La malade se plaint d’une difficulté à avaler. Haleine fétide. État critique.
Mlle Kobayashi, 19 ans. Se trouvait dans la rue, à 700 mètres du foyer d’explosion. A vomi plusieurs fois aussitôt après. Très faible pendant les trois premiers jours. Diarrhée. Puis paraît se remettre et reprend de l’appétit. Le 18 août, son état empire soudain et elle est admise à l’hôpital. Taches d’hémorragie sur tout le corps. Complètement épilée. Pouls plutôt bon. Classée dans les cas non critiques.
La chute des cheveux et des poils est un symptôme insolite, mais indiscutable. Machinalement, j’ai tiré sur les miens. Il faut dire que je n’en avais déjà plus beaucoup. Pourtant, il en est venu une telle quantité que j’en ai été malade de dépit.

22 août 1945

Mlle Kobayashi a 38°9 de fièvre. Elle se plaint de la gorge, de la poitrine et de l’abdomen. Sa tête sans cheveux ressemble à un potiron. Cette fois son état est aussi critique que celui de Mme Hamada.
Le docteur Katsube et le docteur Hanaoka ont déjà procédé à 50 examens de sang. Le nombre de globules des personnes qui se trouvaient entre 2 et 3 km du foyer d’explosion, se situe entre 3 000 et 4 000. Pour ceux qui se trouvaient plus près, ce nombre tombe à 1 000. On dirait que plus près se trouvaient les malades, moins ils ont de globules blancs. Si nous pouvions en examiner plusieurs centaines, nous trouverions sans doute une relation précise entre le nombre des globules et la distance.

23 août 1945

Les taches sur la poitrine du docteur Sasada ont disparu. Donc l’hémorragie sous-cutanée ne signifie pas nécessairement la mort. Cette constatation nous a réconfortés.
Ma femme a de la fièvre. Je lui ai donné de l’aspirine et du pyramidon.

24 août 1945

Je m’aperçois ce matin que j’ai de la peine à me rappeler le nom des gens. Cette perte de mémoire, survenue après le pika, m’a troublé. Je me rappelle encore moins les visages.
Le docteur Koyama me cite le cas de personnes que la vue de l’éclair atomique a rendu complètement aveugles.
M. Sakai est mort. Il ne respirait plus qu’en haletant et était devenu aveugle.
Mme Hamada est morte de la même façon.
Mlle Kobayashi commence à haleter et elle se plaint de douleurs intolérables dans le ventre.
Ce soir, ma fenêtre est éclairée par la lueur du bûcher où brûlent les corps de M. Sakai et de Mme Hamada.

25 août 1945

Mlle Kobayashi est morte. Nous avons décidé de l’autopsier et j’ai assisté à l’opération, dont le docteur Katsube s’est chargé.
Nous avons trouvé la cavité abdominale de la morte pleine d’une boue sanglante. La rate était petite. Le foie était brun sombre et couvert de petites taches d’hémorragie. Les vaisseaux sanguins de l’estomac étaient dilatés. Les intestins, comme le foie, étaient parsemés de traces d’hémorragie.
Ainsi, nous savons maintenant pourquoi la pauvre Mlle Kobayashi se plaignait tant d’avoir mal au ventre. Elle n’avait ni perforation intestinale, ni péritonite, comme nous l’avions pensé un moment. La cause de ses souffrances et de sa mort, ce sont les petites hémorragies. Elles ne se manifestent pas seulement à la surface du corps, mais aussi dans les organes internes.
Nous avons fait une autre observation. Le sang de la cavité abdominale ne s’est pas coagulé. Il semble donc que de même que le nombre de globules blancs diminue, le pouvoir coagulateur du sang décroît.
D’accord avec le docteur Mizoguchi, j’ai résumé toutes mes observations et j’ai fait afficher dans l’hôpital le texte suivant :
« Note concernant la maladie des radiations
1. Le nombre de globules sanguins des personnes qui travaillent maintenant à Hiroshima, mais qui ne s’y trouvaient pas au moment de la chute de la bombe, est normal. Il en est de même pour les personnes qui, pendant le pika, se trouvaient dans les caves du central téléphonique. En conséquence, ces personnes sont priées de poursuivre leur tâche comme à l’accoutumée.
2. Les personnes dont le nombre de globules blancs a le plus diminué, sont celles qui se trouvaient près du foyer d’explosion, notamment les employés du central téléphonique et du bureau du télégraphe.
3. Aucun lien n’a été observé entre la gravité des brûlures reçues et la diminution des globules blancs.
4. La perte des cheveux n’est pas nécessairement un symptôme alarmant.
5. Les personnes dont le nombre de globules blancs est faible doivent bien se garder de se blesser et de faire de trop grands efforts, leurs capacités de résistance étant affaiblies.
6. Les blessés doivent prendre garde à l’infection. Ceux qui sont déjà infectés doivent se faire traiter immédiatement, pour éviter que l’infection ne s’étende à tout le système sanguin.
7. Selon les renseignements fournis par l’Université de Tokyo, il ne semble pas que le danger de radiations résiduelles soit à craindre ».

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L’enquête sur les effets de la bombe continue encore aujourd’hui. Ci-contre, un représentant de la commission spéciale créée par les Etats-Unis, interroge une mère de famille qui habite maintenant dans la banlieue d’Hiroshima.

27 août 1945

Chose curieuse, nous n’avons observé aucun cas de tétanos. Pourtant la plupart des patients présentaient des blessures pleines de saletés de toutes sortes. Est-ce que les microbes du tétanos auraient été tués par le pika ?
Autre constatation, plutôt effrayante: tous les rescapés du pika sont incapables de prendre quoi que ce soit au sérieux. L’humour fleurit de jour en jour sur ces lieux de dévastation, comme s’il était l’ami de la mort.
Ma femme ne va pas bien ce soir. Sa température est montée à 40°6 et elle a du mal à respirer. Au stéthoscope, j’ai perçu un râle à la base du poumon droit. Pneumonie. Heureusement nous avons maintenant des sulfamides en quantité.

29 août 1945

Ce matin, un bateau nous a amené un chargement de vêtements: uniformes de marins pour les femmes, tenues de campagne kaki pour les hommes.
Encore une fiche médicale
Mlle Nishii Emido, 16 ans. Examinée pour la première fois le 28 août, se plaignait d’un malaise général, d’insomnies. Taches sur le corps. Se trouvait, au moment de l’explosion, au second étage du central téléphonique, un édifice en béton situé à 500 mètres du point de chute. Aussitôt après, elle s’est sentie étourdie et faible. A vomi à plusieurs reprises. Malaises et nausées pendant les trois jours suivants. Puis amélioration. Elle retrouve l’appétit et reprend son travail malgré la diarrhée et une légère faiblesse. A partir du 23 août, commence à perdre ses cheveux. Le malaise s’accroît. Dans la nuit du 27, douleurs abdominales ; pour la première fois les taches apparaissent. La surface interne des paupières suggère l’anémie. Bruit de râle provenant de la face antérieure des deux poumons. Pouls faible, mais rapide: 130 battements à la minute, respiration: 36, température: 40°. Constipée. Morte le 29 en se plaignant d’une extrême difficulté à respirer.

30 août 1945

Les blessures de mon visage, de mes épaules et de mon dos me laissent à peu près en paix. Mais celle de ma cuisse fait de plus en plus mal.
La liste des morts s’allonge. La cause de ces morts est toujours une hémorragie interne, mais ce n’est pas toujours le même organe qui est touché. Les plus fréquemment touchés sont le foie et la rate, et, chaque fois, à l’autopsie, ils paraissent réduits en dimension, surtout la rate.

1er septembre 1945

Sur les 190 médecins qu’il y avait à Hiroshima le jour du pika, 72 sont morts ou disparus.
Ma femme va mieux.

4 septembre 1945

Je viens d’avoir la visite de mon ami M. Hashimoto, qui est venu nous aider comme volontaire après le pika. Au moment de l’explosion, il se trouvait dans un car électrique, qui quittait la station d’Itsukaichi, à destination d’Hiroshima. je lui ai demandé de me raconter ce qu’il avait vu.
- Le car venait juste de quitter la gare, m’a-t-il dit, lorsque j’ai entendu une détonation terrible. Au même moment, le car s’arrêta, faute de courant et tous les voyageurs sautèrent sur la chaussée. Je vis alors un énorme nuage s’élever au-dessus d’Hiroshima, de chaque côté de jolis nuages plus petits formaient comme un écran doré. Je dois dire que de ma vie je n’ai rien vu d’aussi magnifique. La beauté de ce spectacle défie toute description.

7 septembre 1945

Je me suis levé avec l’impression d’avoir les idées claires. Depuis le pika, c’est la première fois que je me sens capable de me concentrer. J’en ai profité pour établir 20 nouvelles fiches médicales.

8 septembre 1945

En général, les malades qui se trouvaient le plus près du foyer d’explosion, sont ceux qui présentent les symptômes les plus graves, et inversement. Il y a pourtant des exceptions. Certains qui se trouvaient très près n’ont qu’un minimum de symptômes et un nombre de globules blancs à peu près normal. En étudiant chaque cas individuellement, la raison de ces exceptions m’est apparue: ces malades se trouvaient à l’abri de murs de bétons ou simplement de gros arbres.

10 septembre 1945

En rentrant dans ma chambre tout à l’heure, j’ai trouvé quinze lettres qui m’attendaient. Cette nuit l’électricité a été rétablie !

11 septembre 1945

M. Shioto est venu me voir :
- Ma maison, me dit-il, avait été sérieusement abîmée, mais enfin elle tenait encore debout. Hélas ! 250 soldats envoyés de Tokio, pour aider à déblayer, y ont établi leur quartier général ils ont démoli ou emporté tout ce que l’explosion avait épargné.
Pour moi, je n’ai rien à risquer de ce côté-là. je n’ai plus de maison.

12 septembre 1945

Pour la première fois depuis le 6 août, j’ai pris un bain malgré mes blessures je ne pouvais plus supporter l’odeur que dégageait mon corps.

13 septembre 1945

J’ai reçu la visite d’un employé des Affaires Générales qui avait la grave responsabilité de veiller sur l’effigie de l’Empereur. Il se trouvait dans un autobus au moment de l’explosion. Aussitôt, sans prendre garde aux murs qui s’abattaient autour de lui, il a couru jusqu’au Ministère pour gagner l’incendie de vitesse. Le portrait de l’Empereur se trouvait au quatrième étage. Avec l’aide de plusieurs collègues, il décida de le transporter au château d’Hiroshima, parce que de ce côté on voyait s’élever moins de fumée qu’ailleurs. Un de ses collègues le chargea sur son dos, un autre prit les devants, et le cortège se mit en route. Mais lorsqu’ils arrivèrent au château, un soldat leur dit que l’incendie menaçait et ils rebroussèrent chemin, vers les digues de la rivière Ota. Il y avait tant de morts et de mourants sur leur chemin, qu’à la fin ils furent obligés de s’arrêter. Alors ils se mirent à crier: « Le portrait de l’Empereur ! Le portrait de l’Empereur ! » Aussitôt tous ceux qui pouvaient encore marcher ou seulement faire un geste saluèrent et s’écartèrent. Et ainsi le portrait de l’Empereur put miraculeusement passer et être déposé en lieu sûr. Je l’avais cru détruit par le feu. Cette nouvelle m’a fait chaud au cœur .

14 septembre 1945

J’ai appris aujourd’hui une nouvelle locution. Les gens parlent des « mines de la ville » pour désigner les richesses enfouies sous les ruines. Il va de soi qu’il y a maintenant beaucoup de mineurs à Hiroshima. Au début je trouvais cela indigne. A présent, je m’en désintéresse complètement.

15 septembre 1945

On vient de m’apprendre que le port d’Hiroshima va être occupé par les Américains. Les gens sont en train de mettre des serrures à leurs portes. On dit que les Alliés sont grands amateurs de femmes et qu’ils sont gentils avec elles.
j’ai rencontré près de l’hôpital un groupe d’enfants qui jouaient joyeusement. Leurs jouets: des morceaux de verre, des morceaux de bois et des cailloux. L’un d’eux avait un portrait de l’Empereur, qu’il avait posé par terre et sur lequel il avait fait un pâté avec de la boue.
- Où as-tu pris ce portrait ? lui ai-je demandé. Sais-tu qu’il représente Sa Majesté l’Empereur ?
- Il y en a des tas à l’ancien Quartier Général, me répondit l’enfant, inconscient d’avoir commis un sacrilège.
- Vous devriez avoir plus de respect, ai-je rétorqué. Vous feriez mieux de me le donner.
Ils n’ont rien trouvé à dire et je l’ai emporté.

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On répare encore les dégâts d’il y a dix ans. Ces travaux, qui encombrent en 1955 une des rues principales de la ville, montrent que la reconstruction de routes et d’égouts se poursuit sans arrêt.

19 septembre 1945

Tout à l’heure, j’ai entendu ce fragment de conversation entre deux jeunes gens :
- Cette fille est folle, disait l’un. Elle n’a même pas eu honte en public. Comment peut-elle se laisser aller à une pareille chose ! De rage, je l’ai fichue à la mer.
Apparemment, ce garçon avait vu sa fiancée se promener au bras d’un soldat de l’armée d’occupation. On ne peut s’étonner de sa réaction: depuis des années on a appris à ces jeunes gens à haïr l’ennemi. Cependant, sans approuver le traitement qu’il a infligé à la pauvre fille, je suis obligé de dire que si j’avais été à sa place, j’en aurais fait exactement autant. A mon avis, la meilleure solution est que les filles ne se montrent pas: cela leur éviterait les tentations aussi bien qu’aux soldats américains.

20 septembre 1945

Après le déjeuner, je faisais la sieste sur mon lit. Un employé accourt hors d’haleine pour me dire: « Monsieur, il y a un officier américain à la porte de l’hôpital. »
Réveillé en sursaut, je me sens pendant un instant plein de terreur et d’angoisse et, sans réfléchir, je réponds: « Ignorez-le ! »
- Ne dites pas de pareilles choses, me réplique l’employé. Il est dans l’entrée. Il faut que vous alliez le voir.
Comme il finissait de prononcer ces mots, j’entends des pas dans l’escalier et je vois apparaître un jeune officier de bonne apparence, accompagné d’un garde du corps qui porte un pistolet et qui sert d’interprète. Je leur dis que j’étais le directeur de l’hôpital et leur fais visiter les lieux. L’officier paraît plus intéressé par les traces du typhus qui a sévi ici il y a quelques jours que par celles de la bombe atomique. En route, nous rencontrons ma femme ; l’officier me demande si elle a ressenti l’effet de l’explosion. Je lui réponds qu’elle a reçu plusieurs blessures et qu’elle est devenue anémique. Prenant les bras de ma femme, je lui relève les manches pour découvrir ses cicatrices. L’officier hoche légèrement la tête avant de s’en aller.

24 septembre 1945

Cela ne va pas du tout aujourd’hui. J’ai une douleur au bas de l’abdomen, de la fièvre, une grande faiblesse et de la difficulté à m’appliquer au moindre effort. Je me demande si je n’ai pas respiré le « mauvais gaz » comme les gens l’appellent, en me promenant hier dans les ruines.
Le soir, diarrhée sanglante, je meurs de soif. Je ne dors pas de la nuit.

25 septembre 1945

Diarrhée de pus, de sang et de mucus. De ma vie je ne me suis senti si faible.

26 septembre 1945

La codéine que j’ai prise semble avoir agi. Diarrhée en régression. J’ai un peu dormi.

27 septembre 1945

Toujours la codéine. Nette amélioration.

28 septembre 1945

J’ai repris de l’appétit.
M. Yamashita est venu me voir et je me suis senti assez de force pour le laisser entrer. Il a l’habitude de tenir un journal et il m’a montré ce qu’il a écrit à la date du 6 août:
« J’entendis tout à coup le bruit d’un avion ennemi. Je me tournai vers ma femme et lui demandai: Ne serait-ce pas le bruit d’un B-29 ?
Au même moment, vers le Nord, il y il eut un éclair jaune, j’entendis une énorme déflagration et me retrouvai assis par terre.
Je me mis à crier: Cette fois c’est pour nous !
Je m’agrippai à un pilier et ma femme, surgissant derrière moi, se jeta dans mes bras.
Par chance, la maison tint bon. Nous nous précipitâmes dehors. Déjà tout le long de la rue, les toits de paille des maisons brûlaient. »
La maison de M. Yamashita se trouvait à deux kilomètres du foyer d’explosion. C’est ce qui explique qu’elle a pu résister.
Une pensée tout à coup me frappe: jusqu’au dernier moment, ce M. Yamashita a cru en la victoire du japon. Je me demande s’il y a jamais eu, avant nous, un autre peuple battu dans le moment même où il croyait si fermement en sa victoire.

29 septembre 1945

Deux jeunes officiers américains sont venus me demander. Je m’enroule une écharpe autour du ventre et je leur fais visiter l’hôpital. Je suis très impressionné par leur bonne apparence et par l’élégance de leur uniforme. On devine à les voir qu’ils sont citoyens d’un grand pays.
Ce soir, Mme Hiyama, qui vit ici depuis que la bombe a détruit sa maison, a mis au monde un bébé. Je suis tout heureux de constater que la mère et l’enfant semblent absolument normaux. Cette naissance est la première à l’hôpital depuis le pika.

30 septembre 1945

Cet après-midi, nous avons eu la visite de deux groupes de soldats. Les premiers ont examiné avec beaucoup d’attention tout ce que je leur ai montré. L’un de ces soldats doit être maître d’école dans le civil, parce que chaque fois que j’essaie d’expliquer quelque chose dans mon mauvais anglais, il me reprend pour corriger ma prononciation.
Les seconds ont amené un interprète. L’un d’eux, debout devant une fenêtre, dit tout à coup :
- Et vous, que pensez-vous du bombardement ?
- Je suis un bouddhiste, lui ai-je répondu, et depuis l’enfance on m’a appris à me résigner. J’ai perdu mon foyer et ma santé, mais je me considère comme un homme fortuné puisque ma vie et celle de ma femme ont été préservées par le ciel.
- Je ne puis partager vos sentiments, dit alors le jeune Américain d’un air sombre. A votre place, il me semble que je ferais au pays responsable un procès en dommages et intérêts.
Il reste encore un long moment à contempler nos ruines par la fenêtre avant de s’en aller.
Longtemps après, il m’a semblé l’entendre encore parler.
« Faire un procès au pays… Faire un procès… »
J’ai eu le sentiment que ces mots demeureraient pour moi à jamais incompréhensibles.

(1) Pika peut approximativement se traduire par éclair et don par « boum ». Il est à remarquer que les survivants d’Hiroshima appelaient l’explosion pikadon ou pika selon qu’ils se trouvaient loin ou près du point de chute.

(2) Les ruines de ce monument ont été laissées telles quelles pour servir de mémorial de la première explosion atomique.

 

Regardez ! Un parachute…

Futaba Kitayama, ménagère, 33 ans.

Atomisée à 1 700 mètres de l’hypocentre

dans la rue, près du pont Tsurumi-bashi.

Après une nuit de terreur, hachée par le hurlement sinistre des sirènes, qui nous avait jetés à plusieurs reprises et la peur au ventre, dans les abris antiaériens, l’aube du 6 août 1945 se leva.

Dès le matin, le soleil tapait déjà fort. Membre du tonarigumi [1] du quartier de Daiya-cho où je vivais, j’étais de service, ce jour-là, au travail volontaire de la démolition préventive. Journaliste au Chugoku-Shimbun, mon mari, qui s’était précipité au bureau dès l’alerte de la nuit dernière, n’était pas encore rentré. Avalant sans grand appétit mon petit déjeuner, je préparai un casse-croûte pour mon mari qui rentrerait pendant mon absence .

Le rassemblement était fixé à 7 heures et demie. La plupart des participants à ce service étaient des femmes dont quelques-unes dépassaient la soixantaine. Nous étions en état d’alerte depuis le matin mais l’accoutumance faisait que je marchais à côté de Mme Yamaguchi, ma voisine, sans m’inquiéter particulièrement. En cours de route, l’alerte fut levée.

Notre service devait avoir lieu dans le quartier de Tsurumi-cho, où nous étions chargés de déblayer les décombres des opérations de démolition. Notre travail commençait à 8 heures et nous traversions en files le pont Tsurumi-bashi.

Le spectacle de ce cours d’eau se grava à jamais dans ma mémoire. Quel contraste entre la guerre broyant les hommes dans sa boucherie et cette nature si belle, si sereine ! Cet écoulement d’une limpide innocence, s’abandonnant à son éternel destin, je le revois aujourd’hui encore dans toute sa pureté.

A trente mètres environ du pont que nous venions de traverser, nous entendîmes soudain un vrombissement d’avions d’une surprenante netteté. Que des avions ennemis survolent la ville malgré la levée de l’alerte aérienne, c’était pour nous chose fréquente. Impossible de savoir à quelle altitude ils volaient mais avec leurs ailes scintillant dans les rayons du soleil, les avions paraissaient si petits qu’on aurait cru pouvoir les tenir dans les mains.
- C’est beau ! Une vraie féerie…, dis-je à mi-voix à Mme Yamaguchi qui marchait à mes côtés.
- Vous êtes bien romantique ! Rêver dans un moment pareil…, me répondit-elle sur un ton mi-plaisant mi-sérieux.

Le fait est qu’à cet instant, le ciel était de toute beauté. Dans l’azur sans nuages, les avions, bijoux d’argent, glissaient lentement d’est en ouest dans un discret ronronnement. La main en visière, je m’enivrai un moment de ce spectacle.

Soudain, j’entendis une voix crier: « Regardez ! Un parachute… Le voilà qui descend. »

Je me tournai instinctivement dans la direction du doigt pointé. Ce fut à ce moment précis. Le ciel s’embrasa. Comment expliquer cet éclat ? Le feu avait-il pris dans mes yeux ? Ou encore était-ce l’étincelle d’un bleu-violet sinistre que le tram fait jaillir parfois du fil électrique mais d’une intensité de plusieurs centaines de milliards de fois supérieure ? Non, ce n’est pas ça.

Lequel fut le premier, l’éclat (Pika !) ou le formidable coup de gong (Don !) qui vibra jusqu’au fond des entrailles ? Je fus soufflée violemment face contre terre. En même temps, une pluie d’objets s’abattit sur ma tête et sur mon dos. Aveuglée, j’étais plongée dans les ténèbres. Je crus que le moment fatal auquel je m’étais toujours préparée venait d’arriver.

Alors, dans un éclair, les visages de mes trois enfants, réfugiés à la campagne, apparurent devant mes yeux. Poussée brusquement par une impulsion irrésistible à me ressaisir, je rassemblai toutes mes forces pour me redresser. Mais j’avais beau essayer de me dégager, les morceaux de bois et les tuiles qui ne cessaient de me recouvrir me paralysaient. « Je ne peux pas me laisser mourir comme ça ! Et les enfants, qu’est-ce qu’ils vont devenir ? Mon mari est peut-être déjà mort… Je dois sortir de là à tout prix… » Comme une folle, je parvins finalement à me dégager en rampant.

Soudain, je sentis une puanteur de soufre dans l’air. « Ça doit être une bombe incendiaire… » Machinalement, avec le linge que je portais à la ceinture, j’essuyai vigoureusement mon nez et ma bouche. C’est alors que, pour la première fois, j’éprouvai une sensation anormale au visage. Quand je sentis la peau de mon visage se détacher d’un seul coup, je tressaillis. « Quelle horreur ! Cette main… » La peau de ma main droite, de la deuxième phalange au bout des doigts, partait en lambeaux. Et la peau de toute la main gauche se détachait, elle aussi, comme un gant.
« Ça y est ! Des brûlures ! … » Ce gémissement m’échappa du fond de l’âme et je me dis que mon visage, que je ne pouvais voir, était dans le même état. « Tout à l’heure, en écartant ces morceaux de bois comme une éperdue pour me dégager, j’ai dû me blesser aux mains et au visage couverts de brûlures. C’est la fin ! » A bout de force, je m’accroupis sur place. Mais je réalisai soudain qu’il n’y avait personne autour de moi. « Qu’est-ce qui est arrivé ? Et tous ceux qui étaient avec moi ? Et Mme Yamaguchi, qu’est-ce qu’elle est devenue ? » Une brusque épouvante me poussa à fuir: je me mis à courir, hors de moi. Mais où aller ? Dans quelle direction ? Tout était jonché de débris de bois et de tuiles… Comment aurait-on pu s’y retrouver ?

Il y a un instant à peine, il faisait si beau, et maintenant… Tout était plongé dans une obscurité crépusculaire et ma vue était troublée comme par un brouillard. « Serait-ce que je suis devenue folle ? » En regardant autour de moi, j’aperçus des silhouettes qui s’éloignaient en courant sur le pont. « Ah oui, c’est le pont Tsurumi-bashi. Il faut que je le traverse vite moi aussi, c’est l’unique chance de salut. »

Sautant par-dessus débris et gravats, je m’élançai comme une folle vers le pont. Quel spectacle ! Une foule innombrable grouillait dans l’eau sous le pont. Tous – s’agissait-il d’hommes ou de femmes ? – sans exception, le visage grisâtre et boursouflé, les cheveux hérissés, agitant les bras vers le ciel, poussant des gémissements étranglés, ils se bousculaient: c’était à qui se jetterait le plus vite à l’eau. Exposée à des rayons si intenses que mon mompé [2] tombait en loques, je souffrais comme une écorchée. Juste au moment de me lancer à l’eau, je me souvins ne pas savoir nager. Revenue sur le pont, je tombai sur une malheureuse lycéenne qui errait comme une somnambule et que j’encourageai d’un « Vite ! Vite ! » en courant vers l’autre rive: un coup d’œil par-dessus mon épaule me fit voir une mer de feu s’étendant du quartier Takeyacho jusqu’à celui de Hatchobori et moi qui croyais que la bombe n’avait touché que les alentours…

Tout en courant, je me répétais le nom de mes trois enfants et ne cessais de m’encourager: « Non, non ! Maman ne va pas se laisser mourir comme ça ! Ne vous inquiétez pas ! » J’ai beau essayer mais impossible de me rappeler où et comment m’entraîna ma course. Mais les innombrables scènes atroces que je rencontrai en chemin restent à jamais gravées dans mes rétines.

Où je vis cette scène, je l’ignore: tandis qu’une jeune femme, peut-être une maman, couverte de sang du visage aux épaules, tentait de s’élancer dans une maison en proie aux flammes et criait sans arrêt « Mon petit ! Mon petit ! », un homme s’efforçait de la retenir dans ses bras mais elle, furie démente, ne cessait de hurler: « Lâche-moi ! Lâche-moi ! Ah, mon petit, il va mourir brûlé ! »

Comme il me semble avoir emprunté une avenue où passe le tram, j’ai probablement dû suivre l’avenue Matoba qui mène au Champ de Manœuvres de l’Est. Je traversai le pont Kojin-bashi – je ne savais pas alors qu’il s’agissait de ce pont-là – ; débarrassé de son parapet si solide en béton armé, sans doute soufflé par l’explosion, il paraissait terriblement instable. Sous le pont, comme chiens et chats crevés, le courant charriait d’innombrables cadavres aux chairs desquels collaient encore des lambeaux d’étoffe. Près de la berge, une femme était étendue sur le dos, la poitrine ouverte d’où jaillissait le sang à gros bouillons. Spectacle horrible ! Une telle atrocité est-elle possible dans ce monde ?
L’enfer, que ma grand-mère décrivait si souvent à la petite fille que j’avais été, le voilà qui, soudain, avait surgi devant mes yeux.
Je finis par me retrouver au milieu du Champ de Manœuvres et m’y accroupis.

Même en comptant les détours, je mis certainement moins de deux heures pour aller à pied du quartier Tsurumi-cho au Champ de Manœuvres mais le ciel, bien que moins sombre qu’au moment de l’explosion, restait couvert et le soleil, encore caché derrière d’épais nuages, répandait une lueur blafarde.

C’est à partir de ce moment-là que mes brûlures commencèrent peu à peu à me faire souffrir. Mais à la différence des douleurs aiguës qu’infligent normalement les brûlures, il s’agissait plutôt de douleurs sourdes qui m’atteignaient de loin dans un corps qui n’était pas moi. Une sécrétion jaune suintait de mes mains écorchées et tombait en gouttes de la grosseur d’un pois. Mon visage devait avoir le même aspect épouvantable. Autour de moi, des écoliers et des écolières des équipes du Service Bénévole, se tordant sur le sol, hurlaient en délire. Contre quoi décharger la fureur irrépressible que souleva au plus profond de moi-même la vue insupportable de ces pauvres corps brûlés et ensanglantés ? Même des enfants… Ces écoliers qui s’éteignaient l’un après l’autre sous mes yeux en appelant leur mère dans leur agonie, que pouvais-je faire pour eux ?

Rassemblant mes dernières forces physiques et mentales, je me mis à marcher à la suite des gens qui gagnaient les collines. Il pouvait être aux environs de 3 heures de l’après-midi. J’avais dû rester bien longtemps, comme prostrée, assise au milieu du Champ de Manœuvres. Où que se portât ma vue affaiblie, elle ne rencontrait qu’une mer de flammes qui embrasait déjà la gare et le quartier Atago-cho. « C’est incroyable que tu aies réussi finalement à fuir jusqu’ici ! »

Peu à peu, je sentis mon visage s’enfler. Portant prudemment mes mains aux joues, je les retirai pour me rendre compte que la largeur de mon visage avait presque doublé. Mon champ visuel se réduisait de plus en plus. Mon, Dieu ! Je vais finir aveugle ! Fuir jusqu’ici et ne pas réussir à échapper à mon malheureux destin ! Longeant le pied des collines, j’atteins le village de Tosaka. Sur la route, un défilé ininterrompu de brancards. Des charrettes et des camions emportent leur chargement de blessés et de cadavres qui n’ont plus rien d’humain. Sur les bas-côtés, erre une foule de somnambules.

Avec ce qui me restait de vue, je cherchai un lieu sûr à l’écart du passage des camions, décidée à m’abandonner paisiblement à mon sort quel qu’il fût. Je scrutais mon faible champ de vision quand soudain j’aperçus, accroupie là, ma sœur :
- C’est moi ! Au secours ! Instinctivement, je me précipitai vers elle. Après un moment d’hésitation, ma sœur finit sans doute par me reconnaître :
- Ah, ma pauvre Futaba ! Dans quel état…
Ne trouvant plus ses mots, elle m’attira dans ses bras.
- Je perds la vue. Conduis-moi à mes enfants
- Ne t’inquiète pas, me répondit-elle toute troublée, je ne te laisserai pas mourir… Je t’emmènerai à la maison quoi qu’il arrive. Et regardant mon corps meurtri :
- Ma pauvre petite ! Comme te voilà…
Le visage en larmes, elle m’étendit sur un tapis d’herbe. C’est à ce moment que je ressentis comme jamais combien il est réconfortant d’avoir une famille. Si alors je n’avais pas rencontré ma sœur, jamais je n’aurais pu survivre. Quant à elle, elle était blessée à la tête et aux jambes mais sans gravité.

Allongée à côté d’elle, vaincue peut-être par cette douceur, je perdis complètement la vue et mes jambes refusèrent de me porter. Le vrai crépuscule approchait sans doute, mon corps, vêtu du seul mompé brûlé et en loques, frissonna.

Ma sœur m’installa dans une charrette qu’elle venait d’emprunter quelque part et me dit que nous irions au poste de secours installé à l’école primaire de Yaga, à quatre kilomètres de là. Je sentais mes forces m’abandonner en même temps que ma vue. Je ne veux pas mourir. Je ne veux pas mourir avant de revoir mes enfants ! La vie m’était plus chère que jamais.

J’appris plus tard qu’il faisait déjà nuit lorsque nous sommes arrivées. A partir de là, mes souvenirs s’estompent. Il paraît que d’innombrables blessés et des cadavres se trouvaient déjà entassés au poste de secours. Je ne trouve pas les mots pour exprimer ce qu’il en coûta à ma sœur de passer ces deux nuits auprès de moi au poste de secours. J’avais perdu conscience et ne cessais de délirer . « Vite ! Conduis-moi à mes enfants ! » Comme, malgré ce que me déconseillait le médecin, j’insistais pour mourir à tout prix auprès de mes enfants, on me mit dans le train, à même mon brancard. J’arrivai, le 8 août, chez de la parenté à Kamisugi-mura où le médecin du village, en me voyant, s’exclama: « Mais c’est horrible ! » et déclara que mon état était désespéré. Ce même soir, mes enfants, qui étaient réfugiés chez un autre de mes parents, à huit kilomètres de là, accoururent.
- Maman !
A ce cri de mes enfants qui s’agrippaient à moi, je sentis mon âme arrachée du fin fond de l’enfer.
- Rassurez-vous ! Les blessures de maman ne sont pas graves, dis-je en respirant l’odeur de mes enfants qui, tout en larmes, se serraient contre moi. A partir de ce soir-là, ma fille aînée de quatorze ans ne quitta plus sa mère immobilisée sous les pansements qui couvraient bras et visage.

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Un survivant. Photographie d’après le documentaire « La génération immolée » de Tachibana Yûten.

C’est le quatrième jour après mon arrivée dans ce village, le 11 août, alors que, au fond de moi-même, j’avais presque déjà perdu l’espoir de le revoir, que mon mari vint nous retrouver. Serrés tout contre leur père, les enfants pleuraient de joie.
Étant alors au plus critique de mon état, je me rassurai: « Ah, tant mieux pour les enfants ! Même si je disparais, ils auront au moins leur père. » Fugitive consolation: c’est lui qui, en crachant du sang le matin du 13, trois jours après son arrivée et bien qu’il fût sans blessure apparente, laissant une femme elle-même au bord de la tombe et trois pauvres enfants, hélas ! s’éteignit. Dire que nous avions été mari et femme durant seize années et je n’avais pu recueillir le dernier souffle de cet homme qui avait fait de sa profession une vocation et qui laissait tant de choses à réaliser: j’en étais inconsolable.
- Maman !
Oh ! la voix de mon petit garçon venu s’asseoir à mon chevet, quel déchirement ! J’en pleure encore aujourd’hui. « Mes pauvres enfants ! Je ne dois pas mourir, non, je n’en ferai pas des orphelins ! » Je ne cessais d’implorer l’âme de mon mari. Toujours condamnée, j’échappai à la mort par miracle.

Mes yeux se sont rouverts plus vite que je ne le croyais, à tel point qu’une vingtaine de jours plus tard je pus distinguer vaguement le visage de mes enfants. Mais l’été se termina et l’automne vint sans que les brûlures au visage et aux mains guérissent, bien au contraire, l’épiderme ne pouvant pas se reconstituer, la chair des plaies se décomposait, prenant l’aspect de la tomate écrasée. Au début du mois d’octobre, j’étais suffisamment rétablie pour pouvoir me redresser sur mon lit, mais j’eus besoin de deux mois encore pour me mettre debout et marcher.

Après le Nouvel An, je fus enfin libérée des pansements, mais mon visage et mes mains étaient ceux d’une autre. En effet, le lobe de l’oreille gauche était réduit de moitié, une chéloïde grande comme la paume de la main crispait la joue gauche, la bouche et le cou. Quant à la main droite, une chéloïde de cinq centimètres couvrait le petit doigt et les deux premières phalanges des autres. Et les cinq doigts de la main gauche étaient complètement soudés.

On avait fait de moi une infirme et je me demandais désespérément comment j’allais pouvoir vivre avec mes trois jeunes enfants. Nous fûmes pris dans la tourmente de l’inflation de l’après-guerre.

C’est enfin en avril 1947, à la veille d’être littéralement sur le pavé, que mes enfants et moi, nous avons été sauvés par le Chugoku-Shimbun, le journal où mon mari avait travaillé. Je n’oublierai jamais de toute ma vie la joie que le journal m’a procurée en me donnant du travail.
Cinq ans déjà se sont écoulés et si, depuis ce jour, supportant la honte et l’humiliation de mon hideuse infirmité, j’ai continué à travailler, c’est pour mes enfants, oui, uniquement pour eux.

[1] Association de quartier pour la défense civile.
[2] Pantalon d’étoffe grossière porté par les femmes pour les travaux de force ou dans des situations d’urgence.

 

Extrait de « Pika Don! la leçon de Hiroshima »,

 Deux jours

de cauchemar

Hideo Shimpo, commerçant, 43 ans.

Atomisé â 1 300 mètres de l’hypocentre,

sur l’avenue du tramway Teppomachi.

Souvenirs du 6 août

Ce matin-là, depuis 5 heures et demie environ, je travaillais, avec les membres du tonarigumi, sur un chantier de démolition préventive. Ce chantier, situé à cinquante mètres de chez nous du côté ouest de l’avenue du tram, comptait une douzaine de maisons adjacentes à l’arsenal. L’opération se déroulait de la manière suivante : les soldats arrivaient, sciaient le pilier central par le milieu et, en tirant sur une corde qu’ils y attachaient, ils abattaient la maison. Le travail devait donc commencer par le déblayage des tuiles sous lesquelles la maison était aplatie.
Malgré l’heure encore matinale, le soleil tapait déjà. Au bout de deux heures, nous fîmes une pause. Certains en profitèrent soit pour aller chercher des outils nécessaires, soit pour aller se débarbouiller à l’eau fraîche ; quant à ma femme Yayoko, qui travaillait également là, elle rentra allaiter le petit qu’elle portait sur son dos. Ce fut au moment où, me demandant comment on allait se débarrasser de toutes ces tuiles qui restaient, je m’éloignai de deux ou trois pas du toit…

Pika ! Un formidable éclair d’un blanc jaunâtre et – Shaaahhh – un violent fracas (celui que ferait une tôle tirée du milieu d’une pile) m’emportent dans leur souffle.

Puis un trou noir qui dure un bon moment. « Ça y est ! On a été bombardés ! » me dis-je et, conformément à ce qu’on nous a appris au cours des exercices, je me mets à plat ventre en me protégeant les yeux, le nez et les oreilles. Des pierres et des débris de bois pleuvent sur mon dos. Je relève un peu la tête. Tout est plongé dans l’obscurité d’une fumée noire. Il règne un calme étonnant.

Je risque un second coup d’œil. Je vois à un mètre environ. J’ai été projeté sur l’avenue du tram, un bond de six mètres. J’essaye de bouger. Pas de blessure, semble-t-il. Brusquement, un cri d’enfant. C’est vrai ! Ma fille Hisako jouait près de nous. Je me précipite instinctivement dans la direction des cris. Elle passe à ma portée. Je la prends sous mon bras. Le visage noir de poussière, elle saigne de la bouche et du nez. Dans cette demi-obscurité, je me dirige vers notre maison. Sur l’avenue du tram, un fouillis de poteaux, de fils électriques et de caténaires jonchent la chaussée. Les maisons du côté est, ayant perdu leurs murs de terre, ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes. La plupart sont à moitié détruites. Des gens errent, muets. J’arrive chez nous. La maison est à moitié détruite. Impossible d’y entrer. Le voisin, M. Yamamoto, sortant nu de la citerne d’incendie me dit qu’« on y a eu droit ». Moi, à pleins poumons : «Yayoko ! » J’appelle ma femme mais pas de réponse. En désespoir de cause, je fais le tour par derrière, côté jardin Shukkeien (nous en avions fait notre issue de secours). «Yayoko ! Yayoko ! » Mais toujours pas de réponse. Portant toujours ma fille, j’essaye encore une fois d’entrer dans notre maison et voilà qu’en sort ma femme, avec dans ses bras le petit Mamoru couvert de sang. Hisako et Mamoru regardent tour à tour le visage de leurs parents, trop terrorisés pour pleurer.

J’étais rassuré de voir toute la famille réunie. Comme je demandais à ma femme s’il y avait des médicaments, elle me répondit qu’elle n’en savait rien. J’entrai donc à l’intérieur pour chercher la trousse de secours. Tout était couvert de gravats, impossible de retrouver l’équipement de protection antiaérienne ni la trousse. Les armoires soutenaient le plafond de la grande pièce du fond qui s’était effondré. Armoires et tiroirs sont ouverts, tout est plein de poussière. J’eus beau chercher, pas de médicaments. Je finis par renoncer et sortis par derrière. Là je tombai sur cinq ou six personnes qui avaient travaillé sur le chantier en train de se concerter sur le moyen de trouver un refuge au plus vite. La fille aînée de notre voisin, M. Yamamoto, avait une vilaine blessure au flanc. Une enfant d’à peine trois ans : pourvu qu’on arrive à la sauver ! En tout cas, il fallait des médicaments.

J’entrai au hasard dans un abri antiaérien. En voilà ! En voilà ! Une trousse de premiers secours. C’était celle que j’avais emportée au cours de l’alerte de la veille. Pour les enfants et les voisins, mercurochrome et pansements ; et il y avait aussi M. Sakamoto portant sur son dos un enfant de trois ans très grièvement blessé. Je lui fis une piqûre de camphre.

« Monsieur Shimpo ! » Un voisin m’appelle. Sous les décombres de sa maison effondrée on ne voit que le visage de sa femme implorant de l’aide. Pendant qu’on essaye de la dégager en déplaçant les poutres, elle supplie d’une voix faible : « Ne vous occupez pas de moi niais sauvez mon petit, là-dessous ! » Sous la poutre principale, on aperçoit un garçonnet de deux ans, la poitrine écrasée, mort. Et elle, qui n’en sait encore rien, demande qu’on ne s’occupe pas d’elle pour sauver son fils ! Qu’il est émouvant le cri de l’amour maternel ! A trois, nous essayons du moins de dégager la mère, mais les poutres refusent de bouger. Je sors sur l’avenue pour chercher du renfort.

Une foule se dirigeait vers le nord. Impossible de demander de l’aide à des gens dans cet état. Tous étaient grièvement blessés. « L’hôpital Teijin, c’est par là ? » Ceux qui me demandaient cela étaient à demi nus, vêtus de haillons, couverts de brûlures et de sang : oui, tous de grands blessés. Ce qui leur restait de cheveux n’est qu’une tignasse hérissée. A cause des brûlures, ils tenaient leurs bras levés à mi-corps, incapables de les faire bouger. Spectacle terrifiant. En voyant ce défilé, quêtant du secours d’hôpital en hôpital, se déplacer sur fond de maisons détruites et de fils électriques arrachés, je me dis que ce monde était devenu l’enfer.

Il ne me restait plus qu’à retourner d’où je venais. Comme il semblait que la voisine allait pouvoir être dégagée, je décidai de rentrer chez moi pour l’instant. Les deux enfants étaient blottis contre leur mère, sans une larme. Le dos de ma femme était en sang et ses vêtements en lambeaux.

Avant que ne tombe la bombe incendiaire suivante, on décida, entre voisins, de se mettre au plus vite en quête d’un abri sûr. Le feu avait pris à trois cents mètres plus au sud. Nous n’échapperions pas à l’incendie. La solution adoptée fut de se réfugier immédiatement sur les berges derrière le jardin Shukkeien. Dans le jardin, partout, des arbres renversés par le souffle de l’explosion gênaient le passage.

Arrivés à un endroit qui nous sembla favorable, nous tombâmes sur une centaine de réfugiés qui avaient eu la même idée que nous. Nous avions décidé que lorsqu’on nous aurait attribué notre place, je retournerais chez nous pour y prendre quelques meubles, mais il fallut renoncer à ce projet.

Hisako semblait beaucoup souffrir de ses brûlures. Je lui refis un badigeon de mercurochrome et comme sa respiration se faisait difficile, je la piquai au camphre. C’est tout ce que je pouvais faire pour elle. Le nombre de réfugiés ne cessait d’augmenter. Parmi eux, beaucoup de soldats grièvement brûlés. Sous le flot des arrivants, ceux qui se trouvaient au bord de l’eau y furent poussés. La même chose avait dû se produire en amont : le courant charriait beaucoup de cadavres.

A trois cents mètres d’ici, en amont, se trouvait le pont Tokiwa-bashi et à cent mètres plus haut, le pont du chemin de fer. A l’extrémité est de ce pont, un train de marchandises avait déraillé par le souffle de l’explosion et le feu se propageait à partir de la locomotive. A l’extrémité du pont Tokiwa-bashi, le feu avait pris dans le garage des pompiers. De l’autre côté de la rivière aussi, le feu gagnait un peu partout. Il devait être 2 heures de l’après-midi. Un vrombissement de B29 se fit entendre dans le ciel. Ce fut à ce moment précis : toutes les maisons aux alentours du jardin Sanjuen prennent feu, l’incendie est d’une telle violence que toute la berge devient une colonne de feu provoquant une immense trombe s’élevant à une quarantaine de mètres et qui entraîne dans son tourbillon de flammes tout ce qui se trouve sur son passage. Ce que j’ai pris pour des réfugiés se reposant sur les berges, sont en fait des cadavres dont les flammes s’emparent aussitôt.

La trombe provoqua un vent violent qui balaya tout sur son passage, soulevant de grosses vagues sur la rivière. Nous-mêmes étions tous aspirés dans la direction du tourbillon. Certains furent entraînés dans le courant de la rivière.

Puis de grosses gouttes se mirent à tomber. Cette « pluie » ne pouvait tomber d’un ciel d’été torride. Certains criaient que les B29 nous arrosaient d’essence. Je regardai la surface de l’eau. S’il s’agissait d’essence elle devait flotter à la surface. Or, il n’en était rien. Je me dis qu’à cause de la trombe, l’eau de la rivière avait été aspirée et retombait maintenant en pluie. Cette pluie ne tarda d’ailleurs pas à cesser et la trombe s’évanouit.

Comme les bosquets du Shukkeien qui avaient crépité dans les flammes commençaient à s’éteindre, je discutai avec M.K. s’il ne vaudrait pas mieux aller voir ce qu’il en était de notre maison. La cohue des réfugiés ne cessait d’augmenter. La plupart étaient des brûlés. Les morts commençaient déjà à se faire nombreux. Je dus me frayer un passage. Dans le célèbre jardin, lanternes de pierre renversées, arbres séculaires calcinés : à croire que la trombe de feu était passée là aussi. Même le gazon avait brûlé. J’arrivai derrière notre maison. Comme je m’y attendais, tout était en cendres. Du côté ouest, les entrepôts de l’arsenal et en particulier un bâtiment de briques à un étage, large de quinze mètres et long de quatre-vingt-dix, tout avait disparu, si bien que la vue s’étendait vers l’ouest jusqu’à l’horizon. Du côté de Hatchobori aussi, tout avait brûlé, seule se dressait encore la carcasse calcinée du grand magasin Fukuya.

Sur l’avenue du tram brûlante et presque déserte, une silhouette toute nue, un vague chiffon autour des hanches, se traîne à grand-peine et m’appelle « Hideo ! C’est moi ! » Mon frère. Son corps était boursouflé de brûlures : je ne l’ai pas reconnu tout de suite.
- Courage, Yasuo ! Et la famille ?
- Je n’en sais rien, répondit-il en s’effondrant.
Je voulus me précipiter à ses côtés, mais les décombres de maisons mal éteints nous séparaient.
- Tiens bon ! Je vais te faire une piqûre !
Je revins sur mes pas, pris la trousse de secours et, avec un détour d’une centaine de mètres, je me retrouvai sur l’avenue. Mon frère (quarante ans) y était étendu. De vilaines plaies. La peau s’était détachée et pendait.
- Yasuo, tiens bon ! Je ne te laisserai pas mourir ! Et tout en pleurant, je lui fis une piqûre de camphre. Mon frère gémissait de douleur, le souffle haletant. Après un moment de repos, j’essayai de marcher en passant son bras sur mon épaule. De son bras et de tout son corps suintait un liquide : j’en fus trempé moi aussi. Le voisin, M. Yamamoto, passait par là.
- C’est Yasuo ? Mais c’est affreux ! s’écria-t-il et, grâce à son aide, nous ramenâmes le blessé jusqu’à la berge.
En chemin, alors que je me demandais ce qu’étaient devenus les autres membres de la famille de mon frère, je vis un enfant assis sur une pierre au bord de la rue. Caché sous l’épais capuchon de protection, je reconnus le visage du fils aîné de mon frère, Katsuyuki (huit ans). Un cri m’échappa:
- Katsuyuki ! Quelle chance ! Viens vite ! C’est moi, oncle Hideo ! et je le tirai par la main.
- C’est qui, ça ? demanda-t-il.
- Ça, c’est ton père…
- Mon papa ?
Celui-ci était tellement défiguré que même son propre fils semblait ne pas pouvoir le reconnaître. Alors qu’il avait réussi à marcher jusque-là, l’enfant lui aussi s’effondra.
- J’ai mal !
Je lui retirai son capuchon : la moitié du visage et du corps était couverte de brûlures. Je les fis se reposer tous les deux sur la berge, auprès des miens. A leur vue, ma femme ne put retenir ses larmes
- Les pauvres ! Quelle horreur…

Le soir approchait. Partout, le feu, ayant tout dévoré, perdait de son intensité. Les gens valides se dispersèrent, chacun en quête d’un abri pour la nuit. Il ne restait que les blessés graves et leur famille. Beaucoup de ceux qui semblaient dormir étaient en fait des cadavres. Les blessés suppliaient qu’on leur donne de l’eau. En sortant de chez moi, j’avais emporté une grande bouteille d’eau pure que je fis boire aux enfants et à d’autres blessés. Puis remplissant la bouteille à la rivière, je bus moi-même et fis boire à la ronde. C’était au point que pour faire boire mes propres enfants, il fallait que je retourne remplir ma bouteille quatre ou cinq fois avant d’arriver à eux. Je savais qu’il ne faut pas faire boire des brûlés, mais comme tous ces blessés étaient moribonds, je ne pouvais leur refuser cette ultime consolation. De grands blessés, rampant jusqu’au bord de l’eau, mouraient le visage plongé dans le courant.

Cette longue journée d’été touchait à sa fin. Des incendies embrasaient le ciel nocturne. Je me mis à songer que les morts de la catastrophe d’aujourd’hui devaient être innombrables. S’il existait un Dieu ou un Bouddha, quelque signe étrange devait apparaître mais mes yeux tournés vers l’immense ciel nocturne ne découvrirent ni au firmament ni sur terre le moindre changement. Le coeur plein d’une vague colère, il ne me restait qu’à contempler le rougeoiement des incendies.

Même en plein été, vers minuit, il commence à faire froid. Avec nos légères tenues d’été, d’ailleurs le plus souvent réduites à des loques, ou encore tout nus, nous souffrons d’autant plus du froid : un peu partout des voix s’en plaignent. Avec de faibles sanglots. Des voix à l’agonie. Des murmures appellent qui une mère, qui une femme, qui un mari : cauchemar !

Mon frère Yasuo se plaignait aussi du froid et de ses douleurs, mais que faire ? Nuit froide, pénible, misérable…

Durant toute cette nuit, je continuai à abreuver famille et inconnus, l’ultime consolation… Je remplissais ma bouteille en écartant les cadavres. Moi aussi, bien sûr, j’en buvais.

Souvenirs du 7 août

Le soleil d’été darde ses rayons indifférents sur Hiroshima en cendres. Le nombre des réfugiés a diminué mais celui des morts a beaucoup augmenté. Ce qui frappe surtout, c’est le nombre de soldats grièvement brûlés. A mesure que les heures passent, les plaies des brûlures, qui semblent n’avoir épargné personne, apparaissent plus nettement. A jeun depuis la veille au matin, je n’ai guère d’appétit. Je ne peux avaler que de l’eau. Un voisin apporte des boules de riz reçues au Champ de Manoeuvres de l’Est mais personne n’en mange. Moi aussi, je n’en prends qu’une bouchée. Les enfants de moins de dix ans, sous l’action conjuguée des blessures et des rayons directs du soleil, souffrent tous d’encéphalite. Ma fille Hisako et mon neveu Katsuyuki, le corps enflé, en sont atteints aussi et délirent. Je me dis que leur cas ainsi que celui de Yasuo, mon frère, sont désespérés.

A 2 heures de l’après-midi, Katsuyuki mourut. A 3 heures, arriva enfin une équipe médicale d’Okayama. Je demandai immédiatement qu’on examinât les miens. On transporta mon frère en brancard sur les vingt mètres qui nous séparaient du poste médical. Ce déplacement sembla le faire atrocement souffrir. Une trentaine de blessés graves se trouvaient déjà près du médecin mais ils moururent l’un après l’autre.
Vint le tour de mon frère. A sa vue, le médecin hocha la tête : « Le pauvre homme ! C’est affreux… » et il lui fit une piqûre directement dans le coeur. Au bout d’un moment, mon frère ouvrit les yeux, me regarda sans force mais ne put articuler un mot.
- Tu souffres ? Le médecin est là… Tu vas être soulagé…

Mais ses yeux se refermèrent et il fut pris de convulsions. C’est ainsi qu’il mourut. Ma femme et des voisins accoururent. Nous allongeâmes Yasuo à côté de Katsuyuki, mort une heure auparavant : « Allez en paradis tous les deux ! » Tel fut mon dernier et douloureux adieu.
Voici ce que me rapporta ma femme de la visite médicale au poste de secours militaire installé à l’entrée du jardin Shukkeien.
- Ce sont des éclats de verre qui vous ont fait ces vilaines blessures, madame ? dit l’infirmière.
- Oui, c’était près de l’arsenal, une bombe est tombée tout près.
- L’enquête de l’armée est en cours mais pour l’instant on n’a trouvé aucune trace de bombe. On pense donc que Hiroshima a été détruite par l’explosion d’un engin d’un type nouveau. Il paraît que l’enquête continue.

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Le 7 août, au poste de quarantaine militaire de Ninoshima, à environ 4 kilomètres au large de Hiroshima. Beaucoup de ceux atteints de profondes brûlures dues à la chaleur de l’explosion, restent étendus ainsi sans bouger, respirant à peine, jusqu’à ce que la vie s’en aille. (Photo Masayoshi Onuka)

C’est ainsi que, pour la première fois, j’entendis parler d’une bombe atomique. Les voisins se rendirent sur la place derrière notre maison brûlée. Emmenant nos enfants, nous fîmes de même. Un repas fut préparé avec les ustensiles que le feu avait épargnés : ce premier repas chaud, après un jeûne de plus de trente cinq heures, fut un régal.

Soir. Au milieu des cadavres, celui d’une femme allongée. Un enfant de quatre ou cinq ans joue près d’elle. Il ignore que sa mère est morte et doit croire qu’elle dort. Pauvre petit ! Je m’en occuperais bien mais avec des enfants blessés, eux-mêmes mourants, que faire ?

Encore une nuit à la belle étoile : nous nous étendons à même le sol, tous les quatre, les deux enfants entre ma femme et moi. Souffrant d’encéphalite, Hisako, tout en cherchant de la main le corps de sa mère, dit d’une voix très nette:
- Maman ! Maman !
Ma femme la rassure
- Maman est là et papa aussi…
- Maman, Hisako ne voit plus rien !
Ma femme et moi, tout en serrant les mains de la petite.
- On va tous faire dodo avec toi ici. Mamoru est là aussi…
A ce moment, elle semble s’endormir, rassurée, mais elle vient de glisser dans son dernier sommeil.

En pensant à tous ceux qui étaient morts dans la solitude, cherchant qui son fils, qui sa mère, je me dis qu’elle avait au moins eu la consolation de mourir dans les bras de ses parents. Je me levai en pleine nuit et parcourus des yeux l’horizon. Des dizaines de milliers de cadavres gisaient dans les cendres d’Hiroshima. Si tous ceux qui étaient morts soit dans la colère soit instantanément avaient une âme, c’est maintenant qu’elles devaient apparaître. Mais je ne vis rien.

Les jours suivants

Cette vie en plein air, dans le jardin Shukkeien, ne pouvait durer. Nous nous mîmes alors à mener une existence errante, allant d’un parent chez l’autre. Ma femme marchait, portant le petit sur son dos encore à vif. Quant à moi, dès que je me reposais quelque part, la fièvre me terrassait. Mais je ne pouvais laisser mes affaires en plan : je dus donc retourner sur les décombres de ma maison pour mettre de l’ordre dans ce qui restait de mon commerce. Début septembre, je m’étais également rendu chez mon frère cadet, dans le département de Yamaguchi, où ma fille aînée était réfugiée.

Un jour de canicule, alors que j’étais torse nu, un voisin me dit:
- Monsieur Shimpo, vous avez des taches. C’est le mal atomique. Beaucoup de gens en meurent…

Comme c’était samedi, les hôpitaux étaient fermés. J’y allai donc le lundi suivant. Alors que je faisais la queue derrière une cinquantaine de malades, je m’effondrai. J’avais des picotements au visage, je me sentais très mal. Quand vint mon tour d’être examiné, le médecin laissa tomber le verdict – Il est trop tard !

On me prescrivit une injection de sérum tous les deux jours. Dans notre baraque, je souffrais d’une forte fièvre et respirais avec peine. Je me faisais rafraîchir la tête et la poitrine. Chose qu’elle n’avait jamais faite, ma femme devait me faire des injections. Il s’agissait d’un simple fébrifuge mais qui eut de l’effet j’allai mieux et le 20 septembre, au grand étonnement du médecin, j’étais complètement rétabli.

Vinrent ensuite les problèmes de nourriture : à un moment, on ne nous distribua que des haricots pendant dix jours. Mamoru et mon second fils, Tadataka, revenu de la campagne, souffraient de la colique. Ma femme, manquant de vitamines B, ne pouvait plus marcher. C’était au point que je me demandais qui des trois allait nous quitter le premier : malgré tous les efforts du médecin, ce fut Mamoru qui s’éteignit le 20 octobre. Par solidarité, les voisins nous aidèrent aux préparatifs des funérailles de Mamoru et c’est de la main de son père en larmes que le pauvre petit fut incinéré.

 

 Témoignage de Madame

Tomiko MATSUMOTO

* Au moment du bombardement atomique, elle avait 13 ans. Elle était dans un lycée de fille, en 2ème année. Elle se trouvait à l’école pour le rassemblement du matin, à 1,4 Km de l’hypocentre (point d’impact au sol au dessus duquel la bombe a explosé).

Je voudrais commencer par vous

raconter la vie pendant la guerre.

Vers 1943-1944, la guerre est devenue de plus en plus terrible. Nous étions affamés car il n’y avait presque plus de nourriture. A cette époque on ne pouvait plus acheter de riz sans tickets de rationnement. Comme nous manquions de riz, l’aliment principal, nous avons commencé à mélanger de la patate douce, de la farine, du blé et du soja. Les rations alimentaires arrivaient souvent avec du retard, et nous avions tout le temps faim. En 1944, on ne pouvait ni trouver ni goûter des sucreries comme les bonbons.

Les attaques aériennes s’intensifiaient et

les grandes villes comme Tokyo, Osaka,

Kobe étaient devenues des cibles.

Hiroshima était une ville de garnison importante, plusieurs régiments y stationnaient mais elle n’avait pas encore été attaquée avant le 6 août 1945. Malgré cela, l’évacuation des écoliers vers la campagne avait commencé en prévision d’attaques aériennes éventuelles. Les enfants étant au CM1 ou dans une classe supérieure ont du quitter leurs parents pour être évacués collectivement à la campagne. Comme nous manquions d’alimentation, notamment de légumes, les cours d’école étaient devenues des jardins potagers. On fabriquait aussi des abris en prévision d’ attaques aériennes. C’était une époque difficile à vivre.

Je suis entrée au lycée en avril 1944, je ne me souviens pas d’avoir assister à la cérémonie de rentrée traditionnelle au Japon. Il n’y avait pratiquement pas de cours. Chaque jour, nous faisions des exercices de lutte contre les incendies et des exercices d’évacuation dès que nous entendions les sirènes. Après avoir fait une heure de cours dans la matinée, nous cultivions le jardin. Les élèves de première et seconde année avaient été mobilisés pour réaliser des zones coupe-feu en démolissant des maisons pour empêcher les incendies de se propager en cas d’ attaque aérienne. Comme les élèves plus âgées devaient travailler dans les usines d’armement, elles ne venaient plus au lycée. Sans tickets de rationnent pour les vêtements, nous ne pouvions pas en acheter. Alors, nous fabriquions des Monpé, une sorte de pantalons, en coupant les Kimonos de nos mères. A cette époque, il était interdit de porter autre chose que des pantalons.

Le 6 Août 1945 était un jour de travail à la destruction des maisons pour notre classe. Ce matin là, il y a eu une alerte aérienne, mais elle a été levée peu de temps après. Nous sommes retournées au lycée.

A cette époque, les personnes n’étant pas malades ne pouvaient pas prendre le train ou le bus pour aller à l’école, par mesure d’économie. Ma maison se trouvait à Yokobori chô, un quartier situé à 1 Km de l’hypocentre. Mon école, elle, se trouvait à environ 1.4 Km de l’hypocentre, dans le quartier Minami takeya chô. J’allais à pied de Yokobori chô à Minami takeya chô. Je suis arrivée à l’école vers 8 heures, et j’ai attendu l’heure du rassemblement dans le bâtiment. A 8 heures 10, dès que la cloche a sonné pour le rassemblement, toutes les filles ont couru dans la cour. Juste au moment où j’arrivais devant l’estrade, je fus éblouie par une très forte lumière, comme je n’en avais jamais vu avant. C’était comme un flash orangeâtre, je me suis demandée si ce n’était pas le soleil qui nous tombait dessus. Quand j’ai repris connaissance, j’étais sous un bâtiment écroulé. J’ai réussi à sortir de sous les décombres. Tout était sombre, je ne voyais rien dans la fumée et la poussière.

Ce jour là, il y avait 330 élèves et 10 professeurs à l’école, mais quand je suis sortie, je n’ai vu personne. Pendant un instant j’ai hésité, je ne savais pas trop où m’enfuir, mais j’ai finalement décidé de quitter l’école. Quand je suis arrivée dans la rue, je m’attendais à voir de nombreuses maisons alignées, comme d’habitude, mais toutes étaient écroulées. On ne voyait plus la rue pour marcher. Dans la ville, des flammes s’élevaient partout. A côté de l’école, il y avait une petite montagne qui s’appelait « hijiyama ». Comme il me semblait impossible de rentrer chez moi, je me suis sauvée vers cette montagne « hijiyama ». J’ai encore cherché des amies. Comme je n’en ai vu aucune, je suis partie toute seule.

En traversant les décombres, j’entendais des voix appeler, répétant « aidez-moi…aidez-moi… » ou des bébés en pleurs, des plaintes. Je me suis fait attraper le pied par un homme dont le haut du corps sortait des décombres. Il était coincé au niveau de la hanche. Il me disait : « aidez-moi, aidez-moi, faites moi sortir ! » sans vouloir me lâcher. Mais comme il semblait impossible de le sortir de là avec ma force d’enfant, je me suis sauvée en repoussant sa main. Même maintenant, la voix de cette personne ne quitte pas mes oreilles. Je pense toujours à ce qui a pu lui arriver.

J’arrivai enfin au pont « tsurumibashi », proche de la montagne « hijiyama ». L’atmosphère était plus claire, on pouvait bien voir ce qui se passait. Les cheveux en partie brûlés et la peau décollée, on ne pouvait plus savoir si les gens étaient des hommes ou des femmes. Il y en avait dont la tête avait rougi, ou noirci et gonflé comme un potiron. De nombreux blessés se rassemblaient.

A coté du pont, les maisons toutes détruites avaient laissé place à un grand vide. C’est là que les gens venaient se réfugier. Je me demandais si tout ce que je voyais était réel. J’avais l’impression de vivre un cauchemar.

Jusque là, je ne me rendais pas compte dans quel état j’étais. En regardant les autres, je me suis demandée comment j’étais, j’ai passé mes mains sur ma tête. Elle était rêche, pleine de petits morceaux de verre plantés dans la peau. Mon visage était couvert de sang. J’ai posé par hasard ma main sur ma nuque. La peau s’est décollée d’un coup. J’ai regardé mes mains. La peau était tombée de mes épaules jusqu’au bout des doigts.
A mes pieds, la peau était retournée comme des chaussettes repliées. Ma chemise et mon pantalon avaient brûlé, étaient en lambeau et me collaient au corps. On peut dire que le seul endroit qui restait en bon état, c’est au niveau du ventre, parce qu’il y avait les sous-vêtements, le bas de ma chemise et le haut de mon pantalon. Quand j’ai vu dans quel état j’étais, j’ai perdu toute force et je me suis assise par terre. Je restais assise un petit moment, mais les flammes s’approchaient à toute vitesse en faisant tomber des étincelles sur moi. Je me disais qu’en restant assise là, je périrais par le feu. Je n’arrivais pas à me relever. Beaucoup de gens sautaient dans la rivière, mais je n’en avais pas le courage. Je me suis efforcée de me relever et j’ai commencé à traverser le pont. Des personnes tenant leur peau décollée à hauteur de leur poitrine, ressemblaient à des fantômes. Elles traversaient le pont l’une derrière l’autre. Au moment où je commençais à marcher derrière elles, j’ai regardé par hasard la rivière. Beaucoup de personnes entassées, étaient en train de couler. Elles étaient déjà mortes. D’autres s’efforçaient de nager pour rejoindre l’autre rive.

J’ai enfin pu parvenir à la montagne « hijiyama ». Sur cette montagne, les gens avaient creusé des abris pour se protéger en cas d’attaques aériennes. Ces abris étaient comme des tunnels profonds, mais il y avait déjà trop de monde. J’ai vu des personnes dont le visage n’avait plus de peau et d’autres complètement nues. J’avais vraiment l’impression d’être en enfer. A partir de ce moment là, je me suis sentie très mal, j’avais des nausées, des frissons et je n’arrêtais pas de trembler. J’ai encore cherché des amies, mais je n’en ai trouvé aucune. J’ai vu une personne qui essayait de remettre en place son œil sorti de son orbite, une autre qui avait une jambe presque détachée et un mort dont les vicaires étaient sortis. J’ai vu toutes sortes de corps atrocement mutilés.

Je me suis demandée ce qui s’était passé. Au début, j’ai cru que des bombes incendiaires étaient tombées sur l’école, mais comme il y avait tellement de personnes gravement blessées, je me suis dis qu’il s’était passé quelque chose de beaucoup plus terrible.

Enfin, des camions militaires sont arrivés pour emmener les blessés vers plusieurs établissements de secours. Ainsi je suis arrivée à la ville de Futyucho dans le canton de Aki après avoir passé deux montagnes. Je me suis retrouvée dans une salle d’école primaire en pleine montagne. La salle était déjà remplie de blessés. Dans cet endroit j’ai rencontré pour la première fois six amies et un professeur. Les visages de mes amies étaient tellement boursouflés qu’elles ne pouvaient rien voir. Elles avaient du être atteintes par la forte chaleur de l’explosion en plein visage. Leur corps était si déformé que je n’aurais pas pu les reconnaître sans entendre leur voix. Notre professeur est sorti pour aller chercher d’autres élèves, mais il n’est jamais revenu.

Allongées sur des nattes étalées à l’intérieur de la salle, nous n’avons pas reçu de soins immédiatement. Je n’arrivais plus à soulever ma tête ni à faire bouger mon corps. Une de mes amies qui était allongée à côté de moi, n’arrêtait pas de délirer depuis mon arrivée. Quand elle s’est calmée, je l’ai regardée. Elle était morte. L’angoisse me prit en pensant que je serais certainement la prochaine à mourir.

Ceux qui pouvaient marcher recevaient des soins dans un lieu séparé où l’on donnait des traitements de fortune. Mais comme nous n’étions pas capables de marcher, il fallut attendre jusqu’au soir. Il faisait déjà nuit quand quelqu’un est venu nous soigner. Comme il n’y avait pas de médicaments, on mettait de l’huile dans une bassine et on en versait sur nos blessures avec une cuillère en bois. Ce fût le seul soin reçu ce jour là.

A l’aube, d’autres amies sont mortes l’une après l’autre. Les cadavres posés sur de la paille ont été tirés vers l’extérieur et amassés au milieu de la cour. Ils formaient une sorte de montagne. Ces cadavres étaient incinérés après avoir été arrosés d’huile.
J’étais morte d’inquiétude. Chaque fois que je voyais une de mes amies mourir, je ne pouvais pas m’arrêter de pleurer. Je me sentais tellement seule et angoissée que je ne pouvais pas exprimer ma tristesse autrement.

Au bout de quelques jours, une mauvaise odeur commença à se faire sentir dans la salle.
Un mélange d’odeurs de pus, de sang, de toutes sortes de saletés, de cadavres brûlés. Cette odeur attirait beaucoup de mouches. Sans qu’on ne sache à quel moment, elles commencèrent à pondre des œufs. Ces œufs devinrent des asticots qui grouillaient sur les brûlures et les blessures. La douleur des brûlures et celle des asticots étaient si fortes qu’elles sont indescriptibles. Du plus, je n’avais pas la force d’enlever ces vers. Tous mes amies sont mortes, me laissant seule. Je ne savais plus quoi faire pour calmer mes inquiétudes. J’attendais impatiemment l’arrivée de quelqu’un de ma famille, mais je ne voyais personne venir me chercher. Je ne sais plus combien de temps a passé.

Un jour, quelqu’un de ce quartier est venu s’occuper de moi pour enlever les asticots qui étaient sur mes plaies, avec des baguettes. Cette personne m’a fait boire aussi un vin sucré en disant que cela me donnerait des forces. Elle a couvert mon corps presque nu avec un kimono léger d’été. Comme elle m’a proposé de contacter les gens que je souhaitais, je lui ai demandé de trouver des gens de mon quartier Yokoboricho. Alors, elle m’apprit que toute la ville d’Hiroshima avait brûlé et qu’elle ne pouvait pas y aller. En l’écoutant, pour la première fois, j’ai compris que Hiroshima avait disparu. En même temps, j’ai pensé à ma famille en souhaitant que mes parents et mes frères aient pu réussir à se sauver.

Le lendemain, la même personne est venue me demander si je n’avais pas de la famille à la campagne. Je savais que ma grande mère s’était réfugiée à Tomomura, mais il y a tellement de distance entre Fuchyu et ce village que je ne pouvais pas penser qu’il était possible de prendre contact avec elle. A ma grande surprise, cette personne a réussi. Quelques jours après, mon oncle est venu me chercher. D’après ses informations, mon oncle croyait que mes blessures n’étaient pas très, importantes. Il est arrivé à bicyclette. Mais comme je ne pouvais pas monter, il a posé un volet d’une fenêtre de l’école sur le guidon et le porte bagages de derrière. On m’a posée sur ce volet bien attachée pour rentrer au village. Dans ce village, aucun médecin, car tous étaient partis à Hiroshima pour les secours. Quand je suis arrivée, mon oncle n’avait plus de médicaments parce que de nombreux réfugiés déjà là étaient blessés eux aussi. Je ne trouvais même ni gaze ni pansements. On disait alors que le jus de concombre est efficace pour soigner les brûlures. Donc, ma grande mère râpait chaque jour des concombres pour obtenir du jus qu’elle mettait sur mes plaies. Pour remplacer la gaze et les pansements, elle a déchiré des draps.
Malgré cette aide, j’ai commencé à ressentir plusieurs symptômes comme la diarrhée, même sans manger, la nausée, la fièvre, et aussi des frissons, etc. A l’époque, personne ne savait encore que ce sont des réactions typiques des gens irradiés. Je pense que je suis arrivée chez mon oncle le 14 août 1945, car j’ai entendu la déclaration de l’Empereur qui annonçait la capitulation le lendemain 15 août. Je me souviens avoir entendu à la radio que la bombe lancée sur Hiroshima s’appelait  »bombe atomique » et qu’elle pouvait causer des troubles de toutes sortes par la radiation.

Je me demandais si je reverrais mes parents et mes frères. Un jour, j’ai posé la question à ma garde mère. Elle m’a montré une boîte où il y avait des os de ma mère et d’un de mes frères de trois ans. J’avais un autre frère de cinq ans celui-là, mais comme il jouait à l’extérieur au moment de l’explosion, il a disparu. Mon père a été irradié à Kannoncho, deux kilomères à ouest d’hypocentre. Il n’a pas été blessé, mais il a été mouillé par la pluie noire qui est tombée juste après l’explosion. Il parait que mon père m’a cherchée partout, visitant chaque lieu où il y avait des blessés. Septembre débutait déjà quand il est venu au village. Il a commencé à manifester plusieurs symptômes et à peine arrivé il fut cloué au lit. Quant à moi, mes cheveux ont commencé à tomber en quantité importante. Mes ongles brûlés, devenus tout noirs sont tombés un à un. Les plaies des brûlures se sont améliorées, par contre la chair gonflée et la peau brûlée formaient des chéloïdes. Ma main droite ne pouvait pas tenir des baguettes. Mon père semblait se rétablir petit à petit, mais moi, je restais étendue.

Mon père a décidé de construire une baraque à l’intérieur de la ville d’Hiroshima, parce qu’il était gênant de compter toujours sur mon oncle. C’était loin d’être une vraie maison. Il s’agissait plutôt d’une cabane pour s’abriter de la pluie et du froid, construite en rassemblant des morceaux de tôles brûlées pour faire un toit et des murs. Je suis retournée à Hiroshima en novembre. Même à ce moment là, je n’arrivais pas à me lever. Mon père m’a transportée allongée dans une charrette. En chemin, un vaste champ brûlé
à perte de vue a frappé mon attention. Vraiment il n’y avait plus rien qu’une terre brûlée. Devant moi, j’ai même pu apercevoir au loin les petites îles de la mer intérieure, comme si elles flottaient. Je ne savais pas quoi dire en regardant Hiroshima si transformée. J’étais inquiète de vivre dans cette ville si différente de celle que je connaissais avant.

Nous manquions toujours de nourriture à Hiroshima. Par moment, nous nous contentions de manger des patates douces chaque jour. La distribution du riz arrivait souvent avec du retard. On ne portait que des vêtement donnés. Je gardais un peu d’espoir de mieux vivre après la guerre, mais la vie est devenue bien pire. Je suis retournée à l’école en automne 1946. Etant donné que j’avais perdu beaucoup de mes cheveux, je portais un chapeau. Comme il n’y avait plus de chaussures, j’ai mis des  »Guetas » (sorte de sandales à semelles de bois) pour aller à l’école.
Dès la première rencontre avec des amies de l’école, j’ai vu beaucoup de visages méconnaissables. les unes avaient le visage couvert de gros chéloïdes, d’autres avaient la bouche déformée, d’autres avaient les droits des deux mains comme soudés par la chaleur. Personne ne ressemblait à ce qu’il était avant.
Nous parlions sans cesse de cela, nous demandant comment vivre avec des corps aussi abîmés et combien de temps nous allions vivre. Mois après mois, nous avons constaté l’apparition de maladies nouvelles en grand nombre, surtout des maladies comme la leucémie et les cancers. Plusieurs de mes amies sont mortes de la leucémie, une à une, sans terminer leurs études.
Dans ces circonstances, je n’ai pas eu la force de vivre et de penser à mon avenir. A cette époque, une commission de recherches sur les effets des bombes atomiques a été créée. Une sorte de laboratoire de recherche fondé par les USA. On l’appelait ABCC. On m’a fait faire toutes sortes d’examens, des prises de sang, des photos de mes chéloïdes, l’observation de la repousse de mes cheveux etc. Ce n’était pas du tout pour me donner des soins, mais pour faire des recherches sur les effets des radiations. Sans moyens pour payer les médecins, nous n’avons eu aucun soin. Nous n’avions pas d’autres solutions qu’à attendre que les brûlures et les plaie cicatrisent.
J’ai passé mon temps à courir pour vivre. Après l’école, je ramassais des morceaux de fer pour les échanger contre du riz. Mon père n’avait plus de travail parce que sa société avait disparu. De plus, il a recommencé à avoir des maladies. Il a fini par mourir en 1950. J’ai pu terminer mes études au lycée, mais étant seule avec ma grande mère sans fortune, je ne savais comment vivre. J’ai pensé très souvent au suicide, pourtant je ne pouvais pas abandonner ma grande mère. Chaque jour je cherchais du travail.
Je portais des vêtements longs, même en plein été, pour cacher mes brûlures. En évitant le regard des autres, je n’arrêtais pas de demander du travail. Et enfin, j’ai été embauchée par un pâtissier. Mais, je n’ai travaillé que six mois. Un jour soudain, j’ai vomi du sang. On m’a transportée à l’hôpital. D’après les examens, on m’a trouvé un ulcère à l’estomac. Je menais une vie très stressante physiquement et psychologiquement. Deux tiers de mon estomac ont été enlevés et j’ai eu beaucoup de transfusions de sang. Suite à cette opération, peut être à cause de la mauvaise qualité du sang transfusé, j’ai eu la jaunisse, une hépatite. J’ai senti véritablement la mort arriver cette fois, et je me suis dit que serais ainsi libérée de la peine que me causait cette vie si difficile. Mais grâce aux soins d’un médecin et de ma grande mère, je fus sauvée.

Ma vie ne s’était pas améliorée pour autant. J’ai continué à chercher du travail. Le monde m’a semblé devenir plus tranquille qu’avant, par contre ma famille restait toujours pauvre. En 1954, ma grande mère, âgée, est morte elle aussi. J’ai ressenti à nouveau une solitude profonde. La guerre est vraiment atroce et terrible. Les destructions provoquées par les armes nucléaires sont terribles au moment du bombardement, mais pas seulement. Les conséquence de ces armes se poursuivent bien au-delà de la guerre. Elles empoisonnent aussi l’avenir.

J’ai attendu 50 ans pour pouvoir raconter mes expériences vécues. J’hésite même encore à raconter tout cela aux gens. Le 6 août 1945, j’ai perdu ma famille , beaucoup d’amis et ma maison. Même plus de 50 ans après, il y a encore beaucoup de personnes qui souffrent de la maladie des bombes atomiques. Et malgré cela, même aujourd’hui, on fait encore des guerres pour les richesses ou les religions. Mais, moi, par-dessus tout, je souhaite qu’il n’y ait plus jamais d’Hibakusha et que personne n’utilise jamais les armes nucléaires.

Après avoir réfléchi longuement, j’ai commencé à penser qu’il n’est pas judicieux de rester silencieux. C’est difficile d’avoir le courage de parler de tout cela devant les gens mais quand je parle devant vous, je me sens soulagée petit à petit du fardeau que je portais jusqu’à maintenant sur mes épaules. Je n’ai pas de petits enfants mais quand je rencontre des jeunes comme vous, cela me fait plaisir comme si je voyais mes propres petits enfants. Vous me donnez beaucoup de courage. On m’a fait vivre jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai plus beaucoup de force mais en tant que survivante d’Hiroshima je veux faire comprendre l’importance de la paix et du respect de la vie. Je souhaite que vous reteniez bien ce que je vous ai dit et que vous vous intéressiez aux questions de la paix. Je souhaite que vous visitiez un jour Hiroshima. Si vous pouvez garder en mémoire et transmettre le message d’Hiroshima et Nagasaki aux générations futures, parler d’autres guerres aussi, comme celle d’Irak, je pense que j’aurai accompli ma mission de survivant d’Hiroshima.

© Mme Tomiko MATSUMOTO.
Traduction:Miho Cibot-Shimma

18bis

Le 7 août, au poste de quarantaine militaire de Ninoshima, à environ 4 kilomètres au large de Hiroshima. Beaucoup de ceux atteints de profondes brûlures dues à la chaleur de l’explosion, restent étendus ainsi sans bouger, respirant à peine, jusqu’à ce que la vie s’en aille. (Photo Masayoshi Onuka)

 Amère victoire

Ube Makoto, 52 ans, chef du service des

affaires générales et du matériel médical.

Atomisé à 3 kilomètres de l’épicentre,

dans l’hôpital militaire d’Ujina.

Le 6 août, vers 7 heures et demie du matin, j’étais déjà à mon service et après avoir terminé les préparatifs d’un transfert de malades, j’attendais l’arrivée de l’ambulance en fumant une cigarette dans mon bureau.

C’est à ce moment-là que, par-delà la fenêtre, à hauteur du rebord du toit, un éclair d’une intensité extraordinaire illumina le ciel. Je sursautai pensant qu’un court-circuit s’était produit dans le transformateur qui alimentait la salle de radiographie. Aussitôt, un choc extrêmement violent et bref secoua tout le bâtiment. Projeté de ma chaise, je me retrouvai enseveli sous le contenu de ma bibliothèque. Je me relevai vivement et, stupéfait de voir qu’une épaisse couche de gravats et de débris de verre tombés du plafond recouvrait le sol, je dégringolai l’escalier du premier en criant: « Aux abris ! Aux abris ! » La cour de l’hôpital grouillait de malades et de personnel qui se ruaient vers les abris antiaériens. Croyant d’abord qu’il s’agissait d’un violent tremblement de terre, je finis par réaliser que c’était bel et bien un bombardement. Je retournai aussitôt faire une ronde dans les pavillons pour m’assurer que tout le monde s’était bien rendu aux abris.

Ce choc, si bref fut-il, avait suffi pour souffler tuiles et charpente, pulvériser la moindre vitre, défoncer plafonds et planchers, mettre tout le mobilier sens dessus dessous. Au rez-de-chaussée comme au premier, le sol était couvert de débris de toutes sortes au point de rendre tout déplacement dangereux.
Comment ai-je pu courir à travers un tel chaos ? Comment le souffle d’une seule bombe avait-il pu provoquer de tels dégâts ? Où a-t-elle bien pu tomber, cette bombe ?… J’avais retrouvé assez de calme pour me poser ce genre de questions. Heureusement, dans cette brève tourmente, les dégâts humains se limitèrent à quelques blessés légers.

Du centre de la ville, colossal monstre blanc, une énorme colonne de fumée montait dans le ciel et tout autour se formait un immense troupeau d’épais nuages bouchant peu à peu l’horizon: un spectacle indescriptible ! On apprit alors que le centre ville avait été complètement détruit et que les victimes n’allaient pas tarder à envahir notre hôpital.

p22

Un agent de police soigne des brûlures avec des chiffons trempés d’huile. Photo Matsushige Yoshito. « En m’approchant pour tenter de prendre la photo, les larmes ont embué le viseur de l’appareil si bien que je ne pouvais presque rien voir. » Le poste de police à l’arrière-plan, à l’extrémité ouest du pont Miyuki-bashi servait alors de centre de secours en cas de raid aérien. L’agent de service, le sergent Suzawa, s’est rappelé que de l’huile de table rationnée était stockée dans le jardin d’enfants voisin. Cela lui a permis de porter les premiers secours aux brûlés. La jeune fille portant une marinière blanche était une élève du lycée Hiroshima-Daiichi. Elle a été identifiée vingt ans après et était toujours vivante.

Sur l’ordre du directeur, je donnai aussitôt des instructions au personnel pour qu’il se prépare rapidement à donner des soins et que chaque équipe d’urgence se tienne prête à son poste.

Bientôt, les blessés se mirent à affluer. Une nuée de malheureux à peine vêtus, pieds nus, au milieu des pleurs et des hurlements, formaient un cortège de damnés. Le déferlement des blessés dévorés de terreur et d’impatience était impossible à canaliser et, le mur d’enceinte s’étant effondré, le flot humain s’engouffrait de tous les côtés et se précipitait directement dans les salles de soins. Les deux cent trente hectares sur lesquels s’étendait notre hôpital transformé en cour des miracles, débordaient de victimes. La plupart souffraient de brûlures et les cas de fractures et d’autres blessures étaient relativement peu nombreux. Leurs vêtements étant pour la plupart soit déchirés soit brûlés, ils étaient presque nus et torturés par un soleil brûlant. Épuisés par la douleur lancinante des brûlures, ils suppliaient qu’on leur donne à boire, s’accrochant à n’importe quel membre du personnel en criant: « Aidez-moi ! À boire ! » Et comme les infirmières leur refusaient catégoriquement de l’eau, leurs cris déchirants ne faisaient que redoubler.

Parmi tous ces gens qui réclament à boire, certains ne sont-ils pas déjà à l’agonie ? Peut-on leur refuser cette ultime consolation ? Qui donc aurait le coeur de les en priver ? Ma supplique fut acceptée par le directeur et je courus crier à la ronde qu’on leur donne de l’eau.

Dans la bousculade des blessés, quelqu’un cria « Papa ! » et s’accrocha à moi. C’était Sumiyo, ma fille aînée. « Maman et Keizo (le cadet) sont là aussi, gravement blessés. Vite, fais quelque chose ! »

Je n’avais pas eu le temps de m’inquiéter de ma femme et de mes enfants. Ce matin, quand j’appris que le centre de la ville avait été dévasté, un moment d’angoisse m’avait étreint en pensant qu’ils s’y trouvaient alors en service obligatoire mais mes lourdes responsabilités me retenaient de partir à leur recherche et mon sens du devoir m’obligeait à étouffer mes sentiments personnels. Mais l’appel de ma fille les avait réveillés et je me précipitai à la recherche des miens.
- Je suis là ! À cette voix, je découvris enfin ma femme. Elle était étendue sur l’herbe, dans la cour de l’hôpital, au milieu de nombreux blessés. Le visage était bouffi au point qu’elle ne pouvait plus ouvrir les yeux, la fumée avait noirci son corps presque nu: elle était dans un état tel que je ne l’aurais pas reconnue si elle ne m’avait pas appelé.

Je finis également par retrouver Keizo. Lui aussi était presque nu et se trouvait dans le même état pitoyable mais il avait encore toutes ses forces et, dans un élan émouvant, il me demanda de sauver son camarade qu’il avait accompagné jusqu’ici.

Alerté par un vrombissement d’avion ennemi, je transportai d’abord ma femme dans un abri avec l’aide de Sumio, enduisis son visage et ses membres de pommade d’oxyde de zinc et lui fis un pansement. Comme on venait justement de livrer une importante quantité de lait destiné aux blessés, je lui en donnai. Plusieurs de ses voisines se trouvant également parmi les victimes, je les recherchai et les transportai dans le même abri pour les soigner. Je fis de même pour Keizo et son camarade mais comme l’air de cet abri bondé devenait irrespirable, je me débrouillai pour arranger un coin de salle et y installai ma femme et mon fils qui se sentirent enfin rassurés.

Mon fils de treize ans, qui travaillait dans un chantier de démolition derrière l’hôtel de ville, était en train de transporter des tuiles, torse nu, sur le toit d’une maison quand l’éclair et le souffle le précipitèrent au sol et c’est de là qu’il était venu à pied jusqu’ici.

Ma femme aussi se trouvait dans une rue derrière l’hôtel de ville et attendait des ordres au milieu d’un important groupe de travailleuses. Quand elle se réveilla du choc de l’éclair, elle gisait à plusieurs mètres de là, sur le bas-côté, parmi un grand nombre de victimes. Poursuivie par d’épaisses volutes de fumée noire, elle se traîna, tombant et se relevant, dans la direction que prenait la foule des fuyards. Ramassée par un camion déjà chargé de blessés, elle s’informa de sa direction. On lui dit qu’il se rendait à l’hôpital militaire d’Ujina et quand elle répondit qu’elle voulait aller à l’hôpital de la Mutuelle, un agent de la police d’État la rabroua en lui répliquant que l’hôpital militaire et celui de la Mutuelle, c’était la même chose et en la traitant de factieuse, il la précipita du véhicule aux environs du pont Miyukibashi.

Ayant repris connaissance au bout d’un moment, elle se releva et tituba tant bien que mal jusqu’à cet hôpital.

Je passai continuellement d’une salle dans l’autre veillant à ce que les soins soient distribués avec le maximum d’efficacité. J’insistai pour que les infirmières s’informent du nom et de l’adresse de cette multitude de blessés qui encombraient couloirs, abris, jardin, allées et dépendances, et qu’elles remplissent une fiche qu’elles épingleraient sur chaque patient. Mais les sinistrés, avec leurs corps boursouflés et couverts de cendres, de sueur et de sang, étaient méconnaissables au point que pour beaucoup, il était impossible de déterminer l’âge et le sexe, sans compter que les agonisants n’avaient plus la force d’articuler leur nom ni leur adresse.

Quant aux médicaments, cela consistait pour l’essentiel en pommade de zinc que, au début, nous confectionnions selon les méthodes normales mais l’équipe de pharmacie au grand complet ne suffisant plus à la demande, on finit par en fabriquer à pleins seaux dont nous malaxions le contenu à la main.
Toutes nos réserves d’ingrédients de base y passèrent en un rien de temps et nos stocks d’oxyde de zinc et d’huile prévus pour plusieurs années disparurent sur-lechamp. Nous en étions réduits au mercurochrome. Heureusement, les pansements ne manquaient pas.

Avec tous ces blessés badigeonnés de la tête aux pieds soit de pommade blanche soit de mercurochrome écarlate, les salles de l’hôpital avaient pris l’aspect d’un sinistre carnaval.

Vint le moment où nous fûmes en mesure de distribuer de la glace, du lait, des boules de riz et des biscuits. Le flot des blessés tarissait et quand un certain calme commença de régner dans l’hôpital, la nuit se mit à tomber. Le courant étant coupé, il fallut continuer à soigner à la lueur incertaine des lampes de poche, des lampes à pétrole et des bougies.

Une infirmière étant venue m’annoncer que l’état de Keizo devenait inquiétant, je me précipitai à son chevet avec l’infirmière en chef qui lui fit une piqûre cardiotonique mais la voix de mon petit Keizo s’était tue et son pouls ne palpitait plus sous mes doigts. Ma femme, étendue à ses côtés, me raconta. en sanglotant ses derniers moments. Il n’avait cessé de répéter qu’il était perdu:
- Je m’en vais avant toi mais il faut que tu vives !
- Courage !

Ma femme l’avait soutenu de la parole mais il s’était éteint après avoir appelé son père d’une voix haute et ferme. Je me reprochais amèrement de n’avoir pas fait tout mon possible pour sauver mon fils. Aidé de l’infirmière et de Sumiyo, je fis la toilette du mort et retournai à mon bureau.

Tard dans la nuit, les premiers soins ayant été distribués à tous, le personnel eut enfin droit à une pause. Tous, oubliant la faim, la fatigue et les longues heures de service, s’étaient dévoués jusqu’à l’extrême limite de leurs forces physiques et mentales: ils avaient accompli une tâche surhumaine. Je m’accordai quelque repos près de ma femme mais, éclairant mon chemin à la faible lueur d’une bougie, je fis plusieurs rondes dans l’hôpital.

Dans les salles, les couloirs, les abris et la cour, des cris et des gémissements déchiraient la nuit. Un immense sentiment de pitié m’écrasait et c’est comme si j’en avais eu le souffle coupé. Ma foi religieuse me consolait cependant et je me disais que ce calvaire devait bien servir à quelque chose. Aussitôt que les blessés entendaient mes pas s’approcher dans l’obscurité, un choeur de supplications montait de partout « De l’eau ! De l’eau ! »

Un second jour se leva sur l’enfer. Dès l’aube, tout le personnel se prépara à reprendre le combat et c’est avec une ardeur qui semblait ignorer les fatigues de la veille que tous se remirent au travail. L’agitation des blessés s’était un peu calmée mais ils nous assaillaient déjà en longues files d’attente. La mort avait emporté bien des malheureux pendant la nuit et leurs cadavres, dans la canicule du mois d’août, empestaient l’air au point que, pris de vomissements et de maux de tête, le personnel ne pouvait plus accomplir sa tâche. Après consultation des autorités, il fut décidé de commencer l’évacuation des morts.
Dans un champ situé à trois cents mètres à l’est de l’hôpital, fut installé un bûcher funéraire mais les nombreux volontaires de la défense civile qui transportaient les cadavres sur des brancards ne suffisaient pas à la tâche ; il fallut que des infirmières s’y mettent aussi.

La police enregistrait minutieusement tous les renseignements concernant chacune des victimes. Pendant la guerre, chaque citoyen devait porter, cousu sur son vêtement, nom, adresse, âge, etc., mais ces morts étant quasi nus et, pour la plupart, rendus méconnaissables par les brûlures et les blessures, il était extrêmement difficile de les identifier. Dans bien des cas, il fallut se contenter des étiquettes que j’avais fait remplir la veille. Si bien que pour ceux qui l’avaient perdue ou qui étaient morts avant qu’on ait pu la rédiger, force fut de se fier aux noms marqués sur les ceintures ou les sous-vêtements. Les erreurs devenaient inévitables. A voir le nombre important de gens dévêtus, on leur en demanda la raison: ils avaient le corps en feu et s’étaient débarrassés de leurs haillons dans une semi-inconscience.

Des parents venus s’informer du sort de leurs proches commencèrent à affluer. Certains fondaient en larmes en se jetant sur un cadavre, d’autres s’évanouissaient à la vue du pauvre corps d’un être aimé, d’autres encore réclamaient avec pleurs et cris qu’on retire du bûcher déjà allumé un être cher. A eux aussi, il fallut consacrer beaucoup de temps. Je transportai moi-même la dépouille de mon pauvre Keizo jusqu’au champ et il fut incinéré avec les restes de toutes ces vies fauchées trop tôt.

Pour ne pas servir de repères aux bombardiers ennemis, les incinérations furent interdites la nuit. Pendant plusieurs jours, à chaque crépuscule, la ville se couvrait des flammes et de la fumée lugubre des bûchers. L’odeur de la chair brûlée s’étendait sur les ruines comme une immense chape de deuil. Vers le cinquième jour, les morts de notre hôpital que personne n’était venu réclamer avaient tous été incinérés.

Parmi les blessés arrivés le soir du 6, les lycéennes et les lycéens occupaient une proportion importante. Ils avaient tous été réquisitionnés pour le service obligatoire. Quant au petit nombre d’enfants d’âge primaire, il s’expliquait par l’évacuation collective des écoliers. On constata également que nombre de femmes, gravement défigurées, avaient honte de se présenter au personnel soignant. C’est pour repérer ce genre de victimes que je circulai continuellement dans l’hôpital et essayai de les convaincre de se soumettre aux premiers soins.

Trois camarades de classe de Keizo restaient dans un abri antiaérien. Comme ils refusaient de venir s’installer dans un coin de salle que je leur proposais, Surnio et moi nous nous occupions d’eux et leur apportions à manger. Le surlendemain, l’un des trois disparut. Et au bout de quelques jours il en alla de même pour les deux autres. Le nombre des patients réfugiés dans les abris était extrêmement fluctuant et à la lueur d’une bougie, leur identification s’avérait très aléatoire. Il se peut donc que les camarades de Keizo se soient trouvés au nombre des cadavres de lycéens mais je regrette beaucoup de n’avoir aucune certitude à ce sujet. L’un des trois, la veille de sa disparition, n’avait cessé de supplier qu’on fasse venir sa mère mais il fut impossible de prendre contact avec son village situé à une bonne vingtaine de kilomètres de là. Pour deux d’entre eux, il ne reste que leur nom de famille et encore: l’un s’appelait Ikeda et l’autre quelque chose comme Hanaya ou Hanamoto. Tout cela était navrant au possible.

Vers le troisième jour après le bombardement, ressentant de vives douleurs dans la tête et la nuque, j’étais très gêné dans mon travail. L’examen révéla que j’avais des brûlures sur la nuque et qu’un grand nombre d’éclats de verre s’étaient plantés dans mon crâne. Le dos de ma veste était tout raide de sang.
Que je fusse le seul dans notre hôpital à avoir subi des brûlures me parut extrêmement étonnant. Je ne m’expliquais ce fait que par ma position par rapport à la fenêtre qui était directement orientée vers l’hépicentre.

En dépit de l’extraordinaire dévouement du personnel soignant, la mort continuait à faire des ravages.

Chaque jour, une longue queue de malades s’allongeait à la porte de l’hôpital et les soins d’urgence cédaient peu à peu la place à des traitements plus approfondis. Chaque jour aussi, augmentait la foule des parents en quête de leurs proches.

Apprenant que le quartier général s’était installé à proximité de l’hôtel de ville, je m’y rendis pour faire un rapport. Comme il n’y avait plus de tram et que les voitures et les bicyclettes de l’hôpital étaient hors d’usage, c’est à pied que je descendis pour la première fois dans la ville bombardée.

Le quartier d’Ujina où se trouve notre hôpital ainsi que celui de Minami qui le jouxte avaient été épargnés par le feu mais cela n’empêchait pas que la destruction fût quasi totale: tuiles arrachées, murs défoncés, maisons effondrées ou presque: le spectacle était horrifiant. Mais au-delà du pont Miyukibashi, mises à part les carcasses des bâtiments en béton, à perte de vue, il ne restait pas le moindre morceau de bois qui n’ait été calciné. Jamais on n’avait vu la guerre apporter une telle désolation. Partout des ruines encore fumantes, partout la puanteur des cadavres: à la chaleur de l’été s’ajoutant celle des cendres, j’avais l’impression d’étouffer en avançant dans ce four. Un trajet d’à peine deux kilomètres m’avait davantage épuisé qu’une marche forcée de dix kilomètres. Dans la tente qui abritait le quartier général, je fus pris d’un éblouissement et ma bouche desséchée refusa d’articuler le moindre mot. Je ne repris mes sens qu’après avoir bu une tasse de café sucré qu’on m’offrit.

Au bout d’une semaine, le nombre de globules blancs de ma femme était tombé à 3 600 et les miens à 3 900. Et quelques jours plus tard, je n’en avais plus que 3 600. Par la suite, je renonçai à les compter. Quant à ceux de ma femme, ils diminuaient régulièrement de deux ou trois cents unités à chaque examen. Son état ne faisait qu’empirer et elle s’approchait peu à peu de la limite fatidique des deux mille. Au-dessous de ce niveau, les chances de survie étaient pratiquement nulles. La douleur de devoir me séparer à jamais de ma femme se dessinait à l’horizon.

Des salles voisines de celle qu’occupait ma femme nous parvenaient de jour comme de nuit les pleurs qu’arrachaient les derniers adieux. Tout l’hôpital baignait dans une atmosphère de veillée funèbre.

Pour renouveler les pansements à l’oxyde de zinc et aux désinfectants sur les plaies de ma femme qui couvraient son visage, ses épaules, ses avant-bras et ses jambes, il fallait compter des heures. En plus du cardiotonique, je lui faisais des injections massives et biquotidiennes de liquide de Ringer, de glucose et de vitamines B et C.

Que ma femme n’eût pas subi de brûlures dans la région fémorale, s’avéra d’une importance capitale. Le matin du 6, à cause de la canicule qui durait déjà depuis plusieurs jours, ma femme s’était apprêtée à sortir très légèrement vêtue. Me rappelant alors que nos soldats des îles tropicales se protégeaient de la chaleur avec des étoffes plus épaisses que celles utilisées au Japon, je lui conseillai de porter des sous-vêtements de flanelle. Au terme de la petite discussion qui s’ensuivit, elle se rangea à mon avis et sortit après avoir enfilé une combinaison de flanelle. Toutes les parties de son corps protégées par elle échappèrent aux brûlures.

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Les rayons thermiques ont imprimé sur la peau les motifs de couleur foncée du vêtement. A l’annexe Ujina du 1er hôpital militaire.

Puis une infection virulente s’attaqua aux parties atteintes. En particulier le visage et la nuque fondaient comme un masque de cire ou un fruit trop mûr. Le pus imbibait les pansements et s’écoulait même jusque sur son oreiller. Les gencives aussi s’infectèrent et se décomposèrent au point qu’il devenait difficile de l’alimenter.

Le jour du bombardement sa température était montée au-dessus de 39. Puis elle s’était maintenue autour de 38 pour finalement descendre à 37 au bout d’une dizaine de jours. La diminution des globules blancs s’était ralentie un moment aux environs de 1 400 unités mais on s’attendait à ce qu’ils descendent au-dessous de 1 000 dans les jours à venir.

Les journaux conseillaient la transfusion, ce que je fis mais la température remonta au-dessus de 39. D’après le médecin, c’était une réaction normale mais au bout de trois ou quatre jours la fièvre ne baissait toujours pas, la patiente ne sentait aucun mieux et son état général s’aggravait.

Quelques jours plus tard, contrordre dans les journaux: la transfusion avait des effets néfastes. Je venais effectivement de le constater. Cet échec nous fit vivre des jours pleins d’anxiété.

L’eau courante étant coupée, on utilisait l’eau du réservoir souterrain de l’hôpital. Impossible de savoir quand cette eau, dont le volume était estimé à 150 tonnes, avait été renouvelée mais elle paraissait relativement pure. L’électricité étant coupée elle aussi depuis le 6, la provision de piles fut rapidement épuisée. Quant aux réserves alimentaires – riz, conserves, légumes – elles faisaient cruellement défaut. Il y eut toutefois une importante distribution de viande congelée. Le personnel comme les patients commencèrent par la dévorer. Mais l’aspect de la viande ressemblait trop aux cadavres qu’on allait porter sur les bûchers et son odeur, intensifiée par la canicule, rappelant trop celle des morts, elle ne tarda pas à nous dégoûter.

Comme depuis le mois de mars, on envisageait de disperser les stocks de médicaments et de matériel médical, il avait été décidé de ne garder ici que des réserves pour trois mois. Mais la mobilisation des véhicules due à une intensification de l’évacuation des civils et des militaires avait ralenti les opérations et je m’impatientais de voir que le plan n’avait été réalisé qu’à moitié. S’il avait été achevé dans les délais, je n’aurais pas pu faire face à la ruée des blessés ; si, au contraire, l’hôpital avait été détruit par la bombe, j’aurais été tenu pour responsable du retard de la dispersion des stocks. Bienheureux retard qui nous permit de sauver bien des vies et je tirai une certaine consolation du fait que nous n’avions pas à nous inquiéter d’une pénurie de médicaments.

Au milieu de toutes ces privations, le beau temps nous avait jusqu’alors aidés à soigner les victimes dans des conditions relativement supportables mais de violentes et continuelles chutes de pluie vinrent aggraver considérablement la situation. Toit et fenêtres ne nous protégeant plus, toutes les pièces furent inondées. Les plafonds et les cloisons branlants s’effondraient avec fracas et il était impossible de mettre l’équipement à l’abri. Nous nous trouvions à court de palliatifs et chacun s’efforçait de trouver de fragiles expédients. L’efficacité des soins et de l’administration se dégradait à vue d’oeil. Chose pitoyable, on en était réduit à protéger les lits des patients sous des parapluies. Il nous arriva plusieurs fois, à Sumiyo et à moi, de passer toute une nuit à tenir deux parapluies au-dessus du lit de ma femme.

Comme on commençait à être moins bousculés et que les choses semblaient vouloir s’arranger, le 26 août, je demandai une journée de congé pour aller porter au temple les cendres de mon fils. Après m’être assuré qu’il existait toujours, je me rendis au temple Kokuzenji qui se trouve au fond d’une vallée à six kilomètres au nord de la ville.

Dans Hiroshima dévastée, rien n’avait changé depuis le 21, jour où j’y étais passé: les ruines étaient toujours fumantes et la même pestilence enveloppait la ville au point qu’on en avait l’estomac retourné.

La plupart des gens qui erraient dans les décombres soit recherchaient un proche disparu soit fouillaient les cendres de leur maison anéantie dans l’espoir d’y trouver un souvenir quelconque: scènes ô combien pitoyables ! Portant dans mes bras l’urne funéraire de mon fils, je m’acheminai d’un pas pesant vers le temple avec dans le coeur un mélange d’amertume, de regret et de désespoir. J’avais l’impression de me traîner au fond de la misère humaine.

Mes deux fils aînés, étudiants à Sendai, revinrent l’un après l’autre sans prévenir. Les deux cadettes aussi, écolières évacuées à la campagne, rentrèrent. Ils avaient perdu Keizo mais eurent la joie de se retrouver au chevet de leur mère encore vivante. J’en fus, moi aussi, réconforté.

Mais l’état de ma femme ne cessait d’empirer et le nombre de ses globules blancs était tombé au-dessous de 1 000 unités. Chaque jour apportait de nouvelles raisons de désespérer. Si en plus des hématomes se mettaient à apparaître sous la peau, l’issue ne ferait plus de doute: il fallait que je me prépare au pire.
Sur son dos et son ventre douloureux apparurent effectivement de nombreuses taches rougeâtres. En les voyant sur ses avant-bras, elle comprit que les derniers moments étaient proches et se mit à parler de ses ultimes volontés. On ne comptait plus que 800 globules et, comme dans la phase aiguë de la rougeole, tout son corps se couvrit de boutons: elle souffrait le martyre. Les médecins annonçaient la fin pour la nuit ou l’aube. A l’insu de l’agonisante, je fis les préparatifs pour l’ultime passage.

Le jour se leva sur une nuit de combat. Les globules blancs étaient tombés à 400 unités. Malgré ses souffrances, ma femme gardait tous ses esprits mais elle avait complètement perdu la vue et se plaignait de ne plus nous voir, les enfants et moi.
Je cherchais désespérément un moyen de lui ménager une mort douce. Le nom d’un coagulant me vint soudain à l’esprit. J’en parlai au directeur qui se montra sceptique quant aux effets d’un coagulant dans l’état actuel de la malade mais estimant qu’il n’y avait plus d’autre moyen et que celui-ci était inoffensif, il ajouta:
- Si ça peut vous tranquilliser, je n’y vois pas de contre-indication.

Je fis immédiatement une injection. Au bout d’un moment, la malade, se déclarant soulagée, en réclama une autre. Le directeur n’y voyant pas d’objection, on lui fit une seconde injection. Peu après, ma femme sentant une nette amélioration, fut en état de se reposer. Les médecins, connaissant la situation désespérée de la malade, étaient plutôt perplexes de la voir résister une journée de plus.

Cette nuit-là, ma femme sombra dans un profond sommeil qui ressemblait à un coma provoqué par une fatigue excessive et nous nous sentions vaguement effrayés par la violence de ses ronflements. Elle se réveilla avec l’aube:
- Ah, j’ai bien dormi… Je me sens mieux.
Elle disait même avoir vu en rêve le Bouddha venir la sauver et elle commençait à avoir bonne mine. Le pouls et la respiration s’étaient nettement améliorés. Je me demandais s’il ne s’agissait pas du mieux de la fin mais il n’empêche que j’étais heureux et pour la première fois depuis des semaines, nous nous surprîmes à rire du fond du coeur, ma fille et moi.

Comme parmi les nombreuses piqûres qu’on lui avait faites, seules celles d’hier avaient eu de l’effet et soulagé ses douleurs, ma femme en demanda une autre. J’avais des doutes sur le coagulant mais il fallait se rendre à l’évidence. Le directeur n’était pas convaincu mais à partir de ce jour on fit une injection soir et matin. Les boutons perdirent leur teinte écarlate et le nombre des éruptions diminua progressivement. Les douleurs s’apaisant de jour en jour, la malade put reprendre des forces. On continuait sans relâche à lui administrer du glucose, des vitamines et du cardiotonique. Même une fois les hématomes disparus, on n’interrompit pas les injections de coagulant. Le nombre des globules blancs se mit à remonter. Au bout de quelques jours, ils atteignaient les 12 000 unités et grimpèrent jusqu’à 19 000 avant d’amorcer un léger fléchissement.

Quand je sus qu’elle se rétablissait pour de bon, j’éprouvai un profond soulagement. Les infections du visage et des gencives se résorbaient régulièrement et on put leur appliquer des pansements au liquide de Bohr.

Comme on commençait à entrevoir la guérison et que l’hôpital avait besoin de place, il fut décidé de soigner la malade à la maison et le 26 septembre, je ramenai ma femme chez nous dans une charrette. Cela faisait plus de cinquante jours depuis le bombardement du 6 août que ma femme et moi nous n’avions pas mis les pieds à la maison.

La garde de la maison avait été confiée à mon beaufrère et à mes enfants mais comme ceux-ci n’avaient pratiquement pas quitté le chevet de leur mère, elle avait été mise à mal par le mauvais temps et tout le mobilier de quelque valeur ayant été volé, elle se trouvait dans un état désastreux. Jusqu’alors, je n’avais pas eu le loisir d’accorder la moindre pensée à mes biens mais une fois revenu dans mon chez-moi, je ne pus m’empêcher de regretter mes chers meubles. Pourtant, de nous voir ainsi tous les sept miraculeusement réunis après une si longue séparation autour de ma femme, je remerciais le Ciel de ses bontés.
Remontée de l’abîme par un incroyable rétablissement qui lui avait permis de revenir chez elle, ma femme attribuait sans l’ombre d’un doute ce miracle à l’action du coagulant. Il n’avait jamais été question ni dans notre hôpital ni ailleurs de l’utilisation de ce remède sur des atomisés ; le directeur n’avait guère manifesté d’enthousiasme mais quelle qu’en soit l’explication médicale, je reste convaincu que, du moins dans le cas de ma femme, le coagulant stoppa le processus fatal.

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La courroie de son sac a empêché les chéloïdes des brûlures de couvrir toute la peau du dos de cette femme. (Photo restituée par l’armée américaine)

Pour ce qui est des séquelles, on constate une difficulté à mouvoir quatre doigts de la main gauche et de légères chéloïdes sur le visage, la nuque et les épaules. Avec le temps, les chéloïdes semblent vouloir se résorber quelque peu mais durant la saison chaude, elles s’empourprent et provoquent une certaine irritation. Ma femme se plaint également de temps à autre de douleurs dans les os qui l’empêchent de s’occuper de son ménage. Je me demande s’il ne s’agit pas de troubles de la moelle.

Les quelques dizaines de femmes qui se trouvaient réunies au même endroit au moment de l’explosion périrent presque toutes dans les heures ou les jours qui suivirent. On félicita ma femme d’avoir échappé à la mort mais avec l’évolution des mentalités, la pitié qu’éprouvait le monde à l’égard des victimes défigurées de la bombe se transforma peu à peu en mépris. Ma femme n’est plus en âge d’avoir des soucis de coquetterie mais elle souffre profondément d’avoir perdu un élément essentiel du charme de toute femme et il est pénible de la voir fuir les regards d’autrui. Ces stigmates réveillent sans cesse les souvenirs vivaces de l’enfer atomique et nous plongent dans un océan d’amertume.

 

Extrait de

« Pika Don!

la leçon de Hiroshima »,

H_John_Hersey


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Un livre à lire absolument… il donne la parole à six personnes pami les survivants, qui se demandent non sans stupeur, pourquoi elles furent épargnés quand tant d’autres périrent.

 Hiroshima

John Hersey,
Robert Laffont, 1946. 

 

Extrait:

Le Révérend Kiyoshi Tanimoto

Le Révérend Tanimoto s’était levé, ce matin-là, à cinq heures. Il était seul dans le presbytère; depuis quelque temps, sa femme, avec leur bébé d’un an, s’en allait tous les soirs passer la nuit chez une amie, à Ushida, faubourg Nord. De toutes les grandes villes japonaises, deux seulement, Kyoto et Hiroshima, n’avaient pas reçu la visite en force de B-san (ou de « Monsieur B ») comme les Japonais, dans un mélange de respect et de familiarité dans le malheur, appelaient les B-29 et M. Tanimoto, comme tous ses voisins et amis, était presque malade d’angoisse. Il avait entendu, non sans malaise, raconter en détail les raids massifs sur Kuré, Iwanuki, Tokuyama, et autres cités proches ; il était sûr que le tour de Hiroshima ne saurait tarder. Il avait passé une mauvaise nuit, la veille : il y avait eu plusieurs alertes. Depuis des semaines, il ne se passait guère de nuit sans que les sirènes retentissent sur Hiroshima ; car, à l’époque, les B-29 se servaient du lac Biwa, au Nord-Est de la ville, comme de lieu de rendez-vous aérien, et quelle que fût la cité que les Américains projetassent de frapper, les vagues de superforteresses déferlaient et franchissaient la côte non loin de Hiroshima. La fréquence des alertes et l’obstination que mettait « M. B… » à ne pas toucher à Hiroshima, avaient porté à son comble la nervosité des habitants ; le bruit courait que les Américains réservaient à la ville une attention particulière. rev_tanimotoM. Tanimoto est un, homme de petite taille, également prompt à discourir, à rire et à pleurer. Une raie partage par le milieu ses cheveux noirs et plutôt longs ; la saillie de l’os frontal, immédiatement au-dessus des sourcils, la brièveté de la moustache, la petitesse de la bouche et du menton lui donnent un air vieux-jeune, un air d’adolescent plein de sagesse, et d’ardente faiblesse. Ses mouvements sont nerveux et vifs, mais empreints d’une réserve qui suggère la prudence avisée. Et c’est un fait qu’il témoigna précisément de ces qualités au cours des inquiètes journées qui précédèrent l’explosion de la bombe. Non seulement M. Tanimoto envoyait sa femme passer les nuits à Ushida, mais il avait transporté tout ce qu’il avait pu, de sa chapelle, sise dans le quartier surpeuplé de Nagaragawa, dans la demeure d’un fabricant de rayonne de Koï, à quelque trois kilomètres et demi du centre. Ce fabricant de rayonne, un M. Matsui, avait ouvert cette propriété, vaste et jusqu’alors inoccupée, à un grand nombre de ses amis et connaissances, pour leur permettre d’évacuer, à distance convenable de l’aire probable des bombardements, les choses qu’ils désiraient mettre à l’abri. M. Tanimoto n’avait eu aucun mal à déménager chaises, hymnaires, Bibles, ornements sacrés et registres de paroisse, en s’attelant lui-même à la charrette à bras ; mais le buffet d’orgue et le piano droit requéraient une aide. Un de ses amis, du nom de Matsuo, lui avait prêté la main, la veille, pour charrier le piano jusqu’à Koï ; en échange, il avait promis d’aider ce jour-là M. Matsuo à trimbaler le mobilier d’une de ses filles. Voilà pourquoi il s’était levé de si bonne heure.

M. Tanimoto prépara lui-même son petit déjeuner. Il se sentait affreusement fatigué. La dépense de force que lui avait coûtée, la veille, le déménagement du piano, l’insomnie de la nuit, des semaines de tracas et d’alimentation déréglée, les soucis de sa paroisse, tout concourait à lui donner l’impression de n’être guère à la hauteur des tâches de la journée. A cela s’ajoutait encore que M. Tanimoto avait fait ses études en théologie à Emory College, Atlanta, Etat de Géorgie ; que ses diplômes dataient de 1940 ; qu’il parlait un excellent anglais, s’habillait à l’américaine, était resté en correspondance avec de nombreux amis américains jusqu’aux derniers jours de la paix ; et que, au milieu d’un peuple en proie à la peur obsédante de la police – hantise qu’il n’était peut-être pas sans éprouver lui-même – il sentait croître en lui un malaise incessant. De fait, la police l’avait interrogé plusieurs fois, et il y avait à peine quelques jours, il avait entendu dire qu’un certain M. Tanaka, homme de sa connaissance, très influent, directeur à la retraite de la compagnie de navigation Toyo Kisen Kaisha, antichrétien notoire, célèbre à Hiroshima pour sa philanthropie tapageuse et non moins fameux pour sa réputation de tyrannie, avait raconté à des gens qu’il fallait se méfier de Tanimoto. En compensation de quoi, et pour témoigner publiquement de son patriotisme, M. Tanimoto avait assumé la présidence du tonarigumi (ou Association de Quartier), et à ses autres devoirs et soucis cette position avait ajouté le soin d’organiser la défense passive pour une vingtaine de familles.

Six heures du matin n’étaient pas sonnées que M. Tanimoto se mettait en chemin pour la maison de M. Matsuo. Il arriva chez ce dernier pour trouver que c’était un tansu, lourde commode japonaise, pleine de vêtements et d’objets de ménage, qu’il leur faudrait déménager. Les deux hommes s’attelèrent à la charrette et partirent. La matinée était parfaitement claire et si chaude qu’elle promettait une journée pénible. Ils cheminaient depuis quelques minutes, lorsque la sirène retentit, signal continu, d’une minute, avertissant la population que des avions approchaient mais n’indiquant aucun danger sérieux, et précis pour elle, puisqu’il n’était pas de matin qu’on ne l’entendît : vers cette heure-là, régulièrement, un appareil de reconnaissance météorologique américain venait survoler la côte. Les deux hommes tiraient et poussaient la charrette à travers les rues de la ville. Hiroshima était bâtie en éventail, en majeure partie sur la demi-douzaine d’îles que forment les sept branches de l’estuaire en delta de la rivière Ota ; les principaux quartiers d’affaires et de résidence s’étendant sur un peu plus de dix kilomètres carrés au centre de la cité, renfermaient les trois quarts de la population, que l’exécution de plusieurs plans d’évacuation avait réduite, de son chiffre maximum de temps de guerre – 380 000 – à quelque 245 000. Usines, autres quartiers résidentiels ou faubourgs traçaient une frange compacte autour de la ville. Au Sud, couraient les docks, un aérodrome et la mer Intérieure, comme cloutée d’îles. Une crête de montagnes cerne les trois autres côtés du delta. M. Tanimoto et M. Matsuo, ayant traversé successivement le centre et ses rues commerçantes, déjà plein de monde, puis deux bras du delta, gravissaient maintenant les rues en pente de Koï, en direction des quartiers extérieurs et des collines naissantes. Au moment où ils attaquaient une côte, dans une vallée à l’écart de la zone de fort peuplement, la fin d’alerte sonna. (Les opérateurs japonais de radar, ne détectant que trois avions, supposèrent qu’il s’agissait d’une reconnaissance.) Pousser la charrette dans la côte, pour arriver à la maison du fabricant de rayonne, était chose fatigante, et les deux hommes, après s’être engagés avec leur chargement dans l’allée principale et avoir atteint le perron firent halte pour souffler un peu. Entre la ville et eux, se dressait une aile de la maison. Comme la plupart des demeures, dans cette région du Japon, la maison consistait en une charpente en bois et en murs de bois aussi, soutenant un lourd toit de tuiles. Le vestibule d’entrée, bourré de ballots de literie et de vêtements, avait l’air d’une grotte fraîche comblée de coussins. En face de la maison, à droite de la porte d’entrée, il y avait un grand jardin en rocaille, fort prétentieux. Pas le moindre bruit d’avion. La matinée était paisible et tranquille ; le lieu, plein d’agréable fraîcheur.

Puis une formidable et fulgurante lueur déchira le ciel. M. Tanimoto se souvient distinctement qu’elle se traça d’Est en Ouest, de la ville vers les collines. On eût dit une nappe de soleil. M. Matsuo et lui eurent une réaction de terreur, et le temps de réagir (car ils se trouvaient à 3.300 mètres environ du centre de l’explosion). M. Matsuo franchit d’un bond le perron et le seuil de la maison, pour plonger parmi l’amas de literie et s’y ensevelir littéralement. M. Tanimoto fit quatre ou cinq pas et se jeta entre deux gros rocs du jardin. Il s’aplatit de toutes ses forces sur le ventre, contre l’un d’eux. Face à la pierre, il ne vit rien de ce qui arriva. Il sentit une soudaine pression, puis une pluie de menus éclats, de morceaux de bois et de fragments de tuiles. Il n’entendit nul fracas. (Presque personne, à Hiroshima, ne se souvient d’avoir entendu un bruit de bombe. Seul, un pêcheur à bord de son sampan, sur la mer intérieure à proximité de Tsuzu, et chez qui vivaient la belle-mère et la belle-soeur de M. Tanimoto, vit la lueur et entendit une formidable explosion ; il était à près de trente-trois kilomètres de Hiroshima, mais le tonnerre fut plus fort que lors du bombardement d’Iwakuni par les B-29, et Iwakuni n’était qu’à cinq kilomètres de là.)

Quand il osa lever la tête, M. Tanimoto vit que la maison du fabricant de rayonne s’était effondrée. Il crut qu’une bombe était tombée droit dessus. De tels nuages de poussière flottaient dans l’air qu’un crépuscule semblait être descendu sur le quartier. Cédant à la panique, et oubliant sur le moment M. Matsuo enseveli sous les ruines, M. Tanimoto se précipita dans la rue. Il remarqua, tout en courant, que le mur en béton de la propriété s’était écroulé vers la maison plutôt que vers le dehors. Dans la rue, la première chose qui le frappa, ce fut une escouade de soldats employés à creuser une galerie à flanc de colline, en face (un de ces milliers d’abris secrets où les Japonais, apparemment, avaient l’intention de se retrancher pour résister à l’invasion, colline par colline, vie pour vie) de ce terrier, où ils auraient dû être en sécurité, les soldats sortaient, tête, poitrine, dos en sang ; muets, abrutis et titubants.
Sous l’effet de ce que l’on eût dit être un phénomène local – un nuage de poussière en suspens – le jour s’assombrit de plus en plus. [...]

 L’incendie

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Aussitot après l’explosion, le Révérend Kiyoshi Tanimoto, que nous avons laissé se précipitant comme un fou hors de la propriété de M. Matsui et regardant avec stupeur des soldats couverts de sang déboucher de la galerie souterraine qu’ils étaient occupés à creuser, donna tous ses soins apitoyés à une vieille dame qui marchait droit devant elle, hébétée, se tenant la tête de la main gauche et, de la droite, soutenant un petit garçon de trois ou quatre ans qu’elle portait sur son dos, tout en criant : « Je suis blessée ! Je suis blessée ! Je suis blessée ! » M. Tanimoto transféra l’enfant du dos de la femme sur le sien, puis, la prenant par la main, la conduisit jusqu’au bas de la rue qu’obscurcissait ce que l’on eût dit être une colonne de poussière bien localisée. Ils arrivèrent à une école primaire, non loin de là, désignée auparavant pour servir d’hôpital temporaire en cas de nécessité. L’attention pleine de sollicitude qu’il avait portée à la vieille femme aida M. Tanimoto à se débarrasser sur-le-champ de sa terreur. Parvenu à l’école, il fut grandement surpris de s’apercevoir que le sol était couvert de débris de verre et que cinquante à soixante blessés attendaient déjà d’être pansés. Il se dit que, bien que la fin d’alerte eût sonné et qu’il n’eût pas entendu d’avions, plusieurs bombes avaient dû tomber. Il se souvint d’un monticule, dans le jardin du fabricant de rayonne, d’où l’on avait vue sur l’ensemble de Koï – et de Hiroshima, pour autant – et il revint en courant à la propriété.

De ce monticule, M. Tanimoto découvrit un panorama stupéfiant. Ce n’était pas seulement d’un petit coin de Koï, comme il s’y était attendu – c’était de tout ce qu’il apercevait de Hiroshima, à travers le nuage dont l’air était obscurci, que montait une épaisse et, épouvantable colonne d’atmosphère empoisonnée. De massives gerbes de fumée, proches ou lointaines, s’élevaient déjà, trouant la nappe immense de poussière. Il se demanda comment tant de dégâts, sur une telle surface, avaient pu naître d’un ciel silencieux ; ne se fût-il agi que de quelques avions, volant à haute altitude, on n’eût pas manqué de les entendre. Non loin, des maisons brûlaient et lorsque d’énormes gouttes d’eau, grosses comme des billes, se mirent à tomber, il eut comme une idée qu’elles devaient provenir des lances des pompiers luttant contre le feu. (En fait, c’étaient des gouttes résultant de la condensation de l’atmosphère, tombant de la tumultueuse colonne de fumée, d’air chaud et de matière désintégrée, qui montait déjà à des kilomètres dans le ciel au-dessus de Hiroshima.)

M. Tanimoto se détourna de ce spectacle en entendant M. Matsuo l’appeler et lui demander s’il était indemne. M. Matsuo, à l’intérieur de la maison effondrée, avait bénéficié de la moelleuse protection de la literie accumulée dans le hall d’entrée, d’où il avait réussi ensuite à se dépêtrer. M. Tanimoto répondit à peine à ces appels. Pensant à sa femme, à son bébé, à sa chapelle, à son foyer, à ses paroissiens – là-bas, tous noyés dans ces affreuses ténèbres – une fois de plus, il s’était remis à courir, en proie à la panique, vers la ville. [...]

M. Tanimoto, terrifié à la pensée de sa famille et de sa chapelle, s’était d’abord élancé, dans l’idée de les rejoindre en prenant au plus court, par la grand’route de Koï.

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Vers le 12 août. Photo: KAWAHARA Yotsugi.
Une vue des environs de Kami-Nobori-cho. Le bâtiment au centre est l’église Nagarekawa de Hiroshima, du Conseil National des Eglises du Japon, à 900 mètres est-nord-est de l’hépicentre. Le bâtiment qui se trouve derrière est ce qui reste de l’Office de la Radiodiffusion de Hiroshima.

Il était le seul à s’enfoncer dans la ville ; les centaines et les centaines de gens qu’il croisait, fuyaient et il n’était pas un des fugitifs qui ne semblât avoir été atteint de quelque manière. Certains avaient les sourcils littéralement calcinés et la peau pendait de leur visage et de leurs mains. D’autres, sous l’effet de la souffrance, avançaient les bras levés, comme portant quelque chose à deux mains. Il en était qui vomissaient en marchant. Beaucoup étaient nus ou n’étaient plus vêtus que de lambeaux de vêtements. Sur certains corps ainsi dénudés, les brûlures s’étaient inscrites en motifs dessinant les épaulettes d’un gilet de dessous, ou des bretelles ; et sur la peau de certaines femmes (étant donné que le blanc repoussait la chaleur dégagée par la bombe, tandis que le noir l’absorbait et servait de conducteur), les fleurs imprimées sur les kimonos. Beaucoup aussi, blessés eux-mêmes, soutenaient des parents plus grièvement atteints. Presque tous avançaient la tête basse, regardant droit devant eux, se taisant et montrant des visages dénués d’expression.

Après avoir traversé le pont de Koï et le pont de Kannon, sans cesser un instant de courir, M. Tanimoto s’aperçut, à mesure qu’il s’approchait du centre, que toutes les maisons étaient comme écrasées et que beaucoup d’entre elles brûlaient. Les arbres étaient à nu, les troncs carbonisés. Il tenta en plusieurs points de pénétrer parmi les ruines, mais chaque fois fut arrêté par les flammes. Sous les restes de quantité de maisons, les gens appelaient au secours, mais personne ne s’occupait, d’eux ; en règle générale, ce jour-là, les survivants ne se portèrent à l’aide que de parents ou de voisins immédiats, car il leur était impossible d’embrasser par l’esprit, voire même simplement de tolérer, l’idée d’un cercle de souffrances plus étendu. Les blessés passaient en boitant devant ces cris ; et M. Tanimoto, lui, passait en courant. En tant que chrétien, il se sentait rempli de compassion pour les malheureux pris au piège ; en tant que Japonais, il succombait sous la honte d’être intact dans son corps et il priait tout en courant : « Dieu vienne en aide aux malheureux et les arrache à ces flammes ! »

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Il s’était dit qu’en prenant sur la gauche, il contournerait l’incendie. Il revint, toujours courant, au pont de Kannon et suivit sur une certaine distance le bord de la rivière. Il tenta de s’enfoncer dans plusieurs rues transversales, mais les trouva toutes bloquées ; il finit donc par tourner loin sur sa gauche et courut jusqu’à Yokogawa, gare sur une ligne de chemin de fer qui faisait le tour de la ville en un large demi-cercle et il suivit la voie ferrée jusqu’à ce qu’il tombât sur un train en flammes. L’étendue du désastre l’avait, à ce point de sa course, si impressionné, qu’il remonta en courant vers le nord, jusqu’à Gion, à plus de trois kilomètres de là (Gion étant un faubourg situé au pied des collines). Tout le long du chemin, il dépassa des gens affreusement brûlés et déchirés et, tourmenté par son remords patriotique, il se tournait à droite et à gauche, sans s’arrêter, disant à tel ou tel d’entre eux : « Pardonnez-moi de ne pas porter ma part de votre fardeau ». Près de Gion, il commença à rencontrer des gens de la campagne qui faisaient route vers la ville pour porter secours. L’apercevant, ils s’écrièrent . « Regardez ! En voici un qui n’est pas blessé ! » A Gion, il prit en direction de la rive droite de la rivière principale, l’Ota, et courut jusqu’au bord de l’eau, où il retrouva l’incendie. Il n’y avait pas de flammes sur l’autre rive, ce qui fit que, dépouillant sa chemise et ses chaussures, il plongea dans l’eau. Parvenu au milieu de la rivière, où le courant était assez fort, l’épuisement et la peur finirent par avoir le dessus – il avait fait en courant une douzaine de kilomètres – et perdant tout ressort, il sentit que les eaux l’entraînaient. Il pria : « Je vous supplie, mon Dieu, aidez-moi à toucher l’autre bord. Ce serait trop bête de périr noyé quand je suis le seul à ne pas être blessé. » Il réussit à faire encore quelques brasses et prit pied sur une langue de sable, en aval.

Il escalada la berge et la longea en courant jusqu’au moment où, près d’un temple shintoïste, il se heurta encore à l’incendie. Comme il tournait sur la gauche, dans l’espoir de trouver une issue, il rencontra, par une chance incroyable, sa femme. Elle portait dans ses bras leur bébé. M. Tanimoto était parvenu à un tel degré d’épuisement émotif, que plus rien ne pouvait le surprendre. Il n’embrassa pas sa femme ; il se borna à dire : « Oh ! vous êtes sauve ! » Elle lui raconta qu’elle était arrivée chez eux, après avoir passé la nuit à Ushida, juste à temps pour l’explosion, et qu’elle avait été ensevelie sous le presbytère avec l’enfant dans ses bras. Elle lui dit comment les décombres avaient pesé sur elle, comment le bébé avait crié. Elle avait vu une faible crevasse de lumière et, en tendant la main, elle avait réussi à agrandir le trou, petit à petit. Au bout d’une demi-heure, environ, elle avait entendu et reconnu le crépitement du bois qui brûlait. Enfin, l’ouverture avait été assez grande pour qu’elle parvînt à y faire passer l’enfant, en le poussant, puis à se hisser en rampant à son tour. Elle ajouta qu’elle retournait maintenant à Ushida. M. Tanimoto lui répondit qu’il voulait voir où en était sa chapelle et s’occuper des gens de son Association de Quartier. Ils se séparèrent aussi fortuitement, aussi hébétés, qu’ils s’étaient retrouvés.

Le chemin qu’avait pris M. Tanimoto pour contourner l’incendie le fit traverser le Champ de Manoeuvre de l’Est qui, zone d’évacuation, était à présent le théâtre d’une horrible parade : blessés ensanglantés et brûlés par files entières. Les brûlés gémissaient : « Mizu, mizu ! A boire, à boire ! » M. Tanimoto, ayant trouvé un baquet dans une rue proche et repéré un robinet qui fonctionnait encore dans la carcasse écrabouillée d’une maison, entreprit d’apporter de l’eau à ces inconnus qui souffraient. Lorsqu’il eut donné à boire à une trentaine d’entre eux, il se rendit compte – qu’il perdait trop de temps. « Excusez-moi, dit-il d’une voix forte à ceux qui, tout près, tendaient les mains vers lui et criaient leur soif, nombreux sont ceux qui attendent mes soins. » Puis il s’en fut en courant. Il retourna au bord de la rivière, son baquet à la main et sauta sur un banc de sable. Là, il vit des centaines de gens si mal en point, qu’il leur était impossible de fuir plus loin la cité en flammes. Quand ces gens aperçurent un homme valide et indemne, la même plainte recommença: « Mizu, mizu, mizu ».

M. Tanimoto n’y put résister ; il alla chercher de l’eau à la rivière, qu’il leur distribua – erreur de sa part, l’eau étant saumâtre, du fait de la marée. Deux ou trois petits bateaux traversaient la rivière, transportant les blessés du parc Asano. Quand l’un d’eux accosta au banc de sable, M. Tanimoto réitéra de la même voix forte son petit discours d’excuses et sauta à bord. Il se trouva ainsi atteindre le parc. Là, parmi les broussailles, il retrouva certains des gens de son Association de Quartier, dont il avait la responsabilité et qui s’étaient rendus en cet endroit conformément à ses instructions précédentes ;

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Il retrouva aussi de nombreuses connaissances, entre autres le Père Kleinsorge et les autres membres de la communauté catholique. Mais Fukai, qui était un de ses amis intimes, manquait. « Où est Fukai ? » demanda-t-il. « Il n’a pas voulu venir avec nous, répondit le Père Kleinsorge. Il s’est sauvé et il est retourné là-bas. » [...]

Quand M. Tanimoto, son baquet toujours à la main, arriva au parc, celui-ci était encombré d’une grande foule, et il était bien difficile de distinguer les morts des vivants, car la plupart des gens, couchés, ne bougeaient pas, les yeux grands ouverts. Pour le Père Kleinsorge, homme d’Occident, le silence dans ces bosquets au bord de la rivière, où des centaines d’êtres atrocement blessés confondaient leurs souffrances, fut l’un des traits les plus effroyables, les plus épouvantables de son expérience. Ceux qui avaient mal, se taisaient ; personne ne pleurait, ou ne criait de douleur encore moins ; pas une plainte ; de tous ceux qui succombèrent, pas un seul ne mourut bruyamment ; les enfants mêmes étaient muets ; très peu de gens parlaient, simplement. Et quand le Père Kleinsorge donna à boire à certains blessés dont le visage disparaissait presque sous les brûlures, ils burent chacun à leur tour, puis se soulevant légèrement, lui firent une petite révérence pour le remercier.

M. Tanimoto salua les prêtres, puis regarda autour de lui, en quête de visages amis. Il reconnut Mme Matsumoto, la femme du directeur de l’école méthodiste, et lui demanda si elle avait soif. Elle lui dit que oui ; il alla donc lui chercher de l’eau dans son baquet à l’un des petits lacs de la rocaille du parc. Puis il décida d’essayer de pousser jusqu’à sa chapelle. Suivant le chemin que les prêtres avaient parcouru dans leur fuite devant l’incendie, il s’engagea dans Nobori-cho ; il n’alla pas loin : l’incendie faisait tellement rage dans les rues, qu’il lui fallut rebrousser chemin. Il descendit jusqu’à la berge et se mit en quête d’une embarcation qui lui permit de transporter de l’autre côté de la rivière certains des blessés les plus graves, de façon à les éloigner du parc Asano et du feu qui gagnait. Il tomba bientôt sur un bateau de plaisance, à fond plat et de bonne taille, échoué sur la rive ; mais à l’intérieur et autour de la barque, un spectacle horrible s’offrit à ses yeux : cinq cadavres d’hommes, presque nus, terriblement brûlés et qui avaient dû expirer là, plus ou moins du même coup, car leurs attitudes suggéraient qu’ils s’étaient employés ensemble à tenter de mettre le bateau à flots. M. Tanimoto enleva les cadavres de la barque, et ce, faisant, il éprouva tant d’horreur à déranger ces morts – à les empêcher, se dit-il, sur le moment, de s’élancer avec leur embarcation pour leur dernier voyage – qu’il dit à voix haute : « Pardonnez-moi de prendre ce bateau. J’en ai absolument besoin pour d’autres, qui sont en, vie. » La barque était pesante, mais il parvint tout de même à la pousser dans l’eau. Les rames manquaient ; tout ce qu’il put trouver pour en tenir lieu, ce fut une grosse perche de bambou. Il remonta péniblement le courant jusqu’à la partie la plus encombrée du parc et entreprit de passer les blessés. Il arrivait à les entasser par dix ou douze à chaque passage ; mais la rivière étant trop profonde en son milieu pour qu’il pût naviguer à la perche, il lui fallait pagayer avec son bambou ; ce qui faisait que chaque voyage lui prenait beaucoup de temps. Il peina plusieurs heures de la sorte.

Au début de l’après-midi, le feu gagna les bosquets du parc Asana. Le premier indice qu’en eut M. Tanimoto, ce fut quand, au retour d’un de ses voyages de passeur, il vit qu’un grand nombre de gens s’étaient rapprochés de la rivière. En accostant, il alla se rendre compte sur place, et quand il vit les flammes, il cria : « Que tous les hommes jeunes et valides me suivent ! » Le Père Kleinsorge transporta le Père Schiffer et le Père La Salle tout au bord de l’eau, et, après avoir demandé aux gens qui se trouvaient là de les transférer sur l’autre rive si l’incendie venait trop près, se joignit aux volontaires de M. Tanimoto. Ce dernier dépêcha certains de ses hommes à la recherche de seaux et de baquets, et dit aux autres de battre les fourrés qui brûlaient, de leurs vêtements. Quand seaux et baquets furent là, il organisa la chaîne, à partir de l’un des lacs de la rocaille. Ses gens luttèrent contre le feu durant plus de deux heures, et petit à petit eurent le dessus. Pendant que les hommes de M. Tanimoto s’employaient de la sorte, la foule effrayée se pressait de plus en plus vers la rivière ; finalement, la masse en panique refoula certains des malheureux qui se trouvaient sur le bord jusque dans l’eau. Parmi ceux qui furent ainsi contraints d’entrer dans la rivière et s’y noyèrent, se trouvèrent Mm Matsumoto, de l’école méthodiste, et sa fille.

Quand le Père Kleinsorge revint, après avoir combattu le feu, il trouva que le Père Schiffer perdait toujours du sang et était affreusement pâle. Des Japonais debout autour de lui le regardaient sans mot dire. Le Père Schiffer murmura à son collègue dans un souffle : « Je ne vaux pas mieux que si j’étais mort. – Pas encore, » dit le Père Kleinsorge. Il avait pris avec lui la musette de pansements du docteur Fujii, et il avait remarqué, dans la foule, le docteur Kanda ; il alla trouver ce dernier et lui demanda de bien vouloir soigner les coupures du Père Schiffer. Le docteur Kanda avait vu, parmi les décombres de sa clinique, sa femme et sa fille, mortes ; il était assis la tête entre les mains. « Je ne suis bon à rien, » dit-il. Le Père Kleinsorge renforça le pansement autour de la tête du Père Schiffer, l’aida à gagner un endroit plus élevé et l’installa de façon qu’il eût la tête haute ; bientôt l’hémorragie diminua.

Ce fut environ à ce moment-là, qu’on entendit le bruit de moteur d’avions qui approchaient. Quelqu’un dans la foule, non loin de la famille Nakamura, cria « Les voilà qui reviennent nous punir encore ! » Un boulanger, du nom de Nakashima, se dressa et commanda : « Tous ceux qui portent du blanc, ôtez-le ! » Mme Nakamura ôta les blouses de ses enfants, ouvrit son parapluie et fit se rassembler sa petite famille sous lui. Un grand nombre de gens, y compris des brûlés graves, se traînèrent en rampant parmi les buissons où ils restèrent jusqu’à ce que le ronronnement – il s’agissait évidemment d’une reconnaissance, météorologique ou autre – se fût éteint.

La pluie commença à tomber. Mme Nakamura garda ses enfants à l’abri du parapluie. Les gouttes devinrent d’une grosseur anormale et quelqu’un cria : « Les Américains nous aspergent de pétrole. Ils vont nous mettre le feu ! » (Ce cri de terreur s’inspirait d’une des théories que l’on se chuchotait de groupe en groupe dans le parc, sur l’étendue du sinistre, savoir : qu’un seul avion, survolant la ville, avait pulvérisé de l’essence et, de façon ou d’autre, y avait mis le feu d’un seul coup, en une seconde.) Mais les gouttes étaient évidemment de l’eau, et au fur et à mesure qu’elles tombaient, le vent se fit de plus en plus violent ; puis soudain – probablement par suite de la prodigieuse convection provoquée par la ville en flammes – un cyclone s’abattit sur le parc. D’énormes arbres s’écrasèrent ; les plus petits étaient déracinés et volaient dans les airs. Plus haut dans le ciel, un invraisemblable cortège d’objets plats tournoyait dans la trompe du cyclone : ferrailles, débris de tôle, papiers, portes, morceaux de nattes. Le Père Kleinsorge couvrit d’un lambeau d’étoffe les yeux du Père Schiffer, de peur que le blessé, affaibli, n’allât s’imaginer qu’il devenait fou. La tempête balaya Mme Murata, la femme de charge de la mission, qui était assise tout près de la rivière, et la fit rouler en bas de la berge, la précipitant sur un endroit rocheux où l’eau était peu profonde et d’où elle sortit, les pieds nus en sang. Le tourbillon se déplaça ensuite vers le milieu de la rivière, où il pompa une colonne d’eau et finit par s’épuiser.

Après le cyclone, M. Tanimoto recommença à panser des blessés et le Père Kleinsorge demanda à l’étudiant en théologie de traverser la rivière et d’aller jusqu’au noviciat des jésuites, à Nagatsuka, soit environ cinq kilomètres du centre de la ville, afin. que les prêtres qui étaient là vinssent avec du secours chercher les Pères Schiffer et La Salle. L’étudiant prit place sur la barque de M. Tanimoto et s’éloigna en même temps que ce dernier. Le Père Kleinsorge demanda à Mme Nakamura si elle n’aimerait pas partir pour Nagatsuka avec les prêtres, quand ils arriveraient. Elle lui dit qu’elle avait avec elle des bagages, que ses enfants étaient malades – ils vomissaient encore de temps à autre, de même qu’elle, aussi bien – et qu’elle avait peur, en conséquence, de se mettre en chemin. Le religieux lui dit qu’il pensait que les prêtres du noviciat pourraient revenir la chercher le lendemain, avec une charrette à bras.

Tard dans l’après-midi, alors qu’il prenait pied sur la berge pour s’arrêter quelque temps, M. Tanimoto, à l’énergie et à l’esprit d’initiative duquel nombre de gens avaient fini par s’en remettre, entendit réclamer à manger. Il consulta le Père Kleinsorge, et tous deux décidèrent de retourner en ville, pour aller chercher du riz stocké dans l’abri de l’Association de Quartier de M. Tanimoto et dans celui de la mission. Le Père Cieslik et deux ou trois autres personnes les accompagnèrent. Tout d’abord, lorsqu’ils se retrouvèrent parmi les rangées de maisons fauchées, ils ne surent plus où ils étaient ; le changement était trop brutal, d’une ville qui, le matin même, bourdonnait de ses deux cent quarante-cinq mille vies humaines, en un simple tracé de ruines, dans l’après-midi. L’asphalte des chaussées était encore mou et brûlant, du fait de l’incendie et le fouler n’était guère agréable. Ils ne rencontrèrent qu’une seule personne, une femme, qui leur dit, alors qu’ils passaient : « Mon mari est sous ce tas de cendres. » A la mission, où M. Tanimoto se sépara du groupe, le Père Kleinsorge fut consterné à la vue du bâtiment, complètement rasé. Dans le jardin, en se dirigeant vers l’abri, il remarqua une citrouille, qui avait rôti sur des sarments de vigne.

Le Père Cieslik et lui y goûtèrent et trouvèrent le mets délicieux. Ils s’aperçurent avec surprise qu’ils avaient faim, et mangèrent un bon morceau de la citrouille. Ils tirèrent de l’abri plusieurs sacs de riz, cueillirent plusieurs citrouilles, également cuites, et retournant le sol, ramassèrent des pommes de terre en robe des champs, d’allure fort appétissante ; puis ils se remirent en route. M. Tanimoto les rejoignit peu après. L’un de ceux qui l’accompagnaient portait quelques ustensiles de cuisson.

Dans le parc, M. Tanimoto organisa la cuisine en faisant appel aux jeunes femmes légèrement blessées de son quartier. Le Père Kleinsorge offrit à la famille Nakamura un peu de citrouille ; Mme Nakamura et ses enfants y goûtèrent, mais ne purent garder ce qu’ils avaient avalé. En tout, il y eut assez de riz pour nourrir une centaine de personnes environ.

Peu avant la nuit, M. Tanimoto fit la rencontre d’une jeune femme de vingt ans, Mme Kamai, sa plus proche voisine. Elle était accroupie sur le sol et tenait dans ses bras le cadavre de sa fillette, un bébé, morte, de toute évidence, depuis le début du jour. Mme Kamai se mit debout d’un bond à la vue de M. Tanimoto et lui dit « Voudriez-vous, je vous prie, essayer de retrouver mon mari ? »

M. Tanimoto savait que son mari avait été mobilisé la veille même dans l’armée ; lui-même et Mme Tanimoto avaient invité chez eux Mme Kamai, l’après-midi de son départ, pour la distraire. Kamai devait répondre à l’appel au quartier général régional de Chugoku – près de l’ancien château, au centre de la ville – où quelque quatre mille hommes étaient encasernés. A en juger au nombre considérable de soldats mutilés qu’il avait vus durant la journée, M. Tanimoto supposait que les casernes avaient subi de graves dégâts, du fait de « la chose », quelle qu’elle fût, qui avait atteint Hiroshima. Il savait qu’il aurait beau se donner tout le mal du monde, il n’avait pas la moindre chance de retrouver le mari de Mme Kamai ; mais il ne voulut pas la contrarier. « J’essaierai », dit-il.

« Il faut que vous le retrouviez, dit-elle ; il adorait trop notre enfant. Je voudrais qu’il puisse la revoir encore une fois. »

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Novembre 1945 Photo: Documents restitués par l’armée américaine.
Le ruines du Premier hôpital militaire de Hiroshima s’étendent de l’autre côté de la route. Au centre se trouvent les ruines du château de Hiroshima qui abritait le QG impérial de la Région militaire Chugoku et d’autres installations militaires.

[...] M. Tanimoto recommença à pousser sa barque. Celle-ci, avec les prêtres, avançait lentement, remontant le courant, lorsque les passagers entendirent de faibles appels au secours. Une voix de femme, notamment : « Il y a ici des gens qui vont se noyer ! Au secours ! L’eau monte ! » Les cris venaient d’une lagune et les prêtres de la barque purent voir, à la lueur se reflétant dans l’eau, des maisons qui brûlaient encore, un certain nombre de blessés gisant au bord de la rivière et que recouvrait déjà en partie la marée montante. M. Tanimoto voulait aller à leur aide, mais les prêtres craignirent que le Père Schiffer ne succombât si l’on ne se pressait et ils insistèrent pour que leur passeur continuât. M. Tanimoto les débarqua au même endroit où il avait laissé le Père Schiffer et repartit seul en direction de la lagune.

La nuit était très chaude, paraissait même plus chaude du fait des lueurs d’incendie qui rougeoyaient dans le ciel ; mais la plus jeune des deux fillettes que M. Tanimoto et les prêtres avaient sauvées, se plaignit au Père Kleinsorge d’avoir froid. Il ôta sa tunique et l’en couvrit. L’enfant et sa soeur aînée étaient restées deux heures dans l’eau salée avant qu’on vînt les en tirer. Le corps de la cadette portait d’énorme brûlures à vif ; l’eau salée de la rivière avait dû être un terrible supplice pour elle. Elle se prit à trembler de tous ses membres et répéta qu’elle avait froid. Le Père Kleinsorge emprunta une couverture à un voisin et l’en enveloppa ; mais elle frissonnait et tremblait de plus en plus, répétant : « J’ai tellement froid », et puis, soudain, elle cessa de trembler, morte.

Sur la lagune, M. Tanimoto trouva quelque vingt hommes et femmes. Il rangea le bateau le long de la rive et leur dit de se dépêcher de monter. Ils ne bougèrent pas et il se rendit compte qu’ils étaient trop faibles pour se soulever. Il se pencha et prit une femme par les mains ; la peau céda et vint sous ses doigts, par lambeaux énormes, comme un gant. Cette sensation éveilla en lui une telle nausée, qu’il, dut s’asseoir une seconde. Après quoi il sauta dans l’eau et, de si faible stature qu’il fût, porta jusque dans la barque plusieurs hommes et femmes, qui étaient nus. Dos et poitrines étaient visqueux sous la main et il se souvint non sans malaise des grandes brûlures qu’il avait vues durant la journée : jaunes d’abord, puis rouges et gonflées, la peau s’en allant en lanières ; et pour finir, sur le soir, suppurantes et répandant une infection. Du fait de la marée montante, son bambou était trop court maintenant, et il lui fallut pagayer presque d’un bout à l’autre du trajet. Sur l’autre rive, près d’une lagune plus haute, il souleva à nouveau les corps, escaladant avec eux la pente pour les mettre à l’abri de la marée. Il devait se répéter lucidement et continuellement : « Ce sont des êtres humains ». Il dut faire trois voyages avant de les avoir tous transportés sur l’autre rive. Quand il eut fini, il décida qu’il lui fallait absolument se reposer et il revint vers le parc.

Alors qu’il gravissait la berge noire, il marcha sur quelqu’un, trébucha, pendant que quelqu’un d’autre disait d’une voix irritée : « Attention ! Vous me marchez sur la main ». M. Tanimoto, tout honteux de faire mal à un blessé, confus d’être valide, se souvint soudain du navire-hôpital qui n’était pas arrivé (et ne devait jamais se montrer), et il fut pris un instant d’une rage aveugle et meurtrière à l’adresse de l’équipage de ce navire, puis des docteurs en général. Pourquoi ne venaient-ils pas au secours de tous ces gens ?

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Le 10 août, à l’hôpital de la Croix-Rouge de Hiroshima, photo: MIYATAKE Hajime. Les terribles brûlures sur le visage et les bras montrent que ce garçon se trouvait face à l’éclair. Le 6 août, sur les cent cinquante médecins que comptait la cité, soixante cinq étaient déjà morts et presque tous les autres blessés. Sur mille sept cent quatre vingts infirmières, mille six cent cinquante quatre étaient mortes ou trop durement touchées pour s’employer activement. Au plus grand hôpital de la ville, celui de la Croix-rouge, six docteurs seulement, sur trente, pouvaient assumer leur fonction et dix infirmières, sur plus de deux cents.

[...] M. Tanimoto, après sa longue course et ses non moins longues heures de travaux de sauvetage, sommeillait fiévreusement. Lorsqu’il s’éveilla, aux premières lueurs de l’aube, il regarda en direction de la rivière et s’aperçut qu’il n’avait pas transporté assez haut sur la lagune, la veille, les corps putrescents et trop faibles des blessés. La marée recouvrait l’endroit ; ils n’avaient pas eu la force de bouger ; ils devaient être noyés à l’heure qu’il était. Il vit des corps qui flottaient au fil de l’eau.

[...] M. Tanimoto en voulait toujours furieusement aux médecins. Il décida que rien ne l’empêcherait, personnellement, d’en ramener un au parc Asano, par la peau du cou, s’il le fallait. Il traversa la rivière, passa devant le temple shintoïste où il s’était rencontré un bref instant avec sa femme, la veille, et poussa jusqu’au Champ de Manoeuvre de l’Est.

L’endroit était désigné depuis longtemps comme zone d’évacuation ; il avait donc toute chance, se disait-il, d’y trouver une ambulance.

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Il en trouva une, effectivement, où opérait un groupe médical de l’armée, mais eut tôt fait de s’apercevoir aussi que les médecins de ce groupe étaient désespérément surchargés de travail : par milliers les patients gisaient, sur le champ de manoeuvre, devant l’ambulance, mêlés aux cadavres. Il n’en alla pas moins droit à l’un des majors et lui dit, sur le ton de reproche le plus sévère qu’il put : « Comment se fait-il qu’aucun de vous ne soit venu au parc Asano ? On a pourtant terriblement besoin de vous là-bas. »

Sans même lever la tête, sans s’interrompre dans son travail, le major répondit d’une voix exténuée :
- Mon poste est ici.
- Mais il y a des tas de gens qui se meurent sur l’autre rive.
- Notre premier devoir, rétorqua le major, est de prendre soin des blessés légers.
- Pourquoi, quand il est tant de blessés graves au bord de la rivière ? »
Le major passa à un autre patient.
- Dans une catastrophe comme celle-ci, dit-il, et il semblait réciter la théorie, la première tâche est de secourir le plus grand nombre possible de gens, de sauver autant de vies que possible. Il n’y a aucun espoir de sauver les blessés graves. Ils sont condamnés. Nous n’avons que faire d’eux.
- Vous avez peut-être raison du point de vue médical… » commença M. Tanimoto, puis reportant son regard sur le champ de manoeuvre où tant de morts gisaient, intimement mêlés et enchevêtrés à ceux qui respiraient encore, il se détourna sans achever sa phrase, furieux contre lui-même à présent. Il ne savait que faire. Il avait promis à certains des agonisants, dans le parc, de revenir avec un médecin ; ces gens, peut-être, mourraient avec le sentiment d’avoir été frustrés. Apercevant une cantine improvisée, à un bout du champ, il y alla, réclama des gâteaux de riz et des biscuits qu’il ramena, au lieu de médecins, aux gens du parc.

 

C’est une plongée dans l’horreur, que retrace le poète Tamiki Hara (1905-1951) dans trois nouvelles réunies sous le titre de l’une d’entre elles, Fleurs d’été. Ces textes furent à l’origine d’un genre littéraire (la  » littérature de la bombe atomique « , Genbaku bungaku), qui, en raison de la censure dont il fut l’objet de la part des forces d’occupation américaines, ne connut son essor qu’au début des années 1950.
Hara avait quitté sa ville natale de Hiroshima pour étudier à Tokyo, où il devint un jeune écrivain brillant. Il y revint à la suite de la mort de sa femme en 1944 pour y connaître l’épreuve du bombardément. Pour cet homme délicat, le monde avait déjà perdu son sens. Il lui fallait témoigner:  » je dois laisser tout cela par écrit, me dis-je en moi-même.  » Lorsque ce fut fait, il se suicida en se jetant sous un train, en 1951.

 

Fleurs d’été

(Natsu no hana, 1947) 

 Par Tamiki Hara

Je sortis en ville et achetai des fleurs car j’avais décidé d’aller sur la tombe de ma femme. J’avais mis dans ma poche un paquet de bâtons d’encens pris à l’autel familial. Dans quelques jours c’était la fête des Morts, le premier 15 août depuis la mort de ma femme, et je n’étais plus du tout certain maintenant que ma ville natale restât intacte jusque-là. A cause des restrictions d’électricité on ne travaillait pas ce jour-là, et pourtant je ne vis aucun autre homme se promener en ville comme moi, dès le matin, un bouquet de fleurs à la main. Je ne connaissais pas le nom de mes fleurs, mais un certain charme champêtre se dégageait de leurs délicats pétales jaunes. Elles respiraient l’été.

J’aspergeai d’eau fraîche la tombe brûlante de soleil, partageai mon bouquet en deux, disposai les fleurs dans les deux vases qui étaient de chaque côté de la pierre tombale : celle-ci sembla se rafraîchir un peu. Je contemplai alors un moment la tombe et les fleurs. Il n’y avait pas seulement les cendres de ma femme mais aussi celles de mes parents. J’allumai les bâtons d’encens que j’avais apportés et m’inclinai dans une prière silencieuse, après quoi je bus un peu d’eau au puits d’à côté. Puis je rentrai en contournant le parc Nigitsu, et ce jour-là comme le lendemain, ma poche resta imprégnée d’une odeur d’encens. Le surlendemain, c’était la bombe atomique.

J’eus la vie sauve parce que j’étais aux cabinets. Ce matin du 6 août, je m’étais levé vers huit heures. La veille au soir il y avait eu deux alertes aériennes, mais il ne s’était rien passé. Un peu avant l’aube je m’étais déshabillé et, chose que je n’avais pas faite depuis longtemps, je m’étais couché et endormi en kimono de nuit. Je me levai et entrai dans les cabinets sans répondre à ma soeur qui, me voyant encore en caleçon, grommela que je me levais bien tard.

Quelques secondes plus tard, je ne sais plus exactement, il y eut un grand coup au-dessus de moi et un voile noir tomba devant mes yeux. Instinctivement je me mis à hurler et, prenant ma tête entre mes mains, je me levai. Je n’y voyais plus rien et n’avais conscience que du bruit : c’était comme si quelque chose comme une tornade s’était abattu sur nous. J’ouvris à tâtons la porte des cabinets et trouvai la véranda. J’entendais encore distinctement les hurlements que je venais de pousser au milieu d’un bruit de rafale, mais mes yeux ne voyaient plus et l’angoisse me saisit. Cependant, en avançant sur la véranda, les maisons détruites commencèrent peu à peu à m’apparaître dans une vague luminosité. Je repris mes esprits.

Cela ressemblait à un moment terrible d’un horrible cauchemar. Tout d’abord, à l’instant où avait retenti le choc au- dessus de ma tête et où j’avais été complètement aveuglé, j’avais compris que je n’étais pas mort. Mais j’avais eu un mouvement de colère à l’idée de la situation catastrophique dans laquelle je me trouvais. Le hurlement que j’avais poussé me semblait venir d’une autre personne ; je n’avais pu reconnaître mn propre voix. Puis lorsque, dans le vague, j’avais pu distinguer les environs, j’avais eu le sentiment d’être au coeur d’une terrible tragédie. J’avais déjà été témoin de ce genre de scène mais seulement au cinéma. Petit à petit des pans de ciel bleu apparurent, puis se multiplièrent, à travers la poussière qui obscurcissait tout. Des rayons de lumière pénétraient par les murs troués, venant de directions inattendues. Je m’avançai avec précaution sur le plancher : les tatami avaient été soufflés et projetés de tous côtés. Je vis alors ma soeur se précipiter vers moi : « Tu n’as rien ? Tu n’es pas blessé ? Ça va ? » cria-t-elle. « Tes yeux saignent, va vite te les laver », me dit-elle en m’apprenant qu’il y avait encore de l’eau à l’évier.

Me rendant compte que j’étais complètement nu, je me retournai et lui demandai si elle n’avait pas au moins quelque chose à me donner pour m’habiller. Elle réussit à tirer un caleçon d’un placard qui avait échappé au désastre. A ce moment-là, quelqu’un fit irruption avec des gestes étranges. L’homme avait le visage en sang et ne portait qu’une chemise. C’était quelqu’un de l’usine. En me voyant, il laissa échapper : « Vous avez de la chance, vous, vous n’avez rien », puis il marmonna quelque chose comme « Un téléphone, un téléphone, il faut que je téléphone… » et partit comme s’il avait beaucoup à faire.

Partout il y avait des fissures. Les cloisons et les tatami arrachés, on voyait à nu les piliers et l’armature des pièces de la maison. Pendant un moment il y eut un silence insolite. C’est le dernier souvenir que je garde de cette maison. Après, j’ai appris que dans ce quartier la plupart des habitations s’étaient effondrées et étaient détruites. Dans le cas de la nôtre, l’étage n’était pas tombé et le sol avait tenu bon. C’était vraiment de la bonne construction !… C’est mon père, homme très méticuleux, qui l’avait fait construire quarante ans auparavant.

Je traversai les pièces sur les tatami et les cloisons renversés en quête de quelque vêtement. Je trouvai rapidement une veste ; cherchant ensuite un pantalon, je pris brusquement conscience du désordre qui régnait. Le livre que je lisais la veille au soir était par terre, les pages tournées.

Le tableau accroché à l’étagère du haut était tombé et cachait le bas du tokonoma* d’un air meurtrier. Bizarrement, je trouvai un bidon d’eau, venu d’on ne sait où, puis un chapeau. Ne voyant toujours pas de pantalon, je cherchai quelque chose à me mettre aux pieds.

C’est alors que K…, un employé des bureaux, apparut à la véranda du salon et me supplia d’une voix douloureuse :

« Oh… Oh… Aidez-moi, je suis blessé… », et il s’assit là comme pour ne plus bouger. Du sang coulait un peu de son front, il avait les yeux noyés de larmes.

Je lui demandai où il était blessé, et il me montra son genou en appuyant dessus, tandis que se tordait son visage blême et tout ridé. Je trouvai à côté de moi un bout de tissu que je lui tendis et moi j’enfilai deux paires de chaussettes.

« Oh ! ça fume ! Fuyons ! Emmenez-moi ! … » , me dit-il en me pressant de partir. K…, plus âgé que moi, montrait toujours beaucoup plus d’énergie, mais cette fois-ci il semblait vraiment bouleversé.

De la véranda, on voyait toute la masse des habitations effondrées, avec au loin, vaguement, comme seul point de repère, un bâtiment en béton armé. Dans le jardin, le long du mur de terre qui s’était renversé d’un bloc, était couché le tronc du grand érable, cassé net en son milieu, la cime abattue sur le petit bassin de pierre. Soudain K… alla s’accroupir dans l’abri antiaérien et eut ces mots bizarres : « Patientons là, non ? Nous avons même une petite réserve d’eau…

Non, non, lui répondis-je, allons à la rivière ! » Mais il poursuivit d’un air interrogateur comme s’il ne savait pas : « La rivière ? Mais comment fait-on, déjà, pour aller à la rivière ?… »

De toute façon nous n’étions pas encore prêts. Je tirai du placard un vêtement de nuit que je lui tendis, puis j’arrachai les doubles rideaux de la véranda. Je ramassai aussi des coussins. Je retournai un tatami et sortis de dessous un sac de secours contenant tout le nécessaire en cas de catastrophe. Rassuré, je me le mis à l’épaule. Quelques petites flammes rouges sortirent du hangar de l’usine de médicaments d’à côté.

Il était grand temps de fuir ! Je passai par-dessus le tronc du grand érable cassé en deux et partis enfin. Ce grand érable, que j’avais toujours connu au fond du jardin, avait été pour moi, dans mon enfance, un objet de rêverie. Eh bien ! depuis ce printemps où j’étais revenu vivre dans mon pays natal, il m’avait semblé, je ne sais pourquoi, que je ne retrouverais plus dans cet arbre la silhouette pleine de charme qu’il avait autrefois. C’était vraiment très curieux. Etrange aussi que ce pays natal tout entier eût perdu sa douce atmosphère et qu’il y eût là pour moi comme une concentration de je ne sais quels éléments cruels et inorganiques. Chaque fois que j’entrais dans le salon donnant sur le jardin, me venait naturellement à l’esprit ce titre d’une nouvelle d’Edgar Poe : la Chute de la maison Usher.

K… et moi avancions sur de maisons effondrées, aplaties, évitant les obstacles. Au début nous progressions très lentement, puis nos pieds rencontrèrent un terrain plat : nous étions arrivés sur la route. Nous avons pu alors, en foulant la chaussée, accélérer l’allure. De derrière une construction détruite, une voix hurla soudain : « S’il vous plaît, monsieur !… » Tournant la tête, nous vîmes une femme venir vers nous, le visage en sang, pleurant : « (Au secours, au secours !… », hurlait-elle, complètement affolée, et elle nous suivit désespérément. Un peu plus loin, sur la route, nous barrant le passage, une vieille femme sanglotait comme une enfant : « Ma maison, ma maison brûle !… » Brusquement nous fûmes entourés de flammes violentes qui ronflaient bruyamment. Nous nous mîmes à courir pour les dépasser. Aussitôt le chemin redevint plat et quelques instants plus tard nous étions arrivés au pied du pont Sakae. Là affluaient sans cesse des foules de rescapés. En haut du pont quelqu’un s’époumonait : « Que ceux qui sont encore valides prennent des seaux et éteignent le feu ! » Je me dirigeai vers le bois de bambous de la maison des Izumi, et c’est alors que je perdis K…

Le bois de bambous avait été fauché et, sous la violence des pas des fuyards, un chemin s’y était naturellement formé. Le célèbre jardin, chargé d’histoire, qui bordait la rivière était maintenant complètement défiguré : la plupart des arbres gigantesques avaient été coupés en plein ciel. Soudain, à côté d’un buisson, m’apparut le visage d’une femme d’entre deux âges dont le corps pourtant robuste était comme accroupi, jeté à terre, inerte. En regardant son visage dont tout souffle de vie avait été arraché, il me sembla y découvrir quelque chose qui évoquait une maladie contagieuse. C’était ma première rencontre avec un pareil visage, mais par la suite je n’allais pas tarder à en voir de plus terriblement étranges, innombrables.

Dans les buissons qui conduisaient à la rivière, je rencontrai un groupe de collégiennes réquisitionnées qui s’étaient enfuies de leur usine. Elles étaient toutes blessées, mais sans trop de gravité, semblait-il. Sans doute continuaient- elles à trembler à l’idée de ce qu’il y avait d’inconnu dans les événements du matin, mais elles avaient l’air plutôt gaies et parlaient avec animation. A ce moment-là arriva mon frère aîné. Il portait juste une chemise et avait une bouteille de bière à la main. A première vue, il n’avait rien. Sur l’autre rive, les bâtiments détruits s’étendaient à perte de vue, et, à part les poteaux électriques, le feu avait déjà fait son oeuvre. Je m’assis sur l’étroit chemin qui longeait la rivière et songeai que, maintenant au moins, il n’y avait plus de danger. Ce qui depuis longtemps nous effrayait, ce qui finalement devait arriver, était bel et bien arrivé. L’esprit plus tranquille, je me dis que j’avais survécu. J’avais souvent pensé avoir autant de chances de mourir que de survivre, mais à cet instant-là le fait même de vivre et le sens même de la vie s’imposèrent brusquement à mon esprit.

« Je dois laisser tout ça par écrit », me dis-je en moi-même. Pourtant à ce moment-là je ne savais pratiquement rien encore du vrai visage de cette attaque aérienne.

Le brasier, sur la rive en face, s’intensifia. La chaleur arrivait jusqu’à nous. Je trempai alors mon coussin dans l’eau de la rivière remplie par la marée haute et m’en couvris la tête. Puis quelqu’un hurla : « Attention ! Un bombardement ! Que tous ceux qui ont des vêtements clairs se cachent sous les arbres ! » Les uns derrière les autres les gens rampèrent jusque dans les fourrés. Le soleil tombait d’aplomb et il me semblait bien que le feu avait pris au-delà des buissons. Je retins mon souffle un instant mais comme apparemment il ne se passait rien je retournai vers la rivière. Sur l’autre rive le feu continuait de plus belle. Un souffle brûlant passa sur ma tête, une fumée noire arriva comme projetée en avant jusqu’au milieu de l’eau. Le ciel venait subitement de s’assombrir quand une pluie terrible, aux gouttes énormes, s’abattit sur nous. La chaleur de l’incendie en fut un peu tempérée, mais peu après le ciel redevint clair, sans trace de nuage. Sur la rive opposée le brasier continuait. Du côté de la rivière où j’étais, j’avais déjà retrouvé mon frère aîné et ma jeune soeur, ainsi que deux ou trois voisins aux visages connus. Ainsi réunis, chacun raconta aux autres ce qui lui était arrivé le matin.

Mon frère, lui, était assis à son bureau dans la compagnie où il travaillait quand il avait vu une vive lumière traverser le fond du jardin. Il avait été projeté à plus de deux mètres, puis plaqué au sol sous le toit de la maison qui s’était effondrée. Pendant un court instant, il s’était débattu, mais avait bientôt aperçu un trou par où il était sorti en rampant. De l’usine, des collégiens criaient en appelant au secours. Mon frère les avait aidés à sortir au prix d’efforts désespérés. Ma soeur, elle, avait aperçu l’éclair de l’entrée de la maison. Elle était allée se blottir précipitamment sous l’escalier, ce qui l’avait plus ou moins protégée. D’abord chacun avait pensé que seule sa maison avait été bombardée, mais, quand les gens étaient sortis des décombres, ils avaient été très surpris de voir que c’était partout la même chose… Et il était étrange aussi de voir les maisons détruites sans aucun de ces trous que font habituellement les bombes. C’était peu après la fin de l’alerte aérienne. Il y avait eu un brusque éclair accompagné d’un léger bruit comme le chuintement d’une ampoule de flash, et, en un instant, tout s’était retrouvé sens dessus dessous. « On aurait dit de la sorcellerie » , ajouta ma soeur en tremblant.

Sur l’autre rive, l’incendie s’apaisait. Une voix hurla que de notre côté les arbres du jardin avaient pris feu. Une petite fumée commença à s’élever dans le ciel, derrière les buissons. La rivière toujours haute n’avait pas l’air de vouloir redescendre. Je franchis avec peine la digue de rochers et me retrouvai au bord de l’eau. A mes pieds était arrivé en flottant un cageot en bois blanc. Il s’en échappait des oignons qui surnageaient tout autour. J’attrapai le cageot, pris les oignons et les jetai aux gens, sur le bord. Un wagon s’était renversé sur le pont de fer, un peu plus haut en amont, et ce cageot était arrivé jusqu’ici au fil de l’eau. Comme je ramassais ces oignons, j’entendis quelqu’un appeler au secours. C’était une petite fille qui, accrochée à un bout de bois, apparaissait et disparaissait au milieu des flots, emportée par le courant. Je cherchai un gros morceau de bois et me mis à nager en le poussant devant moi. Je n avais pas nagé depuis longtemps, mais sauver quelqu’un ne me fut pas aussi difficile que je le pensais.

Sur l’autre rive, le feu, un moment calmé, avait repris. Maintenant, on voyait une fumée noirâtre s’élever au milieu du brasier rouge, et cette masse noire se développait, s’étendait furieusement. La chaleur de l’incendie augmentait à chaque instant. Mais ce feu sinistre, après avoir brûlé tout ce qu’il pouvait, se transforma finalement en un désert de décombres. C’est alors que, juste au milieu de la rivière, un peu plus bas, je vis se déplacer vers nous une énorme couche d’air, transparente, tout agitée d’oscillations. J’eus à peine le temps de penser à une tornade que déjà un vent d’une violence terrible passait au-dessus de ma tête. Toute la végétation alentour se mit à trembler, et, presque au même instant, la plupart des arbres furent arrachés du sol et emportés en l’air. Dans leur folle danse aérienne, ils allèrent se ficher comme des flèches dans le chaos ambiant. Je ne me souviens pas vraiment de la couleur du ciel à ce moment-là, mais je crois qu’il était voilé d’une lumière verte et lugubre, comme dans ce fameux rouleau qui représente l’enfer.

Après le passage de la tornade, à la couleur du ciel on devinait le soir. Mon autre frère, que l’on n’avait pas encore vu, arriva par hasard. Il avait des marques grises sur la figure, et sa chemise était déchirée dans le dos. Par endroits, la peau de son visage était légèrement brûlée. Ce bronzage se transforma par la suite en brûlures purulentes qu’on dut soigner pendant plusieurs mois, mais, à ce moment-là, mon frère était encore en assez bonne santé. C’est en rentrant chez lui où on l’avait appelé qu’il avait remarqué dans le ciel un petit avion, et tout de suite après trois éclairs bizarres. Il avait été alors projeté à presque deux mètres. Sous la maison aplatie se débattaient sa femme et leur bonne. Il les avait aidées à sortir et avait confié les deux enfants à la bonne qu’il avait fait partir en premier. Puis il avait aidé un vieillard qui habitait à côté, ce qui lui avait demandé encore quelque temps.

Et maintenant ma belle-soeur était très inquiète pour ses enfants. On entendit alors la voix de la bonne, de l’autre côté de la rivière. Elle disait qu’elle avait mal aux mains, qu’elle ne pouvait plus porter les enfants, que l’on vienne vite.

Les arbres de la maison des Izumi se consumaient peu à peu. Il ne fallait pas que l’incendie nous surprît de nuit là où nous étions, aussi voulions-nous traverser la rivière pendant qu’il faisait encore jour, mais il n’y avait aucun bateau nulle part. Mon frère aîné et sa femme décidèrent donc de faire le détour par le pont, mon second frère et moi nous remontâmes le long de la rivière à la recherche d’une embarcation. Comme nous avancions sur l’étroit chemin de pierre qui longe la rivière, je vis pour la première fois des grappes humaines défiant toute description. Le soleil était déjà bas sur l’horizon, le paysage environnant pâlissait. Sur la grève, sur le talus au-dessus de la grève, partout les mêmes hommes et les mêmes femmes dont les ombres se reflétaient dans l’eau. Mais quels hommes, quelles femmes !… Il était presque impossible de distinguer un homme d’une femme tant les visages étaient tuméfiés, fripés. Les yeux amincis comme des fils, les lèvres véritables plaies enflammées, le corps souffrant de partout, nus, tous respiraient d’une respiration d’insecte, étendus sur le sol, agonisant. A mesure que nous avancions, que nous passions devant eux, ces gens à l’aspect inexplicable quémandaient d’une petite voix douce : « De l’eau, s’il vous plaît, de l’eau… », ou encore nous suppliaient : « Faites quelque chose, sauvez-nous… » Presque partout ce n’était que plaintes.

Je fus arrêté par des voix aiguës et pitoyables : « Monsieur… monsieur… » Je regardai et vis, juste à côté de moi, dans l’eau de la rivière, le corps nu d’un jeune garçon immergé jusqu’à la tête, mort. Sur l’escalier de pierre, à un mètre à peine du cadavre, il y avait deux femmes accroupies. Leurs visages enflés, tordus, horribles à voir, avaient presque doublé de volume, et seuls leurs cheveux, emmêlés et brûlés, indiquaient qu’il s’agissait de femmes. Tout d’abord, plus que de la pitié, elles m’inspirèrent de l’horreur. L’une d’elles, voyant que je m’étais arrêté, me demanda en pleurant d’aller lui chercher le matelas, son matelas, qui était là-bas sous l’arbre. Je regardai vers l’arbre et, effectivement, il y avait bien quelque chose qui ressemblait à un matelas, mais, hélas ! comme on pouvait s’y attendre, un blessé, prostré, au bord de la mort, s’y était installé. Il n’y avait désormais plus rien à faire.

Ayant trouvé un petit radeau, je le détachai et ramai avec mon frère jusqu’à l’autre rive. Il faisait déjà sombre, et là aussi de nombreux blessés attendaient. Un soldat accroupi au bord de l’eau suppliait qu’on lui fit boire de l’eau chaude : je l’emmenai accroché à mon épaule. Il avait l’air de souffrir beaucoup en avançant, chancelant sur le terrain sablonneux ; puis soudain, comme s’il vomissait, il dit d’une petite voix : « J’aurais mieux fait de mourir… » Alors moi, découragé, je l’approuvai en silence et ne pus prononcer aucun mot. C’était comme si, face à la bêtise aveugle, une colère sans borne nous unissait. Je le laissai alors à mi-chemin car, de la digue où nous étions, j’avais aperçu, plus haut sur le talus, un point d’approvisionnement en eau chaude. Là, penchée au-dessus d’un bac d’où s’échappait de la vapeur, je vis une femme, crâne énorme et cheveux brûlés, qui tenait entre ses mains un bol et buvait lentement de l’eau chaude. Cette tête, boursouflée et étrange, était toute boutonneuse, comme parsemée de haricots noirs. Et les cheveux étaient rasés en ligne droite, juste au niveau de l’oreille. (Plus tard, à force de voir des blessées avec cette coupe si particulière, je compris que c’était la marque du chapeau en dessous duquel les cheveux avaient été brûlés.) J’attendis un moment, puis on me donna un bol que je retournai porter au soldat que j’avais laissé. Regardant par hasard vers la rivière, je vis plié en deux un soldat, mon soldat blessé, en train d’y boire désespérement tout ce qu’il pouvait d’eau.

Dans le crépuscule du soir, le ciel au-dessus de la maison des Izumi et les flammes des brasiers environnants brillaient d’un éclat extraordinaire ; sur la grève, des gens avaient fait du feu avec des bouts de bois et préparaient de quoi dîner. Depuis quelque temps déjà, une femme au visage boursouflé, enflé, était allongée par terre, à côté de moi. Elle demanda à boire et je m’aperçus alors que c’était la bonne de mon deuxième frère. Elle me raconta que c’était au moment de sortir de la cuisine avec le bébé dans les bras qu’elle avait rencontré l’éclair. Elle avait été brûlée au visage, à la poitrine, et à une main. Elle s’était enfuie la première, avant mon frère et sa femme, en emmenant avec elle la petite fille et le bébé. Sur le pont elle avait perdu la petite fille, et elle était arrivée là où nous étions, au bord de la rivière, avec seulement le bébé dans ses bras. Tout d’abord elle s’était protégée d’une main voulant arrêter l’éclair qui l’avait frappée en plein visage. C’était comme si on était en train de la lui arracher.

L’eau commençait de nouveau à monter, et nous quittâmes le bord de la rivière pour aller nous réfugier sur le talus. La nuit était tout à fait tombée. On pouvait entendre ici et là des voix affolées réclamer de l’eau. L’agitation bruyante et incessante des gens restés sur le bord allait croissant. En haut, sur le talus, il y avait du vent et il y faisait trop frais pour dormir. En face, on voyait le parc Nigitsu, maintenant plongé dans la nuit, et on distinguait à peine la silhouette de ses arbres brisés. Mes frères s’allongèrent dans un creux de terrain ; j’en cherchai un autre où je me glissai en rampant. A côté de moi, trois ou quatre collégiennes, blessées, étaient allongées.

On entendit quelqu’un se demander avec inquiétude s’il ne valait pas mieux fuir, car les arbres d’en face commençaient à brûler. Je sortis de mon trou et regardai. En effet, deux ou trois cents mètres plus loin, des arbres étaient en feu, mais il n’y avait aucun danger que l’incendie se propageât de notre côté.

Une des jeunes filles blessées me demanda alors si le feu pouvait venir jusqu’ici. Je lui répondis que non et lui dis de se rassurer. Puis elle s’inquiéta de l’heure, me demandant s’il n’était pas encore minuit.

A ce moment-là, il y eu une alerte, ce qui me fit penser qu’il restait quelque part une sirène qui n’avait pas été détruite. On l’entendait dans le lointain. La ville semblait encore brûler avec violence et on voyait une immense lumière en aval de la rivière. « Ah… Ah… Pourquoi est-ce que ce n’est pas encore le jour… », gémissait une des jeunes collégiennes. « … Papa… Maman… », appelaient-elles, ensemble, d’une petite voix faible… « Est-ce que l’incendie vient vers nous ? », me demanda encore une fois la jeune fille blessée…

Du bord de la rivière, quelqu’un, un jeune sans doute, qu’on aurait pourtant dit en bonne santé, fit entendre une voix gémissante de mourant. Cette voix se propagea dans toute les directions. « De l’eau… de l’eau… à boire, s’il vous plaît… Oh… Oh… maman… ma grande soeur… mon petit Hikaru,.. » A ce cri pathétique se mêlait son souffle haletant, affaibli, et qui reprenait sans cesse, douloureusement. Dans mon enfance, il m’était arrivé, passant par cette digue, d’aller pêcher sur la grève, et le souvenir d’un jour de canicule reste étrangement présent à ma mémoire. Sur le sable, il y avait un grand panneau publicitaire pour le dentifrice Lion, et de temps en temps un train passait avec fracas sur le pont de fer. C’était aussi paisible que dans un rêve.

Avec le jour, les gémissements de la nuit s’étaient tus, mais il me semblait encore entendre cette voix agonisante qui vous tordait les entrailles. Les alentours s’éclaircissaient et une brise matinale se levait. Mon frère aîné et ma jeune soeur retournèrent vers les restes incendiés de notre maison, et mon second frère se dirigea vers les champs de manoeuvre de l’Est où il avait entendu dire qu’il y avait un centre de soins. Moi-même, je me préparais à y aller quand un soldat qui était à côté de moi me demanda s’il pouvait m’accompagner. Il devait être gravement blessé, ce grand soldat, qui même accroché à mon épaule avançait peureusement, un pied après l’autre, comme s’il transportait quelque chose de très fragile. Et sous nos pieds, des débris, des cadavres, fumaient encore. C’était atroce. Au pont Tokiwa, le soldat à bout de forces me dit de l’abandonner : il ne pouvait plus avancer. Je le laissai donc et poursuivis mon chemin en direction du parc Nigitsu. Ici et là restaient quelques maisons, détruites bien sûr, mais qui avaient échappé à l’incendie. Partout cependant l’éclair avait marqué son passage de son sceau. Des gens s’étaient rassemblés sur un terrain vague. C’était parce qu’un peu d’eau sortait d’une conduite crevée. Là, j’appris par hasard que ma nièce s’était réfugiée dans le temple Toshogu qui servait d’abri.

Je me hâtai vers l’enceinte du temple où je la trouvai avec sa mère. La veille, après avoir perdu sa bonne sur le pont, elle avait fui avec des gens qu’elle ne connaissait pas. Et maintenant, elle venait juste de retrouver sa mère et s’était mise à peurer comme si elle n’en pouvait plus. Son cou n’était qu’une brûlure, plaie noire, qui semblait lui faire très mal.

Sous le grand portique du temple, on avait installé un centre de soins. Un agent de police passait et demandait à chacun son nom, son âge, son domicile et autres renseignements de ce genre, puis notait tout cela sur un bout de papier qu’il remettait ensuite à l’intéressé. Même muni de ce papier, on devait pourtant encore attendre plus d’une heure sous un soleil de plomb, dans la longue file des blessés. Ceux d’entre eux qui pouvaient se joindre à la file avaient relativement de la chance… On entendait sans cesse des appels et des pleurs déchirants : « Ho ! soldat… soldat… au secours ! » Une jeune fille brûlée de partout se tordait de douleur sur le bord de la route. Près d’elle, un homme en uniforme de la protection civile, couché par terre, la tête horriblement enflée par les brûlures et posée sur une pierre, la bouche noircie, grande ouverte, gémissait d’une voix faible et saccadée : « Quelqu’un… aidez-moi… Oh… une infirmière… Oh… un docteur ! » Mais personne ne se retournait. Les policiers, médecins et infirmières, tous venus en renfort d’autres villes, étaient, hélas ! en nombre limité.

J’attendais moi aussi dans la file, avec la bonne de mon frère. Celle-ci, dont les brûlures enflaient de plus en plus affreusement, était obligée par instant de s’accroupir par terre. Ce fut enfin notre tour et, après avoir reçu des soins, nous dûmes nous mettre en quête d’un endroit pour nous reposer. Partout dans l’enceinte du temple, ce n’était que gens blessés, prostrés, couchés par terre. Il n’y avait ni tente ni coin ombragé. Quelques morceaux de bois alignés contre un remblai pierreux nous servirent de toit, sous lequel il nous fallut passer tous les six plus de vingt-quatre heures.

Juste à côté de nous, il y avait un autre abri, presque identique au nôtre. Sur une natte de paille était installé un homme qui ne cessait de remuer. Il se mit à me parler. Il n’avait plus ni chemise ni veste. Son pantalon n’avait plus qu’une jambe, et encore déchirée en haut de la cuisse. Il avait été brûlé aux deux mains, aux deux jambes et au visage. Au moment de la bombe il se trouvait au sixième étage de l’immeuble Chugoku, mais même dans l’état presque désespéré où nous le voyions, il avait réussi à venir jusqu’ici en demandant des renseignements aux gens, en faisant avec autorité usage de la parole. C’était certainement quelqu’un de têtu et de volontaire. Un jeune homme couvert de sang, portant un ceinturon d’élève officier, pénétra dans son abri. L’homme, d’un air dur, se mit à gronder : « Hé… dis donc, toi,.. va-t-en… Tu ne vois pas dans quel état je suis ?… Si tu me touches, attention… Il y a de la place partout… Tu n’as pas besoin de venir justement ici, c’est tout petit… Allez va-t-en… vite… » Sans comprendre, hébété, le jeune homme tout ensanglanté se leva pour partir.

A environ deux mètres de nous, sous un cerisier qui n’avait presque pas de feuilles, deux jeunes collégiennes étaient couchées par terre. Avec leurs visages calcinés, leurs dos maigres exposés au soleil brûlant, elles gémissaient de douleur et réclamaient à boire. C’étaient des élèves de l’école féminine de commerce et elles avaient été envoyées à l’arrachage des pommes de terre. C’est là qu’elles avaient été victimes de la bombe. Une femme en pantalon de paysanne, le visage noir de fumée, arriva, posa son sac par terre et, à bout de forces, s’assit en allongeant ses jambes… Le jour commençait déjà à tomber. A la pensée que j’allais encore passer une nuit de plus ici, je me sentis étrangement triste et découragé.

Un peu avant l’aube, on entendit quelqu’un psalmodier sans fin une invocation bouddhique. Des gens mouraient à chaque instant, semblait-il. Le soleil était haut dans le ciel quand les deux jeunes filles de l’école de commerce moururent. Un policier, après avoir examiné leurs cadavres qui avaient roulé tête en avant dans le fossé, s’approcha de la femme en pantalon de paysanne. Affaissée, elle aussi avait rendu son dernier soupir. Le policier ouvrit son sac à main, y trouva son livret de banque et des bons d’un emprunt public. Il en conclut qu’elle avait été surprise par la bombe alors qu’elle partait en voyage.

Vers midi, il y eut une alerte aérienne et on entendit un bruit d’avion. J’avais beau maintenant être habitué à l’horreur et au tragique, la fatigue et la faim se faisaient cruellement sentir. Et nous étions toujours sans nouvelles du fils aîné et du cadet de mon second frère, dont l’école était au centre-ville. Les gens mouraient les uns après les autres ; leurs cadavres restaient là sur place. Tous comprenaient bien qu’il n’y avait pas d’espoir et marchaient nerveusement. Et pourtant, on entendait du côté du champ de manoeuvre une sonnerie de clairon, terriblement limpide.

Mes petites nièces, brûlées, pleuraient et criaient ; la bonne ne cessait de gémir et de réclamer à boire. Nous étions tous très fatigués. C’est alors que mon frère aîné revint. Il était allé la veille à Hatsukaichi où s’était réfugiée ma belle- soeur, et ce jour même il avait réussi à louer une carriole au village de Yawata. Nous partîmes tous dedans.

Cette carriole nous conduisit, la famille de mon second frère, ma soeur et moi, du bas du temple Toshogu au parc Nigitsu. Et c’est vers le portail de la maison des Izumi, après Hakushima, que, dans un terain vague du côté du champ de manoeuvre de l’Ouest, le regard de mon frère fut attiré par un cadavre dont les culottes courtes jaunes nous rappelaient quelque chose. Mon frère descendit de voiture. Ma belle-soeur et moi le suivîmes pour le rejoindre près du corps. En plus de ces culottes qui nous rappelaient quelque chose, il y avait un ceinturon qui, lui, ne laissait aucun doute. C’était mon neveu, Fumihiko. Il n’avait pas de veste. Au niveau de la poitrine, il avait une cloque grosse comme le poing d’où s’écoulait un liquide. La blancheur de ses dents ressortait délicatement dans son visage complètement noirci par les brûlures. Ses mains étaient étendues, ses doigts raidis et recroquevillés vers l’intérieur, les ongles incrustés dans la chair. A côté de lui le corps d’un autre lycéen et, un peu plus loin, celui d’une jeune fille. La mort les avait raidis tous les trois dans une ultime position. Mon frère arracha les ongles de Fumihiko, prit son ceinturon en souvenir et laissa une carte avec son nom sur le corps. Nous sommes alors repartis. Nous étions à bout de larmes.

Notre voiture prit la direction du temple Kokutaiji, passa le pont Sumiyoshi, puis se dirigea vers Koi. Je pus ainsi avoir une vue assez complète de ce qui avait brûlé dans le centre de la ville. Dans le vide argenté qui s’étendait sous le soleil brûlant et aveuglant, il y avait une route, une rivière, un pont, et ici et là des corps boursouflés, les chairs à vif. C’était sans aucun doute la matérialisation, grâce à des méthodes précises et très élaborées, d’une nouvelle forme d’enfer. Tout élément humain avait été exterminé. Ainsi, par exemple, l’_expression humaine des cadavres avait fait place à une sorte de rictus mécanique de mannequin. Les corps, dans un ultime instant de lutte contre la souffrance, semblaient s’être raidis dans un rythme troublant. Les fils électriques tombés et emmêlés, les innombrables débris faisaient penser à un dessin convulsif tracé dans le vide. Les trains qui paraissaient s’être renversés comme un rien, les chevaux à terre qui avaient laissé tomber leurs immenses carcasses faisaient penser au monde de la peinture surréaliste. Les grands camphriers du temple Kokutaiji avaient été déracinés, les pierres tombales soufflées et éparpillées. La bibliothèque Asano, dont il ne restait que les murs, servait de morgue. Les routes fumaient encore par endroits. L’odeur de la mort emplissait l’atmosphère. Chaque fois que nous passions une rivière, je trouvais extraordinaire que le pont ne se fût pas effondré. Pour transcrire ce que je ressentis à la vue de ce paysage irréel, j’emploierai une forme particulière de l’écriture japonaise. les katakana.

Débris étincelants Cendres claires S’étirent en un vrai paysage. Qui sont ces corps brûlés aux chairs à vif. Rythme étrange des corps d’hommes morts. Tout cela exista-t-il ? Tout cela a-t-il pu exister ? Un instant et reste un monde écorché vif. A côté des trains renversés. Le gonflement des carcasses de chevaux. L’odeur des fils électriques qui peu à peu se consument en fumant…

* Dans une pièce, renfoncement destiné à recevoir des objets décoratifs.

 

Traduction de Brigitte Allioux, Le Monde-Diplomatique, octobre 1986.
Extrait de Anthologie de nouvelles japonaises contemporaines,
Estimation Hiroshima et Nagasaki

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Mais en France d’après une de nos « autorités » de l’Académie de Médecine,
le bilan est ridiculement faible, seuls 500 cancers mortels…

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Extrait de Ca M’interesse n°294 août 2005.

Les pluies noires 

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« Dans les heures qui suivirent l’explosion de la bombe d’Hiroshima, une pluie noire s’est mise à tomber sur la ville au grand étonnement des survivants, les hibakusha (les victimes de la bombe). La pluie était noire car elle était mêlée de cendres provenant des résidus calcinés par l’explosion. Les malheureux survivants en sursis l’ont bue pour se réhydrater sans savoir qu’elle était contaminée et les condamnait encore un peu plus rapidement à une mort dans d’atroces souffrances. En effet, toutes les personnes qui y furent exposées développèrent des symptômes similaires à ceux des personnes exposées directement à l’explosion de la bombe atomique. »

 

Extrait du journal

d’une victime

de la bombe atomique

à Nagasaki :

« Les cloches de Nagasaki »,

Paul Nagaï, Casterman, 1954.

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Le cataclysme

JUSTE AVANT

Comme chaque jour, derrière le mont Kompira, le soleil s’était levé sur Urakami à peine réveillée, il versait sa lumière d’or. Le calendrier indiquait : 9 août 1945. La ville baignait dans la paix pour la dernière fois. Sur la colline, dans le quartier résidentiel, les maisons commençaient à fumer, tandis que les champs de patates douces, dispersés dans les espaces libres du versant, brillaient de tous les feux de la rosée. En contrebas, le long de la rivière, à l’usine de munitions, des torrents de vapeur blanche s’échappaient des cheminées, et les toits de la rue principale allaient se fondre, à l’horizon violet, avec les eaux du détroit.
Dans la majestueuse cathédrale, une foule de chrétiens en voiles blancs priaient, dans une sincère contrition, pour les fautes de l’humanité. Un nouveau jour commençait…
Comme de coutume, les cours du matin du Collège Médical de Nagasaki commencèrent exactement à huit heures : les ordres de l’Armée Nationale Volontaire étaient que les étudiants, tout en remplissant leurs devoirs militaires, continueraient en même temps leurs études : classes, laboratoires, hôpitaux avaient été constitués en un Corps médical auxiliaire, et chacun savait ce qu’il aurait à faire en cas de difficulté.
Tous pareils dans leurs uniformes de défense antiaérienne, leur trousse de premiers soins pendue au côté, professeurs et étudiants se trouvaient déjà au travail; mais, soigneusement exercés, ils étaient prêts à tout moment à prendre soin des victimes d’un raid éventuel.
Leur efficience avait d’ailleurs été mise à l’épreuve, pour la première fois, la semaine précédente; le Collège même avait subi un bombardement. Bilan trois tués sur le coup; plus de douze blessés… Cependant, grâce à l’active et courageuse intervention des étudiants, aucun malade n’avait été touché. Après ce baptême du feu, l’établissement était désormais familiarisé avec la guerre…
Soudain la sirène hurla le signal d’avertissement, de nouveau, le Kyushu méridional serait l’objet d’une attaque de grande envergure. En un instant, les étudiants déferlèrent dans le corridor principal, bondirent aux postes assignés. Les responsables parcouraient les corridors, criaient des ordres dans des porte-voix. La sirène hurla encore, signalant la chute de bombes; dans le ciel clair du matin, de petits nuages se formaient et brillaient sous le soleil; en regardant bien, on pouvait apercevoir les avions ennemis.
Des vagues de son, plaintives et envoûtantes, labouraient les oreilles.
- Arrêtez ce maudit vacarme ! On le sait bien, qu’ils viennent ! pensait chacun [en] soi. Mais les sirènes insistaient, amplifiant leurs hurlements. C’était à en devenir fou; cette plainte prolongée sapait tout courage…
Les fleurs des myrtes étaient rouges; rouges aussi les douces oléandres; et rouge sang, les cannas…
A l’ombre des fleurs rouges, les brancardiers, des étudiants de première année, se trouvaient à leur poste à l’entrée de l’hôpital; ils se tassaient dans l’abri, prêts à s’élancer quand il le faudrait.
- Comment va finir cette satanée guerre ? demanda celui qui venait de l’École Moyenne de Kagoshima… Des tas de copains à moi ont rejoint les Cadets de l’air, ajouta-t-il.
- J’me demande où sont nos avions, fit un autre, avec le dialecte traînant d’Osaka.
- A quoi ça sert d’essayer d’combattre ?… On n’a pas la moind’ chance !…
Personne ne lui répondit; chacun était plus ou moins de son avis; en réalité, la patrie se trouvait entre la vie et la mort. On avait sûrement commencé la guerre pour la gagner; le gouvernement n’avait pas levé le rideau sur cette tragédie dans une perspective de défaite… Mais depuis la perte de Saïpan, les communiqués du G. Q. G. revêtaient une allure vague et suspecte; les étudiants n’avaient pas mis longtemps à le découvrir, et se sentaient mal à l’aise…
- Hé, Capitaine, dit le garçon d’Osaka, comment croyez-vous qu’ça va finir, c’te guerre-là. Levant hors de la tranchée sa face ronde aux grosses lunettes, il faisait penser à une pieuvre.
Le capitaine Fujimoto se tenait immobile, sous un paulownia, les bras croisés, regardant le ciel. Petit, mais doué de nerfs d’acier, à l’ordonnance dans son uniforme, depuis son casque jusqu’à ses guêtres noires soigneusement lacées, il apparaissait incroyablement correct. Combien de fois déjà n’avait-il pas dégagé les blessés des décombres ensanglantés, gagnant ainsi la confiance et l’estime de ses compagnons ?… Quand on le voyait plonger dans la fumée et le feu, on le suivait. Il portait toujours avec lui les jumelles de son père, et dès l’apparition des avions ennemis, il les signalait. C’était apparemment le seul plaisir qu’il tirât des sombres réalités de la guerre…
- Mon Capitaine, insista le gars d’Osaka, qu’est-ce qui va arriver ?…
- Il n’est pas question de ce qui arrivera, mais de la façon dont nous réagirons, répondit Fujimoto avec force. Ce n’est pas la guerre qui décidera de nos destins; c’est nous qui déciderons du destin de la guerre. Il s’agit d’une épreuve de force entre les jeunesses des deux pays.
- Bon… mais, sapristi, à la façon dont les choses vont maintenant !… De mal en pis ! Considérez la différence des ressources matérielles… Qu’est-ce que vous voulez y faire ?… Autant se jeter la tête contre un mur.
- Tu as peut-être raison, mon vieux. Mais écoute, dit Fujimoto d’une voix sérieuse et décidée. Peut-être que les bombes vont nous tomber dessus ? Est-ce que tu continueras à discuter ?… Jamais !… Tu sortiras comme tous les autres, et tu feras ton devoir, et tu essaieras d’arrêter le sang qui coule. En tout cas, c’est ce que je ferai, moi…
Le gars d’Osaka n’ouvrit plus la bouche, mais il n’était pas convaincu. Juste à ce moment apparut le vice-capitaine, portant sur l’épaule une lourde pièce de bois. C’était un diplômé de l’École moyenne de Kokura, un garçon qui faisait sa besogne sans mot dire. Pour le moment, il n’avait qu’un souci : renforcer les poutres de la tranchée d’observation, et travaillant seul, il était en nage.
- Qu’est-ce que nous ferons, vice-capitaine, reprit l’étudiant d’Osaka, si réellement l’ennemi commence à débarquer ?
- Nous vivons et mourons selon notre destin, répondit l’interpellé.
Il tira son éventail, l’ouvrit et commença à rafraîchir son visage en sueur.
- Le tout est de vivre et de mourir de telle sorte que les autres n’aient pas à nous mépriser.
Le silence tomba, pesant… Les myrtes, les oléandres et les cannas avaient l’immobilité du sang gelé. A travers les branches ruisselait le chant strident des cigales perchées sur les camphriers du Temple Sanno, proche du Collège.

Ce jour-là, comme c’était mon tour de commander toutes les équipes de défense passive à l’hôpital, j’entrai par la porte de façade, parcourus le grand corridor et fis le tour des locaux pour sortir finalement par la porte de derrière. Infirmières et étudiants en uniforme se tenaient en alerte à l’entrée de chaque salle, prêts à toute éventualité. Les seaux étaient remplis d’eau; les tuyaux d’incendie déroulés; les pics, les pelles, les houes, préparés. Tout se trouvait là, comme pour délier n’importe quel événement. On transportait calmement les malades dans les abris…
A la porte de la Radioscopie, je rencontrai Ueno, un étudiant de troisième année, jeune homme plein de courage et d’audace. Durant le raid précédent, quand la salle de gynécologie avait commencé à brûler, Ueno était demeuré seul, juste à côté, sur le toit de la salle de dermatologie, jusqu’à ce qu’on sonnât la fin d’alerte. Pendant que nous amenions des seaux d’eau vers le bâtiment en flammes, les avions ne cessaient de piquer et lâchaient leurs bombes. Malgré tout, Ueno restait à son poste, criant de toutes ses forces :
- Ils passent, ils s’en vont. Ça va, les amis ! Tous dehors maintenant; la salle commence à brûler ! Puis, un peu plus tard :
- Ils reviennent, les voilà. Les bombes tombent. Vite, à l’abri !
- A votre aise, Ueno, lui dis-je cette fois en le saluant.
Il parut perplexe, se gratta la tête :
- Vous savez, me confia-t-il l’autre jour, j’ai reçu un galop de ma mère. Elle m’a dit de ne pas faire des embarras, de ne pas me conduire de façon à attirer l’attention d’autrui. Tu n’es plus un gosse, a-t-elle ajouté… Il s’arrêta et sourit…
Les servants de la pompe à main étaient en position à la sortie de derrière. Dans les limites du pouvoir humain, il semblait que toute précaution eût été prise. Satisfait, je me dirigeai vers l’aile Est de l’hôpital. Les dégâts aux salles de chirurgie, gynécologie, et otorhinologie, bombardées durant le raid précédent, apparaissaient plus tragiques que des blessures humaines. Ici aussi les oléandres étaient couverts de fleurs rouge-sang, et une légère odeur d’acide carbonique flottait dans l’air. Une crainte soudaine me parcourut l’échine…
Pourtant le signal de fin d’alerte déchira l’air tout à coup, comme pour rompre les liens du doute et de l’anxiété qui semblaient nous enchaîner…
Quand je rentrai dans mon auditoire, les étudiants étaient en train de s’interpeller bruyamment, en enlevant les jugulaires de leurs casques. Miss Inoue, la nurse aux yeux vifs de la section information, donnait des nouvelles, la tête levée d’un côté, les yeux encore plus brillants que de coutume :
- Pas d’avions ennemis dans le Kyushu, conclut-elle, transmettant un communiqué fourni par la radio quelques minutes auparavant. La sueur couvrait ses joues rougies sur lesquelles pendaient trois mèches de cheveux.
Les responsables du Q. G. local se mirent à crier dans le corridor :
- Début des classes, tout de suite.
Docilement, les étudiants rentrèrent dans leurs locaux; l’étude recommença; le collège reprit son calme, et l’apparence d’un palais où les hommes cherchent la vérité.
A l’hôpital, les patients affluaient à la clinique; des étudiants en blanc se mêlèrent à eux, se préparant aux diagnostics préliminaires. De la classe de médecine interne, située en face de mon local de l’autre côté du corridor, m’arrivait la voix plaisante du Dr Tsuno-o, Président du Collège, en train de donner un cours clinique…
Alors vint la chose…

LA BOMBE

M. Tsuchimoto est en train de couper de l’herbe au sommet de la colline de Kawabira. De cet endroit, il peut voir, à trois kilomètres vers le sud-ouest, le quartier d’Urakami à Nagasaki. Le soleil d’été enveloppe les collines et la ville avec une paisible indifférence.
Tout à coup, M. Tsuchimoto perçoit le bruit, faible mais indubitable, d’un avion. Il se relève, faucille en main, et regarde en l’air. Le ciel est clair, à part un large nuage en forme de main juste au-dessus de sa tête; le bruit semble venir de l’intérieur de ce nuage. L’homme continue d’observer, suivant le son qui se déplace, et soudain lui apparaît… un B29 Le minuscule objet d’argent se trouve au bout de l’index de la main de nuages, à une hauteur qu’il estime à huit mille mètres environ. Il regarde encore l’objet d’argent : Oh ! s’écrie-t-il, ils ont jeté quelque chose. C’est noir, c’est long; c’est une bombe ! Une bombe !
M. Tsuchimoto se jette sur le sol. Cinq secondes passent, dix, vingt, une minute. Il gît là, retenant son haleine… Brutalement, à travers le ciel, éclate une lumière. Une lumière terrible, pense-t-il, mais pas de bruit; c’est étrange. Nerveusement, timidement, il lève la tête. C’est bien une bombe, ils ont touché Urakami. De l’endroit où se trouvait la cathédrale, une colonne de fumée blanche commence à monter; elle s’élargit sans cesse.
Mais ce qui frappe de terreur M. Tsuchimoto, ce qui lui glace le sang, c’est l’immense souffle qui s’échappe de dessous le nuage blanc. A une vitesse terrifiante, il passe sur les collines et les champs, il se rapproche. Chaque maison sur les sommets cède devant lui, et chaque arbre dans les champs; ils sont mis en pièce par la force du phénomène; avant que le spectateur ait eu le temps d’y penser, le souffle a déjà fauché la forêt d’en face, il ravage l’endroit où l’homme est couché.
On dirait un gigantesque mais invisible rouleau compresseur, écrasant tout ce qu’il rencontre.  » C’est fini; je vais être aplati « , pense M. Tsuchimoto, et joignant les mains, il se colle le visage contre le sol en gémissant :  » Mon Dieu, mon Dieu ! « . Un bruit horrible frappe ses oreilles; il se sent soulevé, jeté contre un mur de pierre, à cinq mètres de là…
Quand il a enfin le courage de rouvrir les yeux et de regarder autour de lui, il voit les arbres arrachés; il n’y a plus de feuilles, plus d’herbe. Tout est emporté. Il ne reste, dans l’air, qu’une senteur de résine…

De Michino-o, M. Furue retournait chez lui à Urakami. En longeant la fabrique de munitions, il lui sembla entendre le bruit d’une hélice. Il leva les yeux et vit dans le ciel, à hauteur du Mont Inosa, en direction du quartier Matsuyama, une boule de feu toute rouge. Une éclatante boule de feu, pas assez forte pour aveugler, mais brillante comme du strontium dans une lanterne. La boule tombait. Il ne pouvait s’imaginer ce que c’était; pour mieux voir, il mit la main sur un de ses yeux, et essaya de regarder avec l’autre. Alors vint l’éclat, fulgurant comme une explosion de magnésium. M. Furue se sentit projeté en l’air… Ce ne fut que plusieurs heures plus tard qu’il reprit connaissance : il gisait, dans une rizière, sous son vélo, culbuté avec lui. L’un de ses yeux était complètement perdu…

L’école primaire de Kagakure, à 7 km d’Urakami. Dans le journal des alertes aériennes, un instituteur, M. Tagawa, consigne les faits du moment. Puis il se relève et, un moment, regarde par la fenêtre. Devant lui, en contrebas, entre une bande de pays vallonné et le ciel bleu, s’étend la ville de Nagasaki.
Soudain, le ciel s’illumine un instant, l’éblouissant d’une lumière qui fait pâlir le soleil d’été…
En voilà une idée d’employer les phares en plein jour, murmure l’instituteur, en se penchant pour mieux voir. Mais quel spectacle se révèle à lui !
- Regardez, crie-t-il aux collègues qui se trouvent dans la même pièce, regardez donc; qu’est-ce que c’est ?… Tous se précipitent à la fenêtre. Une tache de fumée blanche apparaît à la verticale d’Urakami et ne cesse de grossir. Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que ce peut être ? s’écrient tous les spectateurs, voyant la tache se muer en un champignon gigantesque de plus d’un kilomètre de diamètre…
Alors, vient un souffle terrible : il secoue la chambre, met en miettes les carreaux et couvre les instituteurs de débris de verre…
- C’est une bombe; l’école est touchée; cachez-vous, hurle M. Tagawa en se précipitant dans l’abri, creusé dans la colline derrière l’école.
Là, tout est calme, mais tandis qu’il s’assied sur la terre fraîche, dans le souterrain noir, comment pourrait-il savoir qu’à ce moment même, dans sa maison d’Urakami, sa femme et ses enfants exhalent leur dernier souffle, en l’appelant à l’aide ?…

Le petit village d’Oyama s’étend sur le flanc du mont Hachiro, au sud du port de Nagasaki, à quelque huit km. d’Urakami. De là, par-dessus la rade, on voit, dans le lointain brumeux, le bassin d’Urakami. M. Kato travaillait aux champs avec son buffle. Il venait de trouver quelques fraises rouges, sortant de l’herbe verte. Des fraises sauvages. Il en prit deux, les mit en bouche…
A ce moment, vint la lueur. Le buffle aussi la perçut et, sous le choc, détourna la tête. Un nuage, pareil à une grosse boule de coton pelucheux se forma dans le ciel au-dessus d’Urakami. Il commença à grossir; il grossit encore. On aurait dit une lanterne enveloppée de laine. L’extérieur était blanc, mais à l’intérieur, brûlait une flamme rouge et, de la boule blanche, sortaient sans arrêt des éclairs, de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. De beaux éclairs, rouges, jaunes, violets… Puis, le nuage prit la forme d’une brioche, et le sommet commença à monter, à monter, à monter; bientôt ce fut comme un énorme champignon. Au même moment, un tourbillon noir de poussière et de débris s’éleva de la vallée d’Urakami. On aurait dit que tout cela était aspiré par le champignon qui continuait à monter.
Soudain, le nuage se mit à tomber puis à dériver vers l’est. Le tourbillon bondit plus haut que les collines; puis, une partie redescendit tandis qu’une autre s’en allait du même côté que le nuage… C’était une belle journée; les collines et la mer baignaient dans le soleil; mais le quartier d’Urakami, sous le nuage, apparaissait noir et désolé.
Vint le souffle. Les habits de M. Kato furent secoués; des feuilles tombèrent des arbres, mais le souffle avait déjà perdu beaucoup de sa force. Le boeuf n’en fut pas troublé, et M. Kato pensa simplement : Tiens, encore une bombe pas loin d’ici…

M. Takami reconduit son buffle à Koba, marchant le long de la route d’Odorize, à deux km. d’Urakami, Soudain, il sent comme une chaleur; apparemment, pas une forte chaleur; pourtant lui et son buffle en sont brûlés. Bientôt des boules de feu tombent sur eux en sifflant. L’une d’elles touche le pied de l’homme; elle explose, laissant une traînée de fumée blanche, et une odeur de paraffine brûlée. Çà et là, une pluie de feu allume des-incendies…

LES HEURES QUI SUIVIRENT

La distance qui séparait du centre de l’explosion les bâtiments de l’Université, variait suivant les cas de 300 à 700 mètres; c’est dire que ces bâtiments furent frappés en plein par le souffle. Les auditoires de Médecine fondamentale, construits en bois, qui se trouvaient les plus proches, furent en un instant culbutés, mis en pièces, et commencèrent à brûler. Aucun professeur ni élève ne survécut d’ailleurs pour raconter la scène. Dans les locaux de Médecine clinique, bâtis en béton et plus éloignés, quelques individus dont moi-même eurent la chance de se sauver.
Nagasaki_int_classe

Il était un peu plus de onze heures. Au premier étage du bâtiment principal, dans ma chambre qui se trouvait au-dessus du dispensaire pour les malades de l’extérieur, je m’occupais à choisir des radiographies pour apprendre aux étudiants le diagnostic. Soudain, il y eut une lumière, un choc. Un court instant, je crus qu’une bombe avait explosé à l’entrée, et voulus me jeter sur le sol… je n’y arrivai pas les fenêtres furent, à ce moment, soufflées vers l’intérieur, un vent impétueux me souleva et m’emporta, les yeux grands ouverts. Les éclats de verre sillonnaient l’espace comme des feuilles dans un tourbillon. Une pensée me saisit : je suis perdu !
De fait, des éclats de bois m’entrèrent dans le côté droit; des balafres profondes au-dessus de mon oeil et de mon oreille droits commencèrent à laisser couler un sang chaud, qui s’égouttait sur ma joue et mon cou. Pourtant, je ne ressentais aucun mal.
Un énorme poing invisible semblait tout culbuter dans la chambre. Tandis que j’étais jeté sur le plancher, lit, chaises, armoires, casques, souliers, paletots furent pareillement écrasés, dispersés, emportés puis accumulés sur moi avec fracas. Un vent poussiéreux et nauséabond, emplissant mes narines, me fit tousser. J’avais encore les yeux ouverts et continuais à regarder la fenêtre.
L’obscurité se faisait au dehors, tandis qu’à l’intérieur le vent se déchaînait, avec le grondement des vagues, le hurlement de la tempête; il emportait çà et là avec lui des habits, des bouts de bois, des morceaux de tôle et d’autres objets dans une sorte de danse fantastique.
Il y eut ensuite un étrange silence.
- Voilà qui est extraordinaire, me dis-je. Ça doit avoir été une fameuse bombe… plus d’une tonne certainement… tombée près de l’entrée. Je parierais qu’il y a bien cent blessés. Où les mettre ?… Il va falloir les soigner. Comment ? En tout cas, la première chose à faire, c’est de mettre les gens à la besogne dans les classes. L’ennui, c’est que peut-être la moitié d’entre eux sont incapables de bouger. En tout cas, je dois sortir d’ici.
J’essayai d’étendre mes genoux, de retirer mes jambes de dessous les débris; mais, tout à coup, tout redevint sombre et je n’y vis plus.
- Maintenant, que dois-je faire ? me dis-je.
Blessé dans la région des yeux, je crus d’abord que l’hémorragie partait des globes oculaires et m’aveuglait; mais bientôt je découvris que je pouvais encore mouvoir mes yeux. Constatant que je n’étais pas aveugle, je réalisai pour la première fois l’horreur de ma situation : le bâtiment entier devait s’être écroulé et j’étais enterré vif.
- Drôle et laide manière de mourir; je dois tout faire, décidai-je, avant de me laisser aller. Je commençai une lutte fantastique pour m’extraire de la masse de bois, de verre, de débris qui me retenait prisonnier. Mais quand on est aplati comme une gaufre dans son fer, on ne peut remuer aucune partie du corps. Je ne pouvais même bouger mon visage qu’avec les plus grandes précautions, à cause de la couche de verre brisé autour de moi. De plus, je me trouvais dans une complète obscurité, et je ne savais rien sur la nature et l’équilibre des choses qui m’écrasaient. Un léger mouvement de mon épaule droite fit dégringoler une foule d’objets. J’appelai au secours, mais ma voix se perdit dans l’obscurité.

La nurse Hashimoto se trouvait dans la salle de rayons X au moment de l’explosion. Elle avait eu la bonne fortune d’être debout entre des bibliothèques et n’avait pas été blessée. Durant les moments terribles où les objets inanimés semblèrent doués de vie par un mystérieux pouvoir et se mirent à caracoler avec un effrayant fracas, elle demeura collée au mur. Après quelques minutes, bien que flottât encore en l’air une poussière assez épaisse pour la faire tousser, il lui sembla que tout au moins les plus gros objets s’étaient arrêtés. Elle décida qu’il était temps d’aller au secours des blessés, se glissa hors des bibliothèques renversées, et demeura stupéfaite devant le spectacle. Tout était sens dessus dessous. Grimpant sur les décombres, elle parvint à la fenêtre, et vit alors une scène qui la fit vaciller. Qu’était-il arrivé ? Elle ne pouvait comprendre. Jusqu’il y a quelques minutes, une ville s’étendait en contre-bas de la fenêtre jusqu’aux eaux du détroit; mais maintenant Sakamato-cho avait disparu, et Swakawa-cho, et Hamaguchi-cho. Disparu où ?… Et les fabriques dont les cheminées lançaient tantôt des fumées blanches, où étaient-elles ?… Le mont Inosa, tantôt encore couvert de feuillage d’un vert intense, n’était plus qu’une masse dénudée de roc rouge. Toute verdure, feuille ou herbe, avait disparu. La terre était dépouillée.
Qu’était-il advenu de la foule près de l’entrée ?… Elle regarda de ce côté; le square devant l’hôpital était jonché d’arbres arrachés; et parmi eux gisaient, nus, des cadavres innombrables. Elle mit ses mains devant ses yeux : l’enfer, c’est l’enfer, cria-t-elle. Mais c’était aussi un monde mort. Un monde mort, où plus personne ne restait, fût-ce pour gémir. Tandis qu’elle cachait ses yeux, tout devint sombre; elle les rouvrit et regarda autour d’elle : impossible de rien voir; un noir de poix, et pas un bruit.
L’idée lui vint qu’elle seule demeurait vivante en ce monde et, d’un coup, la terreur la saisit à la gorge. Dans un moment, pour elle aussi, viendrait la mort… Elle revit en un éclair sa maison à la campagne, sa mère; elle fut sur le point de fondre en larmes, car elle n’était après tout qu’une enfant de dix-sept ans… Mais juste à ce moment, elle entendit une voix. Quelqu’un appelait, tout près, tout près… Pourtant le son ne semblait l’atteindre qu’à travers des épaisseurs de murs…
Encore un cri : c’était la voix de son chef de service. Il vivait donc ! Et s’il vivait, à eux deux, ils pourraient au moins s’occuper des cadavres devant l’hôpital. Miss Hashimoto retrouva son courage. Guidée par la voix, elle essaya d’atteindre la pièce à côté; ses pieds heurtèrent ce qui lui sembla être l’appareil de rayons X, s’embarrassèrent dans les fils électriques. Impossible d’avancer, apparemment. Elle atteignit pourtant un coin où l’on gardait ordinairement une pelle, mais celle-ci avait été emportée; elle ne trouva qu’un porte-voix. Elle se rappela alors qu’à la radiographie en bas, il y avait des houes; et puis, là serait l’infirmière-chef et d’autres encore. Il valait mieux appeler à l’aide le plus de monde possible; aussi sortit-elle de la chambre.
Les black-outs l’avaient habituée à parcourir les corridors dans l’obscurité; mais, à peine eut-elle fait quelques pas qu’elle buta contre quelque chose de mou. Elle se baissa, tâtonna, reconnut un corps humain, rencontra une substance gluante qui ne pouvait être que du sang. Elle chercha le bras, saisit le poignet: aucun pouls n’était perceptible. Alors, elle joignit les mains pour une courte prière, puis fit à nouveau quelques pas, pour trébucher à nouveau contre un corps. Des cheveux collants adhérèrent à sa main. Il faisait encore complètement sombre; elle ne pouvait déterminer combien de morts gisaient autour d’elle; tout en cherchant le poignet, elle écarquilla encore les yeux, tentant de regarder…
A l’extérieur apparut soudain une lueur : le feu ! Elle pouvait le voir par les fenêtres. Les flammes grandirent, éclairant un spectacle réellement hallucinant. Laissant retomber le bras du mort, l’infirmière se tint debout comme un vivant fantôme. Partout, dans le corridor, ce n’étaient que cadavres. Enveloppés d’une lumière rouge, les uns gisaient le visage vers le Ciel; d’autres étaient étendus sur le côté ou sur le dos; d’autres étaient tombés à genoux ou semblaient encore, de leurs bras raidis, battre l’air comme pour se relever.
Impossible de faire quoi que ce soit toute seule, pensa la nurse. Il faudra une équipe de secours, un effort combiné, pour arriver à quelque chose. Mais d’abord, ce qui s’imposait, c’était de rassembler les vivants et les valides à l’endroit où le chef de service gisait enseveli. Dans cette pensée, Miss Hashimoto se mit à enjamber les corps, – elle s’excusait chaque fois intérieurement – et descendit les escaliers mutilés vers la chambre des rayons X.

Miss Tsubakiyama, une jeune élève infirmière, Shiro Tomakiyo, et le Dr Choro Si, étaient en train de disposer l’appareil de rayons X. Soudain le bruit d’un avion, faible mais aigu et métallique, frappa leurs oreilles.
- Qu’est-ce que c’est ? demanda Miss Tsubakiyama. – Un B29, répondit Shiro continuant à manier les pinces.
- Ils ont jeté une bombe, dit Choro qui, durant le raid précédent, avait été blessé à la jambe.
- On se défile ?
Oui, en vitesse. Abritez-vous !…
Tous trois plongèrent sous une large table. Ce fut l’éclair puis le fracas…
- En voilà une autre ! cria Shiro, mais sa voix s’engloutit dans le vacarme de tempête déchaîné dans la chambre. Tous se tenaient cois, attendant la fin du bruit. Miss Tsubakiyama retenait sa respiration; finalement, elle interrogea :
- Blessés ?
- Non; et vous ?
- Moi, je ne sens rien…
- Hello, l’infirmière en chef, crièrent-ils d’une seule voix.
- Ouîîî, répondit, de la pièce à côté, la voix familière. Attendez donc un moment. Des tas de choses me sont tombées dessus.
Il y eut alors un grondement, comme d’un train dans un tunnel, puis une obscurité absolue les enveloppa. La figure couleur de cendre de Miss Tsubakiyama, assise en face des deux autres, disparut à leurs yeux.
- Qu’est-ce que ça peut être ? fit Choro. Il continua :
- Un nouveau type de bombe, celle qu’ils ont jetée sur Hiroshima… Ou bien est-il possible, demanda-t-il, que le soleil ait éclaté ?
- Peut-être bien. Il fait froid tout à coup, remarqua Shiro d’un ton posé.
- Si le soleil éclate, qu’est-ce qui va nous arriver ? questionna la voix hésitante et fatiguée de Miss Tsubakiyama.
- Ce sera la fin du monde…
Choro semblait résigné…
Ils attendirent mais l’obscurité persistait. Une minute s’écoula. D’un tic-tac menu, la montre-bracelet de Miss Tsubakiyama hachait des secondes éternelles, sur un rythme envoûtant dans la tension de la nuit.
- Qu’est-ce qu’on va faire pour le lunch ? dit Shiro.
- J’ai déjà mangé ! répondit Choro. Avez-vous encore vos provisions ?
Il semblait désirer un dernier repas avant de mourir.
- Bien sûr. Partageons, tant qu’on vit encore !…
Mais, comme si le train sortait enfin du tunnel, le bruit graduellement cessa; la lumière revint peu à peu. Les dents blanches de Choro apparurent à nouveau, et son long nez, et la petite tache sur la joue de Miss Tsubakiyama.
- Alors, le soleil ? Il se porte bien après tout, conclut Shiro.
- J’ai faim tout de même, dit Choro; amenez votre lunch !
Ils sortirent tous de dessous la table, au milieu d’une couche de verre brisé, d’instruments cassés, de chaises en morceaux, de fils emmêlés.
- Où diable a pu tomber cette bombe ? Pour nous secouer ainsi, elle aurait dû nous venir vraiment dessus. Mais je ne vois pas de trou au plafond.
- L’avez-vous entendue tomber ?
- Non !
- Peut-être est-ce une sorte de mine aérienne… Explosion en l’air ?…
- En tout cas, une chose terrible.
Ils discutaient encore quand l’infirmière-chef, Miss Hisamatsu, bondit dans la chambre comme une balle de caoutchouc. C’était d’ailleurs son habitude ! Tout en arrangeant des deux mains ses cheveux en désordre, elle demanda : Vous êtes sains et saufs ?
Juste à ce moment, une infirmière de première année, sortant on ne sait d’où, vint s’agripper en sanglotant à l’infirmière-chef.
- Grande sotte, fit celle-ci; vous vivez encore ! Cela ne vous suffit donc pas ? Mais la jeune fille continuait à pleurer; probablement, quelqu’un avait-il été tué juste à ses côtés.
- Allons, mettez votre casque, et cherchez des bandages, reprit la voix, douce mais ferme… Une conduite était crevée, et un filet d’eau en jaillissait. Miss Hisamatsu s’en approcha, se lava les mains, la figure, puis se gargarisa.
- J’ai l’impression d’avoir été gazée, dit-elle; et elle recommença à se gargariser avec ardeur : on aurait cru qu’elle voulait s’emporter les poumons. Alors, tout en s’essuyant les mains :
- Tsubakiyama-san, venez vous laver les mains, ordonna-t-elle; si vous touchez les plaies avec vos mains sales, elles s’envenimeront tout de suite. Vous aussi, Tomokiyo-san, lavez-vous les mains et la figure. Et vous, Si-san, préparez-vous en vitesse. Il y a une masse de blessés !
Tmokiyo répondit : Ha ; le Dr Choro Si répondit Oui, et tous se préparèrent au travail.
Mais soudain l’on perçut un crépitement. Miss Tsubakiyama courut à la fenêtre : Tout flambe ! s’écria-t-elle. Les rescapés, empoignant les seaux sur le sol, bondirent vers la bouche d’incendie. Une pile de bois de charpente, provenant de démolitions antérieures, formait déjà un brasier ardent sur l’emplacement de l’ancienne classe de radiologie. Les cinq se mirent à jeter de l’eau sur le feu, en concentrant leurs efforts sur une seule place comme on le leur avait appris. Mais ce foyer n’était pas le seul. La cantine, écroulée, était entourée de flammes; des restes des bâtiments de bois, les flammes aussi surgissaient. Seuls les pavillons de béton restaient intacts.
Pendant un moment, ils continuèrent leur besogne, mais la superficie ainsi préservée était bien petite, et l’incendie s’étendait rapidement.
Il apparut bientôt que les seaux d’eau ne servaient à rien. Les flammes émettaient des colonnes de fumée noire; selon toute apparence, l’incendie se généralisait.
- Sauvons les instruments, proposa Shiro.
- Allons aux blessés, suggéra Choro.
- Ce sont les hospitalisés qu’il faut d’abord déménager, décida Miss Tsubakiyama.
- Demandons des ordres, fit l’infirmière-chef.
C’est précisément à ce moment que Miss Hashimoto apparut sur le terrain pour annoncer que le Dr Nagaï, chef du département, était enterré vivant.
- Comment, s’exclamèrent-ils tous en se regardant; le Dr Nagaï est enterré !
- Mon Dieu, murmura Miss Tsubakiyama; il est tellement gros. Comment le sortirons-nous ?
- Ne vous en faites pas, on le sortira bien, dit Choro en s’élançant vers la porte. Suivant Miss Hashimoto, les cinq personnes, s’aidant l’une l’autre, se mirent à escalader les poutres, les meubles, les débris; elles passèrent par les fenêtres, s’accrochèrent aux canalisations et parvinrent enfin à la salle des rayons X. Pour arriver à la haute fenêtre de la pharmacie, il leur fallut faire la courte échelle…

Dans la chambre noire, le Dr Si développait une photographie, quand tout à coup l’étudiant qui se trouvait en observation sur la colline derrière le bâtiment cria de toutes ses forces : Un drôle d’avion est au-dessus de nous ! Abritez-vous, abritez-vous !
Le docteur se figea pour écouter; il entendit le bruit aigu d’une hélice, pensa que l’appareil piquait et se prépara à se coucher; mais, d’abord, il voulut laver ses photos et les mettre dans le fixateur. Il finissait quand une force terrible l’emporta et lui fit perdre connaissance. Lorsqu’il revint à lui, il gisait sur le sol, coincé entre deux lourdes poutres; il se remua alors si bien qu’il dégagea ses hanches puis ses bras, fit glisser les débris accumulés et finit par se trouver libre. Il eût voulu savoir ce qui était arrivé à ses photos; mais, ayant perdu ses lunettes, il n’y voyait presque plus. Il s’inquiéta alors de Miss Moriuchi, qui travaillait avec lui. Il l’appela plusieurs fois, mais sans recevoir de réponse; il regarda sous les décombres, mais n’aperçut ni pied ni main. Évidemment, Miss Moriuchi a pu s’échapper avant que la chose n’arrive, pensa le docteur. Enjambant les débris, il sortit dans le corridor, mais ce qu’il vit le cloua au sol : il lui semblait être dans une maison qu’il n’aurait jamais visitée; tout avait complètement changé d’aspect. Plusieurs fois, se frottant les yeux, il regarda autour de lui, ne parvenant pas à se faire une raison.

Les témoins de l’explosion atomique qui ont déposé jusqu’ici, se trouvaient tous à l’intérieur d’un bâtiment de béton; ils eurent donc le bonheur d’échapper aux effets directs de la [bombe]… D’autres travaillaient au dehors. Ils ont aussi fourni leur témoignage.

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Le professeur Seiki était occupé à creuser un abri, avec ses étudiants, derrière l’Institut de Pharmacie. C’est lui qui piochait tandis que les étudiants transportaient la terre. Aucun d’eux ne s’imaginait qu’un instant plus tard, ceux qui seraient à l’extérieur de l’abri mourraient, ceux qui se trouveraient à l’intérieur vivraient. Tous, torse nu comme des mineurs, terrassaient avec ardeur. Ils étaient à quatre cents mètres du point d’impact…
Soudain, il y eut une lueur qui éclaira l’abri jusqu’au fond; puis, un grondement. Tomita qui se trouvait à l’entrée, panier en main, attendant sa charge, fut soufflé à l’intérieur, et jeté violemment sur le dos du professeur Seiki qui, courbé en deux, piochait la terre.
- Qu’est-ce qui arrive ? cria celui-ci, furieux, en se redressant. Des bouts de bois, des lambeaux d’habits, des morceaux de tuiles entrèrent dans l’abri derrière Tomita : une lourde poutre vint frapper le professeur en plein dos; il tomba inanimé dans le trou qu’il creusait…
Quand il reprit connaissance, après quelques instants, il était étendu sur le sol; l’abri devenait un enfer de flammes et de fumée. A chaque instant, l’air chaud entrait en grondant. Il se redressa, mal assuré encore sur ses jambes; d’un effort désespéré, il bondit à travers les flammes jusqu’à l’entrée. Le sentiment de délivrance qu’il éprouva à ce moment ne dura pourtant qu’une fraction de seconde. Sans le savoir, il laissa tomber la houe qu’il avait gardée en main, et stupéfié de ce qu’il voyait, s’arrêta, bouche bée…
Les bâtiments de l’Institut Pharmaceutique avaient disparu, tout comme ceux de la biochimie et ceux de la pharmacopée. La clôture n’existait plus, ni les maisons au-delà. Tout ce qu’il pouvait apercevoir, c’était une mer de flammes.
Même ce physicien, spécialiste de l’énergie nucléaire, n’eut pas l’idée qu’il s’agissait d’une bombe atomique; il ne s’imaginait pas que la science américaine eût progressé à ce point.
Et les étudiants ? se demandait-il. Il se pencha vers le sol, et un frisson le parcourut tout entier : était-il possible que toutes ces formes inanimées, étendues par terre, fussent ses étudiants… Il crut qu’il n’avait pas encore recouvré la conscience. C’est un cauchemar, un cauchemar, se répétait-il. Même en temps de guerre, des choses pareilles n’arrivent pas !… Il se pinça, se prit le pouls. Mais non ! Il vivait; c’était vrai. Il secoua un corps tout proche de lui Allons, levez-vous, cria-t-il. Nulle réponse ! Alors, il saisit le gisant par les deux bras, s’efforça de le soulever. Sous ses doigts, la peau s’en alla par lambeaux, comme d’une pêche mûre. Okamoto était bien mort.
Comme le suivant, gémissant, se retournait, le professeur courut vers lui, le saisit dans ses bras Murayama, Murayama, cria-t-il, tandis qu’il mettait sur ses genoux le garçon écorché. Reprenez-vous ! Monsieur le Professeur… ah… Monsieur le Professeur, dit le malheureux, et sa tête retomba sur le côté. Il était mort. Le professeur, avec un soupir, étendit le corps, fit une prière. Puis, il passa au suivant, Araki. Le visage d’Araki était gonflé comme une citrouille; la peau s’en allait par plaques. Le malheureux essaya d’ouvrir les yeux, devenus de minces lignes blanches entre les paupières gonflées, et dit calmement : Ils m’ont eu, Monsieur. Il ajouta : Je crois que c’est la fin. Vous avez tout fait pour moi; merci bien. Ce fut tout.
Des oreilles, du nez des cadavres, le sang souvent filtrait; évidemment, ils étaient morts le cerveau écrasé. Chez certains, avec le sang, une écume aussi sortait de la bouche. Au moins leur agonie avait été courte : ils avaient été jetés au sol et assommés avec une force terrible.
Tomita, lui, avait survécu; il courait de l’un à l’autre, offrant de l’eau à ceux qui bougeaient encore, leur prodiguant des paroles d’encouragement. Aucun des survivants ne pouvait se mouvoir de lui-même. Chaque fois que s’élevait un gémissement, Tomita ou le professeur se précipitait vers le corps étendu, mais pour constater qu’entretemps l’homme s’était tu, expirant, les pupilles révulsées. Une vingtaine d’étudiants moururent ainsi l’un après l’autre…
Impossible aux deux hommes restés valides de faire quelque chose d’efficace; il leur fallait du secours : le professeur se mit à crier de toutes ses forces, vers les quatre points cardinaux : A l’aide, y a-t-il quelqu’un ? Il écoutait, l’oreille tendue, mais ce que le vent lui apporta, par instants, ce furent seulement d’autres cris d’appels. Ceux-ci sortaient de dessous les maisons écrasées; ils étaient désespérés, terribles : Sauvez-moi ! Au secours, j’étouffe ! Quelqu’un de grâce ! Je brûle, vite un peu d’eau ! Maman, maman !
Le professeur se sentit chanceler, perdit à nouveau connaissance. Quand, bientôt après, il reprit ses sens, un lourd nuage noir emplissait le ciel, couvrait le soleil; un crépuscule enveloppait tout; il faisait froid. Écoutant à nouveau, il entendit déjà moins de cris. Sans doute, plusieurs victimes avaient-elles succombé; sans doute, l’enfant qui pleurait avait-il été brûlé vif, loin de sa mère…

Les étudiants de première année prenaient tranquillement des notes. Les insolites mots latins qu’ils couchaient dans leurs cahiers leur donnaient la sensation d’être déjà des médecins. Et d’écrire en lettres occidentales leur procurait comme une vanité !
Alors éclata la lumière, et ce fut la fin du monde. La voix du professeur n’était pas encore éteinte dans leurs oreilles; ils n’eurent pas le temps de regarder en haut ou de côté; dans l’attitude même où ils se trouvaient, le lourd toit les écrasa.
Fujimoto, le chef de classe, se retrouva les hanches légèrement prises sous une poutre. L’air était d’un noir d’encre et, dans la poussière qui le remplissait, il se sentait étouffer.
Finalement, il parvint à se mouvoir dans l’espace vide entre les bancs. Des blessés gémissaient près de lui, d’autres poussaient de grands cris. Mais, en dénombrant les voix, il ne releva que peu de survivants.
Bientôt d’ailleurs, l’odeur de brûlé filtra par les interstices, tandis qu’une fumée chaude et piquante envahissait la pièce. Évidemment, l’incendie commençait. Fujimoto comprit en frissonnant qu’il lui restait bien peu de temps pour agir. Il essaya de se dégager par en haut, mais les poutres, les planches et les tuiles entassées étaient trop lourdes à mouvoir. Le crépitement du bois flambant se rapprochait. Il poussa et tira, frappa et martela… vain effort… Alors avec toute sa force, il s’arcbouta de la tête, des épaules et du dos contre le monticule qui le couvrait… mais rien ne bougea. Calculant désespérément le poids qui le recouvrait, il essaya encore.
L’air devenait de plus en plus chaud; la réflexion des flammes dansantes se faisait de plus en plus brillante… Quelqu’un se mit à fredonner une tragique chanson de soldat :  » J’irai dormir au fond des eaux… – Fujimoto sentit. son courage l’abandonner – ou bien sur le flanc des collines « . Fujimoto s’était arrêté pour écouter le dernier chant de son ami.  » Je ne le regretterai pas « . Le chant cessa; mais le chanteur ajouta : Au revoir, camarades, mes pieds commencent à brûler.
Dans deux minutes, ce serait son tour à lui, Fujimoto, de commencer à brûler. Il joignit les mains pour prier. L’image de son père lui apparut : Sois calme, semblait-il dire. Puis, celle de sa mère, de son jeune frère Masao. Masao prendrait sans doute sa place comme docteur… Ensuite, il se rappela, un à un, ses collègues de radiologie. Jusqu’au jour où il était entré à l’Université comme étudiant de première année, il avait étudié comme technicien dans ce département. Qu’est-ce qui est arrivé, songea-t-il, à mon ami Tako-chan, la  » petite pieuvre « , qui a passé avec moi ses examens d’entrée, et pris ses premiers grades avec moi ?… Les quelques mots que, chaque matin et soir, il échangeait avec ses collègues lui remontaient maintenant à la mémoire.
- Allons, doucement. A quoi bon s’exciter quand on a perdu sa liberté, quand on est prisonnier, sur le point de flamber sans rémission, près de tourner au tas de cendres. Le corps est sans défense, sans activité, mais bientôt l’âme s’élancera en chantant à travers l’immense univers. Affaire de quelques minutes. L’odeur de chair brûlée lui frappa les narines, l’odeur douceâtre des jeunes corps anéantis…Nagasaki_arbres

- Voilà ce qui peut s’appeler une situation critique, songea-t-il flegmatiquement. Oui, c’est tout à fait cela. D’ailleurs, au fond, à quoi bon ce corps qui ne peut qu’assimiler et rejeter… Il se souvint que son professeur, le Dr Si, leur disait jadis : Quand vous ne pouvez résoudre un problème, pensez-le en termes contraires. Cette suggestion l’illumina. Au lieu de s’efforcer de remonter, Fujimoto mit la main sur le sol; ses doigts rencontrèrent une crevasse entre les planches ! Toute sa force concentrée dans les doigts, il tira frénétiquement. La planche céda avec un craquement. Le choc terrible de l’explosion avait fait sauter les clous du plancher… Fujimoto passa la main par dessous, et la planche se détacha avec un son délicieux; l’air parvint jusqu’au prisonnier. Une seconde, puis une troisième lamelle s’enlevèrent aisément, et tout d’un coup, Fujimoto tomba sur le sol frais de l’étage inférieur…

La doctoresse Yamada et Miss Tsujita ouvrirent la fenêtre de derrière, dans la classe de bactériologie, pour se rafraîchir quelque peu de leur fatiguante course en ville; elles étaient allées prendre à la gare leurs billets pour Tokyo, car elles devaient suivre là-bas un cours sur la fabrication des sérums. Bientôt Nagasaki serait assiégée, pensait-on, et il fallait, en toute hâte, se préparer à l’éventualité. Comme la plupart des hommes avaient été envoyés au front, ces deux jeunes femmes de science prendraient la lourde responsabilité…
L’herbe folle poussait sur les courts de tennis les sports et la récréation étaient choses du passé, oubliées depuis le jour où la guerre avait remplacé tout le reste. Maintenant, elle seule importait… Derrière les courts croissaient des pins, des camphriers, à travers les branches desquels on pouvait voir le terrain du stade, transformé en champ de patates douces. Derrière encore et plus haut, à une certaine distance, s’élevait la majestueuse cathédrale rouge. Deux femmes en pantalon, qui traversaient les courts, firent un signe de la main : c’étaient Hama-san et Oyanagi-san, toutes deux infirmières au département radio où Mlle Tsujita avait travaillé jusqu’alors… Elle agita son mouchoir vers ses amies… Dans le stade, Yamashita-san, Yoshida-san et Inoue-san, infirmières du même département, étaient accroupies en train de sarcler. Sur les collines, autour d’Urakami, dans les champs en terrasse, les fermiers faisaient de même, profitant de la fin d’alerte. Une file de gens se rendaient à la cathédrale. Le long des routes luisaient les parasols…
- Beau pays que Nagasaki ! On ne se fatigue pas de le regarder…
- Oui, mais je me demande s’il sera encore le même quand nous reviendrons dans deux mois ?…
- J’ai l’impression que la ville sera détruite.
- Et moi qu’elle sera la seule épargnée…
L’explosion coupa ce dialogue…
La doctoresse Yamada se jeta sur le sol et en réchappa. Miss Tsujita, à côté d’elle, mourut étouffée… Un vrai cauchemar, soudain, irréel,… mais pourtant vrai, et terrible. La classe de bactériologie était déjà en flammes. La doctoresse survivait seule. Tous les autres devaient avoir péri instantanément.
Quand la doctoresse Yamada se glissa dehors, il faisait noir et le vent soufflait. Le large espace vide en face d’elle la frappa d’étonnement; elle reconnut bientôt que les arbres gisaient renversés, que les bâtiments s’étaient écroulés. Tout le dessus de la cathédrale, y compris les clochers hauts de cinquante mètres, avait été emporté par le souffle. Ce qui restait du bâtiment ressemblait à une ruine antique. Des corps pendaient, tête en bas, bras et jambes arrachés; il y en avait sur les murs de pierre, sur les routes et dans les champs, innombrables. La doctoresse songea aux infirmières qui étaient dans le stade; elle regarda : leurs cadavres gisaient immobiles, éparpillés çà et là par l’explosion. Quiconque se trouvait dehors devait avoir été tué sur le coup. La doctoresse n’était pas sérieusement blessée; pourtant, sur elle pesait une étrange lourdeur; après avoir fait quelques pas, ses genoux se dérobèrent sous elle; elle s’affala sur le ciment. A côté, gisait un vieux livre allemand de bactériologie. Il ne servira plus jamais, pensa-t-elle, et le plaçant sous sa tête, elle s’en fit un oreiller. Alors, perdue dans un rêve douloureux, elle attendit du secours…

A la rescousse

 AINSI PÉRIT L’UNIVERSITÉ

Le 9 août 1945, à 11 heures 2 minutes, une bombe atomique explosait par 550 m. d’altitude au-dessus de Matsuyama-cho, centre du quartier d’Urakami à Nagasaki. Un souffle de tempête, parcourant 2.000 m. à la seconde, renversa, pulvérisa, dispersa tout ce qu’il rencontrait; puis le vide créé au centre de l’explosion aspira les débris très haut dans l’air et enfin cette masse retomba.
D’autre part, la chaleur de 9.000 degrés, engendrée par le phénomène, brûla tout ce qu’elle rencontra. Et les fragments de la bombe, tombant en pluie de métal incandescent, allumèrent partout des incendies.
Un nuage de débris, provoqué par le cataclysme, voila les rayons du soleil, produisant l’obscurité complète, à la façon d’une éclipse; après trois minutes environ, ce nuage commença graduellement à se rabattre, tandis que les particules se dispersaient et qu’une pauvre lumière éclairait à nouveau le champ de carnage.
Il y eut quelque 30.000 tués, plus de 100.000 blessés. Par surcroît, des dizaines de milliers d’autres personnes furent atteintes de la maladie atomique causée par la radioactivité.
Dès le début, on fit tout le possible pour aller au secours des victimes.

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Enseveli moi-même, comme je l’ai raconté, sous un tas de décombres, et ayant appelé à l’aide, je finis par en sortir seul; juste comme j’entrais dans la chambre photographique, le Dr Si se présenta. Immédiatement après lui l’équipe de secours, conduite par Miss Hashimoto et l’infirmière-chef, envahit la pièce, me tomba dessus et m’accabla de félicitations. Je regardais ces rescapés l’un après l’autre, en pensant Précieuses vies !… Ainsi vous avez réchappé !… Je me sentais plein de reconnaissance… Mais ils auraient dû être plus nombreux. Où étaient les autres ? Yamashita ? Inoue ? Umezu ?
– Retrouvez les autres, dégagez-les, ordonnai-je. Retour ici dans cinq minutes.
Tous partirent en différentes directions. Le Dr Si et Shiro s’escrimèrent contre les débris de la chambre noire, tirant ici une planche, là une poutre, et criant : Hullo, Hullo. Mais nulle réponse. Shiro hurla : Moriuchi, es-tu là ?… Le silence persistait.
Choro ramena Umezu, vilainement blessé; il l’avait dégagé du milieu des instruments à la radiothérapie. Umezu, couvert de sang, privé de force et comme paralysé, se traînait dans le corridor en geignant : Mes yeux, j’ai perdu mes yeux.
– Allons, répondait Choro en examinant les blessures, ne dis pas de sottises; tu les as, tes yeux. Umezu avait une profonde blessure à l’arcade sourcilière, sans compter maintes coupures et contusions sur la figure et le corps.
– Ne vous tracassez pas, cela ira bien, l’encourageait l’infirmière-chef, tandis qu’elle lavait et bandait adroitement la plaie. Je pris le pouls d’Umezu, et commençai à donner des ordres de secours et de traitement.
Tout à coup, je m’aperçus qu’une foule étrange et fantômatique d’êtres à moitié nus m’entourait :
- Sauvez-moi, docteur !… Un remède, s’il vous plaît, pour cette blessure !… J’ai froid, donnez-moi des habits.
Tous m’appelaient en même temps; parmi les patients de l’hôpital, ceux-ci avaient survécu ou plutôt n’étaient pas encore morts… Comme l’explosion avait eu lieu à l’heure la plus encombrée, celle de la consultation pour les gens de l’extérieur, les corridors, salles d’attente, laboratoires n’étaient qu’un amoncellement de corps, des corps nus aux blessures ouvertes, des corps nus à la peau arrachée, des corps nus qui tous semblaient gris à cause de la poussière et des débris. Spectacle si horrible qu’on ne pouvait croire qu’il s’agît d’humains, ni même que rien de tel pût exister sur terre… De cette affreuse masse de chair, se dégageaient lentement en rampant ceux en qui demeurait une étincelle de vie; ils s’approchaient, ils s’accrochaient à mes chevilles : sauvez-moi, docteur, haletaient-ils. Certains, incapables de parler, ne pouvaient que montrer leurs blessures. Un poignet d’où jaillissait le sang se dressa devant moi. Une petite fille courait çà et là en hurlant : Maman, maman. Et des mères, tordues de douleur, appelaient leurs enfants par leurs noms. Un grand gaillard à l’air égaré, le visage en sang, trébuchait en hurlant : la sortie
 ? où est la sortie ? Des étudiants erraient en criant à la recherche des civières. Un désordre épouvantable.
Nous commençâmes les premier soins, mais fûmes bien vite à court de bandages, de sorte qu’on se mit à déchirer les chemises. Dix, vingt patients, le chiffre montait. L’un n’était pas pansé qu’un autre apparaissait avec la même prière : Docteur, sauvez-moi ! Sans arrêt. Par ailleurs, j’étais très handicapé dans mon travail par les blessures dont je souffrais moi-même. Je devais sans cesse presser d’une main une petite artère temporale, qui recommençait à saigner chaque fois que je l’abandonnais. Quand je me laissais aller à soigner avec mes deux mains, le sang aussitôt jaillissait, éclaboussant le mur et l’épaule de l’infirmière. Ce n’était cependant qu’une petite artère, et je calculai que je pourrais ainsi tenir trois heures; tout en me prenant le pouls de temps en temps, je continuais à soigner les blessés.
Mais Hashimoto et Miss Tsubakiyama, qui étaient parties à la recherche de leurs compagnes, revinrent sans avoir rien trouvé, en disant : nous pensions qu’elles devaient être dans le champ de patates. Nous avons essayé d’y aller, mais la route était bloquée par les arbres tombés, l’incendie et les cadavres. Il ne restait plus aucun des bâtiments de Médecine fondamentale, il n’y avait plus qu’une mer de feu. Le centre de l’hôpital n’était plus qu’une masse de flammes, et il était impossible d’atteindre l’entrée par derrière. On ne pouvait dénombrer les blessés…
Yamashita, Inoue, Hama, Onyanagi, Yoshida… Leurs figures, l’une après l’autre, se profilaient devant mes yeux … Étaient-elles mortes ? Ou en train d’expirer ? Ou de se tordre sur le sol, blessées, comme les patients à mes pieds ? Peut-être étaient-elles sauves, abritées quelque part ?… Mais non. Si elles vivaient, elles seraient sûrement venues ici… Dès lors…
Je m’assis par terre pour réfléchir, tandis que le Dr Si et la nurse soignaient enfin ma blessure : explosion extraordinaire, situation sans précédent, événement historique. Il s’agit de l’affronter avec sang-froid et détermination… Pendant ce temps, on me bandait, mais sans arriver à arrêter le sang : le mince linge fut vite transpercé et un filet rouge commença à me couler sur la joue. Allez tous examiner où en sont les instruments, ordonnai-je. Ils se dispersèrent à nouveau et quand ils furent partis, je me remis à penser, l’endroit était devenu un vrai champ de bataille, dont nous étions les ambulanciers; notre devoir était de rester sur place, quoi qu’il pût arriver. L’ennemi allait probablement employer à nouveau ce type de bombe, puis dans une semaine débarquer… Ne pas perdre la tête. Prendre les choses comme elles viennent, systématiquement. Donc rassembler les membres du groupe, puis les diviser en équipes; assurer les réserves médicales et alimentaires; organiser des camps. On pourrait ensuite établir un système de coordination et de liaison, choisir un endroit approprié pour un hôpital de campagne. Évidemment. Nagasaki allait être bombardée par mer; les patients devaient être au plus tôt repliés vers la vallée intérieure…
Tout ce qu’on voyait par les fenêtres, c’était une forêt de flammes, à l’endroit du bâtiment où nous nous trouvions; celui-ci même devait avoir pris feu, à en juger par la force croissante des crépitements.
Ceux qui étaient partis inspecter les instruments revinrent l’un après l’autre : tout est en pièces, les valves cassées, les fils mêlés, le transformateur est coincé et nous ne pouvons le mouvoir. Les spécimens sont dispersés dans tout le laboratoire.
Tous me regardaient, attendant une parole. Professeurs, infirmières, étudiants des autres départements, couverts de sang et se tenant à deux ou trois par la main, passaient en hâte à côté de nous sans rien dire… Le ronflement des flammes croissait; des cendres brûlantes commencèrent à pleuvoir par les fenêtres. Que faire ? Je ne pouvais que regarder le groupe, en me disant : reste calme, mais fais quelque chose. Rester sur place, c’est brûler bientôt. A ce moment, je ne pus empêcher un sourire nerveux de passer sur mes traits. Réaction si inattendue que chacun se mit à rire. Quelques secondes de fou rire. Puis je leur dis :
– Regardez-vous ! Vous ne pouvez vous battre dans l’état où vous êtes. Préparez-vous; puis nous nous réunirons devant la grande porte. Et n’oubliez pas le lunch. On ne se bat pas le ventre vide !
Mes ordres furent accueillis par d’enthousiastes : Oui, Monsieur ! et de vigoureux : Ça va ! Tandis qu’ils regagnaient leurs chambres, je sus qu’une fois de plus, ils étaient redevenus eux-mêmes.
Le Dr Si trouva mes souliers; l’infirmière-chef m’apporta mon paletot et mon casque, et je me dirigeai par le corridor vers l’entrée. En face de la gynécologie, une infirmière, le regard perdu, tournait en rond. Je lui tapai vigoureusement l’épaule, en criant : Allons, filez d’ici !… Mais elle ne me remarqua même pas. Elle continua à tourner en rond. Le choc l’avait rendue momentanément folle.
L’espace devant l’entrée était couvert de morts et de blessés. Par surcroît, des gens de plus en plus nombreux venaient de la ville et grimpaient la colline, cherchant le poste de secours ou l’hôpital. Des gens, portant les blessés et les mourants sur leur dos, sortaient en titubant des bâtiments épargnés de l’hôpital.
J’étais de nouveau pris de cour ! Que faire et comment ? Toute vie est précieuse. Pour chacun de ces malheureux, son propre corps était ce qui importait le plus; sa blessure, grande ou petite, absorbait son attention; il désirait être traité par un bon docteur. Mon devoir était de les satisfaire.
Mais si les blessés étaient innombrables, les ressources médicales se révélaient nulles; les flammes approchaient rapidement, et nous n’étions qu’une poignée. Je soignai trois des blessés les plus proches; mais aussitôt je compris nettement qu’à moins de regarder la situation d’ensemble et de la prendre en main, je courais le danger d’être englouti par les flammes avec ceux dont je m’occupais.
Vingt minutes s’étaient déjà écoulées depuis l’explosion. Tout le quartier d’Urakami brûlait à grandes flammes. Le centre même de l’hôpital avait pris feu. Seule l’aile est, le long de la colline était encore indemne. Mais on n’avait plus ni matériel, ni personnel; on ne pouvait que laisser se propager l’incendie et contempler l’horrible spectacle : Des corps nus continuaient en titubant, en trébuchant, à escalader la colline pour fuir la fournaise. Deux enfants passèrent, traînant leur père mort. Une jeune femme s’enfuyait, avec sur son sein un enfant décapité. Deux vieillards, la main dans la main, montaient lentement ensemble. Une autre femme, les vêtements tout d’un coup enflammés, roula en bas de la colline, comme une boule de feu. Un homme, devenu fou, dansait et chantait sur un toit entouré de feu. Certains fuyards se retournaient à chaque pas, tandis que d’autres allaient droit devant eux, trop épouvantés pour oser se retourner. Un grand garçon qui avait pris de l’avance criait à sa soeur de se dépêcher; mais son cadet, retardé, la suppliait d’attendre. Derrière ces gens, les flammes grondaient se rapprochant.
Ils étaient encore parmi les heureux, ces dix pour cent qui avaient échappé à l’enfer; les autres se trouvaient prisonniers sous les poutres et les toits effondrés, en train de brûler vifs.
Les sautes de vent faisaient gronder l’incendie; elles apportaient les appels au secours et les cris d’agonie. Jamais dans toute ma vie je ne m’étais senti si impuissant, si petit qu’en regardant, les bras croisés, le terrible panorama de peur, d’agonie, de mort et de destruction. Je ne pouvais rien faire, absolument rien… Monsieur le Professeur, vous ressemblez au dieu du feu, fit une voix. C’étaient Nagaï et Tsutsumi, étudiants de 3e année en médecine. Mon groupe de radiologie s’était aussi rassemblé. Dans la suite se montra Moriuchi qui avait pu se retirer dans un abri. Puis soudain quelqu’un surgit on ne sait d’où et jeta ses bras autour de l’infirmière-chef. C’était Miss Kozasa, technicienne des rayons X en gynécologie. Ses cheveux étaient roussis; elle sentait la chair brûlée; ses vêtements étaient déchirés et à moitié consumés. On nous dit qu’elle avait sauvé du feu deux infirmières, mais elle ne savait plus elle-même comment elle avait pu ensuite nous rejoindre à travers les flammes. Il ne manquait plus que Miss Sakita et Miss Kaneka, techniciennes des rayons X aux départements dermatologique et chirurgical.
 » Les instruments peuvent attendre, dis-je. Aidons d’abord les gens !  » Pour sauver ce qu’on pourrait des malades, des groupes de secours de deux personnes rentrèrent dans l’hôpital qui brûlait. Kozasa et Moriuchi plongèrent à nouveau dans les flammes pour chercher Sakita et Kaneka. Choro grimpa la colline derrière l’hôpital avec Umezu sur le dos : on aurait dit un de ces chromos de la guerre russo-japonaise.
Du bâtiment où nous entrâmes, ceux qui étaient déjà parvenus à se dégager s’enfuyaient, le regard égaré. Je les appelai, mais ils ne répondirent pas, ne firent même pas attention à moi. Ils ne savaient ni ce qu’ils faisaient, ni ce qu’il eût fallu faire. Qui pourrait les rejoindre et les soigner s’ils quittaient le terrain de l’hôpital ? Je leur criai, tandis qu’ils sortaient du bâtiment : Hé là-bas ? Halte ! Revenez ! Calmez-vous !… Mais en vain.
Poussant jusqu’à la salle d’opération, je la trouvai inondée : rupture de conduite d’eau. Je pataugeai jusqu’à la chambre voisine, où se trouvaient les réserves médicales; devant ce que j’y vis, le coeur me manqua : même les civières étaient démolies; les instruments, dispersés. Les bouteilles, tubes, capsules, les récipients de verre étaient en petits morceaux et leur contenu ne formait plus qu’une bouillie qu’inondait une conduite crevée.
Hélas, n’était-ce pas pour s’en servir en un jour comme aujourd’hui, qu’on avait fait ces réserves ?
Tout était abîmé; ruine complète. Nous devions affronter des dizaines de milliers de mutilés et de blessés, en pratiquant de nos seules mains la plus primitive des médecines. Nous avions à sauver des vies rien qu’avec notre intelligence, notre charité, et nos bras… Le coeur lourd, je gravis les escaliers, et debout devant l’entrée, j’examinai une fois de plus la situation. Tout découragé que je fusse, j’avais tout de même avec moi une vingtaine de volontaires : docteurs, infirmières, étudiants, pour m’aider dans mes efforts. Ils passaient, deux par deux, de salle en salle, pour tirer ou porter au dehors les blessés.
On les plaça dans la cave au charbon, juste à côté de l’entrée : C’était le seul endroit où ne tombaient pas de flammèches. Je me tins au milieu d’eux sans rien faire, tandis que l’incendie s’étendait : une fumée noire montait vers le ciel, et les nuages menaçants étaient rougis par le reflet du feu…
« Nous avons sauvé le Président, annonça une voix. Je me retournai pour apercevoir Tomokiyo debout à l’entrée; il portait sur le dos une masse rouge : le Dr Tsuno-o. Ses cheveux, son visage, sa blouse blanche, ses pantalons, ses chaussettes, tout était couvert de sang. Il avait perdu ses lunettes…
– Ah, Nagaï, me dit-il. C’est terrible, n’est-ce pas ? Vous devez avoir passé de durs moments. Je pris son pouls; il n’était ni affaibli ni irrégulier. Et comme la colline là-bas était encore sûre, je dis à Tomokiyo d’y porter le Président et de lui trouver un endroit de repos. Le Dr Si les suivit pour une injection.
Le Dr Tsuno-o était en train d’examiner les malades externes quand passa le souffle. Le Dr Ko, bien que durement touché lui-même, l’avait porté jusqu’au corridor, puis s’était affalé sur place, épuisé par la perte de sang. C’est là que Tomokiyo les avait retrouvés… Bientôt, Miss Maeda, infirmière-chef de Médecine Interne, sortit en courant du bâtiment et demanda le Président. Il est derrière la colline, à 300 mètres d’ici. Le Dr Si se trouve avec lui, et tout va bien…
[...] Chaque fois que les deux infirmières retournaient chercher une victime, une salle de plus était en feu. Mais cependant nulle besogne ne leur eût semblé plus plaisante et encourageante que de se glisser ainsi, un essuie-main sur la bouche et le nez, dans une pièce où la fumée et les flammes faisaient rage, et d’en extraire un blessé. En sortant, elles sentaient encore leurs bras brûler et constataient que leurs manches étaient en flammes. Pendant ces quelques minutes, elles comprirent d’un coup quel bonheur, quel privilège c’était d’être infirmière…
Les victimes qui avaient perdu connaissance n’étaient pas difficiles à traiter; celles qui avaient encore conscience nous causaient souvent d’inutiles pertes de temps. Elles se plaignaient d’avoir mal, demandaient qu’on aille plus lentement, priaient les porteurs de retourner pour prendre une chose oubliée. Elles ne réalisaient pas le tragique de la situation…
Il était deux heures de l’après-midi à la montre de Tsubakiyama, la seule que nous possédions. Trois heures s’étaient écoulées sans qu’on s’en fût aperçu; et le désastre touchait maintenant à son comble. Depuis quelque temps, le vent soufflait de l’ouest; des flammes de 50 m. de haut bondissaient dans le ciel, puis rabattues par le courant d’air, s’inclinaient vers l’est. Comme le Collège se trouvait en bordure de la ville, la cave à charbon n’était plus sûre. Je décidai le transport des patients vers les champs de patates sur la colline.
Plus facile à dire qu’à faire : la route était étroite, encombrée de débris, et nous devions porter les mourants par-dessus des rocs en pente raide et des murs de pierre. J’en transportai moi-même deux sur mon dos; mais quand j’essayai d’en soulever un troisième, je sentis que toute ma force m’avait abandonné. Mon artère n’avait pas cessé de saigner; j’avais déjà changé trois fois le bandage. L’infirmière-chef m’avertit que je paraissais pâle et défait; mon pouls s’était considérablement affaibli.
[...] Un bébé de deux mois pleurait près de sa mère inanimée; comme le feu s’approchait, je voulus au moins sauver l’enfant, que je transportai en haut et déposai à côté de Hamasaki. Juste à ce moment, la mère gémit : c’était la fin; pourtant Yamada et l’infirmière-chef, ne voulant pas la séparer de son enfant, la transportèrent aussi. L’enfant pleura plus fort… On respirait difficilement car l’oxygène de l’air avait été aspiré par l’explosion, et en revanche l’oxyde de carbone s’était répandu partout. Chacun travaillait en haletant…
De larges gouttes de pluie commencèrent à tomber, des gouttes grosses comme le bout du doigt et toutes noires. Elles paraissaient venir du grand nuage noir et laissaient comme une tache de pétrole, là où elles tombaient. La scène devint plus terrible encore…
Quand je regardai à nouveau la montre de Tsubakiyama, il était quatre heures. Les patients s’allongeaient côte à côte dans les champs sur la colline; les étudiants couraient partout, cherchant un toit. Mais en contrebas, tout n’était que flammes et fumée… On ne pouvait que s’asseoir dans la pluie et regarder l’incendie.
 » Il faut se reposer et manger « , dis-je alors. Les infirmières prétendaient qu’elles n’en avaient pas envie. Je les pressai de le faire tout de même, car il faudrait pouvoir tenir des jours et des mois. Elles obéirent donc; une fois rassasiés, nous nous sentîmes plus maîtres de nous, et commençâmes à nous occuper des victimes, les écoutant, les soignant : il fallait bander, recoudre, appliquer de l’iodine, donner de l’eau. Tout ce que nous pûmes sauver de couvertures et de draps fut placé sur les patients, et nous fîmes des éclisses le mieux que nous le pûmes. Soudain, quelqu’un cria : La chambre des spécimens est en feu… Dix années de dur travail qui s’en vont en cendres, pensai-je en moi-même, des photographies irremplaçables.
Un nouveau cri : La radiologie flambe. Fini pour nos instruments ! Nous avions pris tant de temps pour sortir les patients que nous n’avions pu nous occuper ni des spécimens ni des instruments. Tout cela montait vers le ciel en fumée et en flammes… Nous regardions, silencieux.
Le feu gagnait; il dut atteindre la salle des films car avec une sourde explosion, les flammes s’élevèrent encore plus haut, tandis que se déroulait une fumée noire. Je sentis mes genoux faiblir et, murmurant : C’est la fin, je m’affaissai sur le sol. Les infirmières, et même l’infirmière-chef se mirent à pleurer… Le Collège entier flambait. Des professeurs de médecine, six seulement paraissaient avoir échappé; des étudiants et des infirmières, 80 % avaient apparemment péri. Les deux groupes de secours survivants : le mien et un autre à la porte de derrière, ne comptaient pas en tout plus de cinquante personnes environ.
Hommes et équipement, le Collège tout entier était pratiquement détruit. Debout sur la colline, assistant à ses derniers moments, nous nous sentions comme les restes d’une armée anéantie.
Alors, le Dr Okara apporta un grand drap blanc pris dans une des salles. Avec le sang qui me couvrait le visage de la tempe au menton, je dessinai au centre du drap un grand disque rouge. Nous liâmes à une perche de bambou cet étendard du Soleil Levant. Quand nous le dressâmes, une bouffée d’air torride vint l’agiter dans le ciel gris.
L’étudiant Nagaï, manches relevées, un pansement blanc autour du front, porta le drapeau au sommet de la colline au milieu des nuages de fumée noire. Tous nous le suivions en silence. Il était cinq heures de l’après-midi.
Ainsi périt l’Université…

LA NUIT ROUGE

Les professeurs se rendirent en groupe à l’endroit où gisait le Président. Je ne pus retenir mes larmes, en le voyant recroquevillé sous un pardessus dans un coin du champ de patates douces, et fouetté par la pluie. Les membres du corps médical et les étudiants, sous la conduite du professeur Shirabe, couraient çà et là au service des blessés. Je fis rapport au Président sur les derniers événements puis je le quittai; mais j’avais à peine parcouru vingt pas qu’un étourdissement me saisit et je sentis mes jambes m’abandonner. Cela arriva juste à l’endroit où Umezu était couché, veillé par Choro. Lui aussi était tout humide de pluie. Agenouillé, je lui pris le pouls et trouvai qu’il battait beaucoup plus fort que je n’aurais pu l’espérer; j’enlevai alors mon pardessus et l’en recouvris. Je me relevai en titubant, fis encore quelques pas sur la descente, et perdis connaissance.
 » Pressez-lui l’artère jugulaire « , s’exclama le Dr Si. Je sentis qu’on me serrait la tempe; graduellement je rouvris les yeux et sur le fond des nuages rougeoyants, j’aperçus les figures anxieuses du Dr Si, de l’infirmière chef, de Miss Kaneko la technicienne [...], tous penchés sur moi.
 » Du fil, une agrafe, de la gaze « , cria le docteur. Tandis qu’il enfonçait quelque chose dans la blessure près de mon oreille, je sentis une douleur aiguë. J’entendis le cliquetis métallique; du sang chaud. dégoulina sur mes joues.
 » Maintenez serré ! Essuyez ! Encore de la gaze  » ordonnait le docteur. La pointe de l’agrafe semblait pincer les fibres mêmes de mes nerfs; de douloureux élancements me parcouraient le corps jusqu’à me crisper les orteils; j’empoignais nerveusement les racines d’herbe que mes doigts rencontraient.
Comme le professeur Shirabe était aussi accouru auprès de moi, le Dr Si lui communiqua quelque chose à voix basse; le professeur me prit le pouls, et je fermai les yeux, prêt au pire.
 » Le bout de l’artère a glissé derrière l’os « , dit le docteur. A différentes reprises il me fallut souffrir cette terrible douleur qui me raidissait et me faisait labourer l’herbe de mes doigts. Mais finalement l’opération réussit…
Le visage du professeur perdit son expression soucieuse : Cela va bien, Nagaï, me dit-il en se relevant. Je le remerciai, puis un sentiment de lassitude m’envahit et je perdis à nouveau connaissance.
Quand je me réveillai, le soleil était couché. Sur terre, le feu crépitait infatigablement, et les cieux couverts par un monstrueux nuage noir reflétaient ses terribles rougeoiements. Seule, une petite portion de ciel clair se voyait à l’ouest du Mont Inasa, où luisait le paisible croissant de la lune.
Dans la vallée, au-dessus de la section des tuberculeux, les hommes réunissaient des planches, des plaques, de la paille pour bâtir un hangar, tandis que les femmes cuisaient des citrouilles dans des casques d’acier. L’étudiant Nagaï et Tajima se dirigèrent vers les bureaux de la préfecture pour obtenir des rations d’urgence. Nous étions assis dans le champ, en un petit cercle, autour du feu où cuisaient les citrouilles. Un bien petit cercle : les vies épargnées. Nous nous regardions l’un l’autre, comprenant que nous avions été liés ensemble par quelque obscure destinée, et nous demeurions sans rien dire, nous tenant la main. Des bois obscurs derrière nous, montaient des clameurs pitoyables : Une civière, s’il vous plaît !… Donnez-moi une injection !… D’autres blessés lançaient le nom de leurs amis, d’autres ceux de leurs parents; certaines voix nous semblaient familières; parfois des groupes se mettaient à crier ensemble.
Silencieux pour notre part, nous songions aux sept d’entre nous pour lesquels nous avions abandonné tout espoir : On nous avait dit que Miss Sakita, du département de dermatologie, gisait dans une tranchée la jambe brisée, incapable de se mouvoir. Fujimoto était parvenu de justesse à s’échapper de sous le plancher de l’auditoire et était passé près de nous, en s’appuyant sur un bâton; il avait eu assez de forces pour rentrer chez lui. Les cinq autres infirmières comprenaient notamment Yamashita, Kataoka (affectueusement appelée  » la petite pieuvre « ) et Tsujita. Si celles-ci avaient gardé une étincelle de vie, elles auraient bien trouvé le moyen de retourner à leurs départements; même aux portes du tombeau, et l’âme ne tenant plus au corps que par un fil, elles seraient revenues en rampant jusqu’à nous… pour mourir. Ainsi étaient-elles… Mais huit heures déjà avaient passé et puisqu’elles n’avaient pas reparu, on ne pouvait plus douter qu’elles eussent péri.
Pour elles, nous priâmes en silence…
Soudain, comme sorti des flammes, un grand homme nu apparut devant nous : M. Nagaï, s’écria-t-il, enfin je vous retrouve.
- M. Seiki ! Vous vivez encore ?…
- Je suis le seul, répondit l’arrivant en s’asseyant lourdement.
La pièce de bois toute noircie qui lui avait servi de bâton tomba sur le sol avec un bruit sec. La vue du Professeur Seiki, essoufflé, soulevant les épaules, me fit songer à un grand buffle blessé.
- Venez tout de suite, haleta-t-il. Les étudiants sont mourants. La moitié d’entre eux sont déjà morts. Il faut faire des injections aux survivants. On ne peut les laisser péri comme cela… Ils sont dans un abri du Collège de Pharmacie.
- Bien, professeur, nous y allons avec vous. Mais prenez d’abord quelques citrouilles ?
- Je n’ai pas le temps de m’occuper de citrouilles. Cent citrouilles ne sauveront pas ces étudiants. Allons-y tout de suite.
Il se leva difficilement, aidé par Shiro et murmura : Le Collège est fini. C’est incroyable. Et tant de morts…
Le Dr Si, l’infirmière en chef, Hashimoto, Kozasa se levèrent également, portant leur sac de premiers secours.
- Le chemin est terrible, dit le Professeur Seiki. Ce n’est qu’à 300 mètres d’ici, mais pour venir, cela m’a pris une heure. Je reviendrai, Nagaï. J’ai été bien content de vous retrouver. Vous verrez que nous sauverons ces étudiants.
S’appuyant sur l’épaule de l’infirmière-chef, le professeur s’enfonça de nouveau dans le Collège en flammes. Notre groupe passa toute la nuit à soigner les blessés sur la colline derrière la Classe de Médecine fondamentale.
Le Dr Okura, l’infirmière Yamada et ceux qui étaient demeurés avec eux firent de même dans les environs du hangar maintenant achevé. Umezu et moi étions couchés dans le hangar. L’air était silencieux et lourd tous les insectes qui habituellement animaient de leurs cris la nuit d’été avaient été exterminés.
Éclairé par les flammes de l’incendie, guidé par les gémissements, l’héroïque groupe de secours passait de victime en victime, lavant, soignant, bandant, faisant des injections, puis finalement transportant les patients sur la colline. Parfois, les sauveteurs trouvaient le chemin coupé par un rideau de flammes; s’ils prenaient une autre direction, ils rencontraient une barrière infranchissable d’arbres tombés. S’engageant dans la nuit sur un ponceau abîmé, ils tombaient parfois dans le fossé avec leur blessé sur le dos. Leurs pieds saignants les torturaient à chaque pas, car des clous avaient percé les semelles de leurs souliers; leurs genoux étaient tailladés par les éclats de verre et leurs pantalons raidis par le sang séché.
Notre équipe trouva le Professeur Takagi, chef du département de médecine et l’amena au hangar; on y apporta aussi les Professeurs Ishizaki et Matsuo. Tandis que l’abri s’emplissait, les gémissements augmentaient. La fille du Dr Tani, qui avait la responsabilité de la pharmacie, se trouvait là aussi, bien mal arrangée. Un employé d’assurances qui passait demanda qu’on le reçût, puis vinrent deux prisonniers. Durant la nuit, les avions ennemis apparurent deux fois et lancèrent des bombes contenant des tracts. Enfin vers minuit, l’incendie commença à faiblir. Soit que les victimes fussent mortes, désespérées, ou simplement endormies, cris et gémissements avaient cessé à l’extérieur; nul bruit ne se faisait entendre entre le ciel et la terre. Moment solennel à Nagasaki…
Et moment solennel aussi au Palais Impérial de Tokyo où Sa Majesté l’Empereur avait donné l’ordre de capituler.
La deuxième guerre mondiale s’était étendue sur le monde; elle avait fait rage, atteignant une telle violence que personne n’aurait pu en prévoir l’issue. La bombe atomique avait marqué le paroxysme; et tout à coup le rideau tombait sur l’un des conflits les plus sanglants qu’ait connu l’histoire humaine. Moment solennel, en effet. Je regardai le ciel où flottait encore, en des reflets d’apocalypse, le monstrueux nuage radioactif… D’étranges pensées me vinrent à l’esprit : Où irait ce nuage; quel message recélait-il ? L’énergie atomique se révélerait-elle dans la suite bienfaisante ou maléfique ? Servirait-elle la cause du droit, ou celle de l’injustice ? En tout cas, un âge nouveau commençait.

LE LENDEMAIN

Quand, le 10 août 1945, le soleil se leva de nouveau derrière le mont Kompira, il n’éclaira plus le magnifique paysage d’une ville prospère dans la verdure, mais le tragique tableau d’une cité écroulée et incendiée. Au lieu d’un district vivant, un fouillis de collines mortes. Sous leurs cheminées renversées, les usines n’offraient plus que ruines; les rues étaient bloquées par l’amoncellement des tuiles cassées et des gravats. De tout un quartier résidentiel, il ne restait que des murs de pierre; les champs étaient dépouillés, les bosquets achevaient de se consumer, les grands arbres avaient été jetés çà et là comme des allumettes.
Scènes de désolation… Rien ne bougeait, pas même un chien ou quelque animal. La Cathédrale catholique qui, vers minuit, avait soudainement pris feu, lançait des flammes rouges vers le ciel comme pour fournir au drame son dernier et suprême tableau.
A l’aurore, nous quittâmes l’abri du Département Médical et commençâmes notre travail parmi les ruines de la Section de Médecine fondamentale. Nous trouvâmes un homme gisant sous une tôle ondulée dans un coin du terrain de sport. C’était le docteur Yamada; il nous apprit comment était morte Miss Tsujita… Nous dirigeant ensuite vers la Section de bactériologie, nous y rencontrâmes, parmi les cendres qui couvraient le site du laboratoire, des amoncellements d’os calcinés : indubitablement les restes des professeurs qui travaillaient là. Nous découvrîmes aussi un squelette féminin; selon mes calculs, là se trouvait la chambre où, au dire de Yamada, Miss Tsujita était morte brûlée. Ce squelette !… Elle ne dirait plus : Vous savez !… avec ce doux petit sourire. En récoltant les ossements pour les placer sur un morceau de papier, je me demandais N’est-ce pas un cauchemar dont je vais me réveiller ?
Nous arrivâmes à l’auditoire où la  » petite pieuvre  » avait assisté à une classe; au milieu des tas de cendres que caressait le soleil, quarante ou cinquante squelettes s’alignaient en rang; parmi ceux-ci, certainement, se trouvait celui de Kataoka, notre  » petite pieuvre « . Voilà donc tout ce qui restait de ces étudiants dont la vie avait été si violemment fauchée, tandis que, la plume en main, ils prenaient des notes. Ce matin-là, pourtant, coiffés de leurs bonnets carrés, ils étaient entrés si gaîment à l’école !…
Nos craintes pour les cinq autres infirmières se confirmèrent quand nous découvrîmes leurs cadavres dans le champ de patates; rien d’étonnant à ce qu’elles n’eussent plus répondu ! Yamashita, Yoshida, Inoue devaient avoir été au travail dans le champ quand Hama et Koyanagi s’étaient approchées d’elles, en les saluant de la main; et les trois travailleuses se relevaient probablement pour un geste de réponse quand la bombe les faucha toutes. Elles gisaient là toutes les cinq, les bras au-dessus de la tête, et les deux groupes étaient séparés par un intervalle de quelques mètres.
Les victimes paraissaient si jeunes et si innocentes que l’infirmière-chef ne put se retenir de leur prendre le pouls et de les secouer par les épaules en les appelant par leur nom; mais les cadavres n’ont pas de voix ! Si j’avais su qu’elles devaient mourir si vite, me dis-je à part moi, je ne les aurais jamais grondées !… Comme je mettais la main sur les têtes glacées, je remarquai Yamashita… Yamashita la difficile, mais que, pourtant, j’aimais peut-être plus qu’Inoue, toujours si sage. Sa broche en forme de petit chien était encore sur sa poitrine, et ses lèvres sans couleur, étaient souillées de terre… Que pouvait être le projectile, pour avoir d’une seule explosion causé tant de morts et de dégâts ? L’infirmière-chef vint à moi; elle portait un des feuillets lancés la nuit par les avions. Je commençai à lire et, comprenant bientôt, je m’écriai la bombe atomique !
Le choc de la veille me frappa de nouveau… S’ils avaient la bombe atomique, le Japon était battu…
Ainsi, la science avait connu un nouveau triomphe, mais en même temps la défaite de mon pays se révélait inéluctable. En, moi, se heurtaient l’exultation du physicien spécialiste et la douleur du Japonais patriote…
Une tige de bambou gisait sur le sol. Je la heurtai du pied; elle roula plus loin, avec un son creux. Je la saisis alors, la dressai vers le ciel, tandis que des larmes ruisselaient sur mes joues. Un bambou contre la bombe atomique !… Comédie trop tragique pour qu’elle pût s’exprimer. Désormais, ce n’était plus une guerre. Autant nous ranger en longues lignes sur les plages pour être tués sans résistance !…
Le feuillet portait le texte que voici :

 

Au peuple japonais

Lisez soigneusement ce qui suit !
L’Amérique a réussi à inventer une bombe plus puissante que tout autre engin existant jusqu’ici. Celle-ci égale en force à elle seule la charge totale de bombes que pourraient transporter 2.000 énormes B29. Réfléchissez à ce terrible fait, dont nous vous certifions la vérité.
Nous avons commencé à utiliser cette arme au Japon. Si vous en doutez, demandez ce qu’une seule bombe atomique a fait d’Hiroshima.
Avant de détruire par la bombe atomique toutes les ressources militaires qui vous permettent de continuer cette guerre déraisonnable, nous vous demandons d’envoyer tous des pétitions à l’Empereur pour qu’il arrête les hostilités.
Le Président des États-Unis vous a déjà fourni, en un projet de treize articles, les conditions d’une reddition honorable. Nous vous conseillons d’accepter ces conditions et de commencer à bâtir un Japon pacifique, nouveau et meilleur.
Prenez tout de suite les mesures pour arrêter la résistance armée. Sinon, nous n’hésiterons pas à utiliser cette bombe et toute espèce d’armes encore supérieures, pour terminer cette guerre rapidement et irrésistiblement.

La première lecture m’abattit… La seconde me remplit de mépris, la troisième me fit bouillir de rage… Puis je relus encore et mes sentiments changèrent j’eus l’impression que le texte était raisonnable, et du reste absolument réaliste… Le bambou dans la main droite, le feuillet dans la gauche, je retournai à l’abri, où je trouvai le professeur Seiki. Je lui montrai l’appel; il le lut, poussa un étrange grognement et se recoucha sur le sol, pour y rester immobile et silencieux, le regard fixe, pendant presque une heure.
Qu’arrivait-il quand un atome explosait ? Cette question occupait mes pensées tandis que je restais couché à côté de ce grand homme dépouillé. Énergie, corpuscules, vagues électro-magnétiques, chaleur, furent les quatre choses auxquelles je songeai d’abord.

Peu à peu, Choro et les autres s’étaient rassemblés autour du Professeur Seiki et avaient engagé une sérieuse discussion.
– Qui aurait bien pu réaliser cela ? Compton ? Lawrence ?
– Einstein doit avoir joué un rôle. Et Bohr, avec les autres savants d’Europe réfugiés en Amérique.
– L’Anglais Chadwick, qui découvrit le neutron, et M. et Mme Joliot-Curie auront certainement participé aux travaux.
– Notre isolement scientifique durant ces dernières années nous a laissé ignorer bien des progrès, et bien des noms…
– Ils ont dû mobiliser des milliers de savants, diviser les champs de recherche et travailler avec l’efficience maximum.
– Ce n’est pas de la besogne expérimentale en laboratoire. Extraction, raffinage, analyse, etc. ont dû demander une formidable force industrielle…
– Quel genre d’atome ont-ils utilisé, pensez-vous ? L’uranium ?
– Peut-être un élément plus léger ? L’aluminium ?
– De petits atomes comme l’aluminium ne donnent que peu d’énergie !
– D’accord; mais le minerai d’uranium est rare, et il en faudrait beaucoup.
– Il y en a énormément au Canada...

[Lire ; Le projet Manhattan: Les multiples chemins d’un projet démesuré, extrait des Cahiers de Science & Vie n°7, février 1992, en PDF 3 Mo.]

La conversation continuait sans fin, chacun faisant étalage de ses connaissances sur le sujet…
- Si nous savions tout cela, pourquoi n’a-t-on pas travaillé chez nous ?
- On a travaillé. On a commencé des essais pour isoler l’uranium 235. Mais les militaires décidèrent que cela coûtait cher !
- C’est stupide !
- Rien ne sert de gémir sur le passé. C’est le sort des sages qui se laissent conduire par des fous.
- En tout cas, conclut le groupe, c’est une fameuse réussite !
Ainsi donc, spécialistes et chercheurs, nous étions nous-mêmes les victimes de la bombe; nous lui avions servi de cobayes et nous nous trouvions maintenant en bonne position pour observer ses effets ultérieurs sur les victimes.
Sous la douleur, la colère, et le mordant regret de la défaite, voici que renaissait dans nos coeurs un profond désir de chercher la vérité. Parmi les ruines de la ville dévastée revivait en nous peu à peu la passion scientifique. [...]

RÉFLEXIONS SUR UN MASSACRE

- Docteur, ne pensez-vous pas que j’ai avalé du gaz ? Je me sens si drôle et si vacillant…
- Docteur, ce doit être ce souffle de l’explosion ? Je suis malade et ne puis me lever…
- Docteur, j’ai été enseveli vivant, mais nullement blessé. Pourtant, aujourd’hui, j’ai l’impression que je vais mourir…
Ainsi me parlaient les victimes; réfugiées dans l’ombre des murs de pierre, dans les coins des bâtiments ruinés, elles ne pouvaient se mouvoir. Moi-même, dans mes tournées, je ressentais des symptômes analogues… une sorte de « mal de mer » ; langueur dans tout le corps, mal de tête, nausée, vomissements, étourdissements, faiblesse…
Quand je faisais jadis des expériences sur le radium, j’avais déjà éprouvé tout cela, pour être resté trop longtemps exposé aux rayons gamma. La maladie n’avait donc rien à voir avec les gaz et le souffle; elle provenait des rayons X, qui traversent non seulement le bois, mais le béton des maisons.
Je connaissais les effets des rayons gamma et des neutrons. Je savais aussi que ces effets ne se révélaient qu’après une période d’incubation; l’incapacité où je me trouvais de les prévoir exactement me laissait inquiet : Ainsi, me disais-je, voici qu’une nouvelle sorte de maladie a été créée par l’homme même…
La journée se passa à soigner les malades et à les mettre à l’abri. Le nuage atomique avait disparu vers l’est, et de nouveau le soleil d’été brûlait les cendres chaudes d’Urakami. On se serait cru dans une fournaise… Ceux qui s’étaient enfuis sur les collines, échappant tout juste à la mort, y trouvèrent en bien des cas leur dernier repos. Ils gisaient sous des rochers, des buissons, incapables de se mouvoir désormais. Les uns avaient déjà trépassé; les autres criaient pour avoir de l’eau, d’autres gémissaient. Comme ils s’étaient dispersés au hasard, nul moyen de rechercher une personne déterminée selon un plan préconçu; on ne pouvait que crier,… et rejoindre ceux qui répondaient. Sur le mont Kompira seul, gisaient des centaines, certains disaient des milliers, de victimes. En tout cas, le nombre total des blessés était extraordinaire. Les départements de la Santé publique dans la Préfecture et la Cité, l’Association des Médecins et la police collaborèrent pour établir un service de secours méthodique et efficient; les Associations de jeunesse du voisinage furent mises en branle. L’Hôpital Naval d’Omura envoya immédiatement un détachement sous le commandement du Dr Yasuyama, son directeur; et un autre détachement arriva de l’Hôpital militaire de Kurume. Que notre Collège, considéré depuis toujours comme la première force de secours de la région, fût obligé de demander de l’aide, personne ne l’eût jamais imaginé ! Cette pensée nous chavirait le coeur !
Cependant, le professeur Koyano, malgré la destruction de sa maison et les blessures de sa famille, avait pris la tête du Collège, comme Président faisant fonction. Le professeur Shirabe, qui avait perdu deux de ses fils, se prodiguait pour les victimes, insouciant des cadavres tant aimés. La plupart des autres professeurs et étudiants, oubliant leur propre malheur, s’occupaient de retrouver les manquants et de mettre de l’ordre dans la confusion. Le président Tsuno-o et le professeur Takagi, gisant dans l’abri humide, continuaient, malgré l’altération progressive de leur état, à donner des ordres. Le professeur Yamane, grièvement blessé lui aussi, avait été transporté près d’eux. D’ailleurs, dès qu’une place devenait libre dans cet abri, des blessés nouveaux l’occupaient. Des avions ennemis passaient… Une seconde bombe eût été la fin de tout. C’est à peine si nos nerfs résistaient encore quand, au moindre bruit de moteur, nous courions nous mettre à couvert.
Nous enterrâmes beaucoup de morts, traitâmes encore plus de blessés; et nous pûmes, après cette expérience, grouper nos observations sur les ravages de la bombe atomique.
Les blessures directes venaient des éléments de l’explosion : souffle, chaleur, rayons gamma, neutrons, fragments de bombe incandescents. Les dommages indirects étaient causés par l’écroulement des maisons, la projection des objets, le feu, et la radioactivité des choses et des hommes; c’est dans cette deuxième catégorie qu’il fallait classer la folie temporaire. Dans le cas de la bombe atomique, les ravages par fragments de bombe étaient insignifiants en comparaison des effets de la radioactivité; ceux-ci devaient se prolonger en vertu du phénomène de rémanence.
Nagasaki_ecole

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La pression tout d’abord fut telle que, dans un rayon d’un kilomètre, tout être humain qui se trouvait à l’extérieur ou dans un local ouvert mourut sur le coup ou en quelques minutes. A 500 mètres de l’explosion, une mère fut trouvée le ventre ouvert, son futur bébé entre les jambes; beaucoup de cadavres perdaient leurs entrailles. A 700 mètres des têtes furent arrachées, tandis que parfois les yeux avaient sauté des orbites. Certains cadavres, par suite d’hémorragies internes, étaient blancs comme une feuille de papier, et des crânes fracturés laissaient suinter le sang par les oreilles.
La chaleur avait été effroyable : à 500 mètres les visages étaient si abîmés qu’on ne pouvait les reconnaître. A un kilomètre, les brûlures atomiques avaient lacéré la peau qui pendait en lambeaux, la colorant en brun-rouge et découvrant la chair saignante. La première impression n’avait pas été, semble-t-il, celle de chaleur, mais de douleur intense, suivie d’un froid extrême. La peau soulevée était fragile et s’enlevait facilement. La plupart des victimes mouraient rapidement.
A une distance de un à trois kilomètres, on ne subissait plus que des brûlures ordinaires; les blessés ne sentaient pas tous la chaleur dès l’abord; la sensation d’extrême chaleur et de douleur ne venait que plus tard, quand après une heure ou plus, la peau rougissait et se couvrait d’ampoules. Mais les effets ultérieurs de ces brûlures restaient au moment même impossibles à prévoir.
Les fragments de bombe variaient en volume d’une bille à une tête d’enfant. Ils répandaient une lumière d’un blanc verdâtre et tombaient en sifflant, causant des blessures extrêmement sérieuses.
Quant aux cas d’écrasement sous les ruines, de blessure par les débris, de mort par le feu, ils ressemblaient aux cas similaires des raids habituels.
Les radiations produisaient, outre une faiblesse générale, la diminution des sécrétions, salivaire, urinaire, etc…
Dans l’abri étroit, morts et blessés étaient étendus côte à côte. Les survivants ne pouvaient faire un mouvement. Quand un patient cessait de gémir, c’est qu’il avait trépassé… La discussion sur l’atome, sur la classification des victimes avait continué jusqu’au soir, laissant chacun épuisé. Dans l’obscurité redevenue silencieuse, l’eau qui s’égouttait du plafond semblait rythmer la fuite du temps… Les scènes horribles vues depuis la veille hantaient tous les esprits et la pensée oscillait entre le sommeil et la conscience. Vers minuit, l’infirmière-chef qui était couchée à côté de moi, me prit aux épaules en gémissant : Oyanagi, Oyanagi… C’était le nom d’une des infirmières mortes la veille…
A l’aurore du 11 août, tandis qu’il faisait encore frais, tous les patients furent transportés à l’hôpital militaire, et l’on nous licencia. Ayant remis les vivants en bonnes mains, nous passâmes la journée à brûler les morts et à chercher les manquants. Tandis que les flammes rouges montaient des bûchers, les gens, par groupes de deux ou trois, regardaient silencieux.
Nous enterrâmes Yamashita et les quatre autres infirmières. Il ne paraissait pas juste de s’en séparer aussi simplement, sans cérémonie. Nous plaçâmes donc sur leurs tombes des plaques de bois portant leurs noms, mais nous n’avions pas de fleurs à leur offrir.
Arrivés à l’annonce du désastre, les pères et les frères des étudiants et des infirmières erraient çà et là, criant le nom des disparus, s’élançant vers des inconnus qui, de dos, ressemblaient à des êtres chers, éclatant en sanglots quand ils rencontraient un condisciple de leurs proches. Tandis que je me joignais à leur vaine recherche, et partageais leurs larmes, le spectacle était si affreux que les mots ne peuvent l’exprimer…
La plupart des chercheurs n’arrivaient même pas à découvrir les corps; apprenant que leurs morts devaient s’être trouvés dans tel ou tel bâtiment ou classe au moment du sinistre, ils cherchaient parmi les cadavres ou les ossements alignés. Même lorsqu’ils croyaient reconnaître la dépouille, le visage en était si abîmé que le nom brodé dans le pardessus fournissait la seule identification décisive. Et même après cette reconnaissance, ils ne pouvaient que rester près du mort, incapables de verser des larmes.

CE JOUR OÙ J’AI PERDU

LA MOITIÉ DE MON COEUR

J’avais quitté depuis trois ans l’Université quand j’épousai Midori.
Mon salaire mensuel à cette époque ne dépassait pas 40 yen. C’était durant l’affaire de Mandchourie; l’on vivait à bon marché; pourtant ce devait être dur, pour ma femme, de s’en sortir avec 40 yen. Jamais cependant je ne l’entendis murmurer ou se plaindre.
Je n’eus jamais de quoi lui acheter un kimono neuf; jamais nous n’allions au théâtre ou au restaurant. Notre unique récréation consistait, une fois par an, en quelques heures de congé à la mer. Jour après jour, je restais enfermé jusque bien tard dans mon laboratoire, tandis qu’elle s’occupait de la maison. Sept ans durant, nous vécûmes ainsi.
[...] Quand je devins professeur adjoint, mon salaire fut élevé à 100 yen. Grand soulagement pour ma femme; sans cela, nous aurions été bien embarrassés, car notre fils avait atteint l’âge d’école. Ce surplus, d’ailleurs, ne suffisait pas encore à nous procurer le  » luxe  » d’un billet de théâtre de temps à autre…

Cinq années passèrent. Mes longues recherches dans le dangereux domaine des rayons X finirent par altérer ma santé; je contractai une leucémie. Quand j’appris cette nouvelle, et qu’il ne me restait que peu d’années à vivre, je confiai tout à Midori, lui demandant ce qu’elle pensait faire. Elle reçut ma terrible confidence sans sourciller, et j’en fus extrêmement heureux : c’était bien ce que j’avais attendu. Elle me dit : Depuis longtemps, j’avais prévu cela.
Et je pensai : C’est bien. Après ma mort, une femme aussi courageuse élèvera parfaitement mes enfants; ils reprendront alors mes recherches… Je puis m’absorber dans mon travail sans m’inquiéter de l’avenir…
Après cette entrevue décisive, Midori prit soin de moi avec une tendresse redoublée. Mais mon état s’altérait de plus en plus. Quand sonnaient les alertes aériennes, il m’arrivait de chanceler sous le casque d’acier. Une fois même, elle dut me transporter sur son dos à l’endroit de mon travail…
Le 8 août au matin, Midori prit congé de moi avec son large sourire habituel… Mais après avoir fait quelques pas, je remarquai que j’avais oublié d’emporter mon lunch. Je revins à l’improviste et, je trouvai mon épouse dans le hall, essayant d’étouffer ses larmes. Ce fut là tout notre adieu. Cette nuit même, je demeurai au Collège où j’étais de service. Au matin du 9, éclatait la bombe atomique et je fus touché. Comme un éclair, le visage de Midori se présenta à mon esprit. Mais j’étais très occupé avec les blessés; et cinq heures plus tard une hémorragie me terrassa…
J’eus alors le pressentiment de la mort de Midori elle n’était pas venue me chercher; pourtant, de la maison au Collège, il n’y avait qu’un kilomètre. Même en se traînant, en rampant, il ne fallait pas cinq heures pour couvrir cette distance. Et je le savais : une femme pareille, même blessée, aussi longtemps qu’eût subsisté en elle une étincelle de vie, eût essayé de me rejoindre.
Le troisième jour au soir, les grosses besognes achevées, je rentrai donc chez moi. La maison n’était plus qu’un tas de cendres. Dans ce qui avait été la cuisine, tout de suite, je découvris quelques débris encore chauds, et complètement calcinés : tout ce qui me restait de Midori; mais tout près brillait la chaîne de son Rosaire, et sa petite croix.
Autour de notre maison, tous les voisins étaient morts aussi. Des os pareillement noircis étaient visibles parmi les cendres, dans la lumière du soleil couchant.
Pour abriter les restes de ma femme, je ne pus trouver qu’un seau rongé par le feu; c’est ainsi que je les portai au cimetière, en les serrant sur mon coeur.
Étrange destinée : J’avais tant cru que ce serait Midori qui me conduirait au tombeau… Maintenant ses pauvres restes reposaient dans mes bras… Sa voix semblait murmurer : pardonne, pardonne.

Le poste de secours

de Mitsuyama

 

JUSQU’A L’ASSOMPTION

Au nord de Nagasaki, un groupe de montagnes couvertes de verdure se détache sur le ciel bleu. La carte les appelle Kuradake, mais les habitants les nomment plus simplement Mitsuyama, les trois montagnes. Dans la vallée, par delà ces sommets, se trouve une source minérale, réputée de toute antiquité pour guérir les brûlures. Cette source « attirait de nombreux malades et on avait bâti là, voici vingt ans, une auberge pour les accueillir. Nous pensâmes que ses eaux seraient encore le meilleur moyen de guérir nos milliers de brûlés, et un poste de secours fut donc établi à Koba.
Le 12 août, portant sur la poitrine des boîtes qui contenaient les os de nos morts, nous quittâmes Urakami pour Koba. Laissant derrière nous un paysage dépouillé, calciné, nous nous trouvions entourés d’arbres verts, de feuillages; la fraîche brise des montagnes rafraîchissait nos corps épuisés, ravivait nos esprits abattus. De temps en temps, nous nous arrêtions pour respirer à fond, nettoyant nos poumons des poussières et des saletés de l’incendie et du carnage. Chaque bouffée d’air nous donnait le sentiment d’une purification.
A Fujino-o, section de Koba, nous louâmes une maison pour la transformer en poste de secours. Mais tout d’abord, nous nous rendîmes dans la forêt qui s’étendait en face de ce bâtiment : un ruisseau clair et frais y coulait. Ayant laissé nos vêtements sur les rochers et sur les arbres, nous nous étendîmes dans l’eau; les flots nous servaient de matelas et les rocs de coussins. Regardées de bas en haut, les rives semblaient monter à pic, les arbres croisaient leurs branches au-dessus de nous… Les cigales exécutaient leur symphonie estivale et, dans l’étroite bande de ciel bleu qui s’étirait sur nos têtes, des nuages blancs voguaient paresseusement. Qu’il fait bon vivre, pensais-je en moi-même. Je me rappelai un poème que j’avais composé au front : Aujourd’hui encore j’ai survécu; et dans mes mains, d’autant plus, la vie apparaît précieuse… Ces phrases, je les répétai plusieurs fois.
En m’essuyant, je découvris avec surprise que tout le côté droit de mon corps était couvert d’innombrables petites coupures causées par des éclats de verre; maintenant j’en prenais conscience, et chacune me faisait mal. Je lavai mes habits tachés de sang, les étendis sur le rocher et, tout en attendant qu’ils sèchent, m’en allai dormir sous un arbre. C’était la première fois depuis l’explosion que je faisais un bon somme. En me réveillant, je trouvai les infirmières endormies elles aussi; elles devaient être terriblement fatiguées.
Le soir, de maison en maison, nous [...] visiter les malades. D’abord, Okamurasan, chef du groupe de quartier de Koba : nous le trouvâmes au lit, sérieusement atteint. Il nous dit qu’il était difficile de savoir combien de blessés contenait chaque maison. De fait, lorsque nous entrâmes chez Takamisan, un gros fermier du village, sa femme nous affirma que plus de cent citadins s’étaient réfugiés chez eux. Tout en essuyant la sueur qui, coulait de son front, elle coupait en tranches une rangée de citrouilles… Beaucoup de blessés, notamment des religieuses bouddhistes du monastère de Junshin, gisaient sous des moustiquaires. Ils mouraient du reste l’un après l’autre, et le fermier était une fois de plus sorti pour creuser des tombes. Les blessés avaient été amenés tels quels d’Urakami; on n’avait pas touché à leurs plaies, encore enveloppées des loques qu’on avait pu trouver au début. Aussi maintes blessures suppuraient-elles déjà; quand on enlevait les bandages improvisés, le pus s’écoulait avec une odeur nauséabonde. En débridant les plaies, nous trouvions presque toujours du verre, des éclats de bois, des parcelles de béton. Nous lavâmes les blessures, un peu cruellement, mais efficacement, à la créosote. Tout endurcis que nous étions, nous ne pouvions nous empêcher de frissonner à cette vue.
Comme chaque victime avait pour le moins dix à vingt plaies, les soigner n’était pas facile. On passait beaucoup de temps sur chacun de ces malheureux, à laver, nettoyer, coudre, arranger, bander. Le record fut de cent-dix plaies sur la même personne !…
Les brûlures, elles aussi, étaient sérieuses, affectant surtout les bras, la poitrine, la figure; de grandes plaques de peau s’étaient détachées, découvrant la chair vive. Les visages avaient gonflé monstrueusement, rendant la parole très difficile. Les brûlures qu’on avait, selon les instructions, soignées à l’huile, se présentaient dans de bonnes conditions, mais en beaucoup de cas, on avait employé des patates écrasées, des pelures de citrouille ou même de la terre, et l’infection était affreuse. Nous désinfections et apprenions aux patients à appliquer des compresses trempées dans l’eau des sources.
D’une maison à l’autre, à travers les champs, la présence de moustiquaires nous indiquaient les victimes; et nous puisions un nouveau courage dans la pensée qu’on nous attendait.
A dix heures du soir, nous avions visité toutes les maisons d’Inutsugi et rentrions à Fujino-o par le sentier de montagne [...]
Le 13 août se leva, clair et chaud. Après nous être lavés dans le ruisseau, nous descendîmes à Rokumaiita, dans le dessein de visiter ce village, ainsi que Toppomizu, Akamizu et Odorize. C’était un tour d’environ huit kilomètres et nous avions espéré en finir avec Rokumai-ita dès avant le déjeuner. En fait, nous y trouvâmes beaucoup plus de blessés que nous le pensions et la nouvelle de notre arrivée en fit affluer d’autres : nous n’eûmes pas fini avant dix heures.
Mais on nous avait préparé à déjeuner chez le fermier Matsushita, et ce fut une joyeuse surprise lorsque, nos mains à peine lavées, nous pénétrâmes dans la maison. Assis sur la natte, servi de riz neigeux et fumant, je songeai une fois de plus : quel curieux sentiment que d’être encore vivant ! Les larmes m’en venaient aux yeux.
Mangez autant qu’il vous plaira, nous avait aimablement dit notre hôte. Tous les villages ont besoin de vous et nous ne pouvons vous laisser affamés. Mangez pour tenir jusqu’au soir… Nous ne nous fîmes pas prier; puis, tout regaillardis, nous reprîmes notre route…
Nous venions de finir Akamizu quand se fit entendre un formidable bruit de moteur. En hâte, l’on s’entassa l’un sur l’autre à l’ombre des rochers. Une explosion atomique eût été la fin et je priais qu’elle ne se produisît pas. Les bombes ordinaires, les rafales de mitrailleuses, nous connaissions cela; avec un peu de prudence on pouvait y échapper. Mais, pour la bombe atomique, on ne savait ni où ni quand elle viendrait, ni comment s’en préserver… Quoi d’étonnant si nous nous sentions nerveux et tremblants ?…
Le grondement, enfin, s’éteignit; regagnant la route, nous avançâmes à la file indienne, prenant bien garde de ne pas projeter, sur la route blanche, nos ombres noires et mouvantes. Nous n’avions plus ni maison, ni possessions, ni famille; nous allions de village en village dans l’accoutrement misérable que nous avions parmi les ruines… Qui eût cru que nous étions un groupe de docteurs, de professeurs, d’assistants, d’élèves d’une Faculté de médecine ?
Les uns avaient autour de la tête des bandages que perçait un sang tout frais; d’autres clopinaient sur une jambe blessée; d’autres, touchés à la poitrine, respiraient péniblement; ceux-ci étaient d’une pâleur de cendre, car la radioactivité avait affecté leur sang; ceux-là tâtonnaient sur la route, ayant perdu leurs lunettes…
Mais nous avancions, nous soutenant sur des bâtons ou sur l’épaule d’un voisin ; nous donnant la main fraternellement, nous avancions. Les uns portaient aux pieds des souliers déchirés, d’autres des pantoufles, ou des gettas de bois (Socques de bois, traditionnelles au Japon), ou des bottes de caoutchouc. Le sang séché couvrait les pantalons déchirés et les chemises en lambeaux. Les uns se protégeaient la tête avec un essuie-main, un mouchoir, tandis que leurs voisins avaient des casques. Nos têtes et nos épaules étaient couvertes d’herbes pour servir de camouflage contre les avions.
- Nous en faisons un, de tableau, soupira Choro.
Nous ressemblions en effet à une armée en déroute. Mais nous restions animés du désir de la vérité et du service. Sous le soleil écrasant, sous le grondement des avions ennemis, nous allions à la recherche des blessés, animés de l’élan professionnel. Aider les hommes, c’était ce qu’il fallait; car nous restions un Collège Médical ! Mais aussi c’était pour la recherche de la vérité que nous avions vécu : voici que s’offrait à nous un champ d’observation absolument neuf; le négliger eût été non seulement cruauté envers les hommes mais faute envers la science.
J’avais commencé à ressentir les symptômes de la maladie atomique; je savais qu’en m’épuisant comme je le faisais, je serais bientôt mort ou du moins sérieusement malade. Nous n’avions nul instrument d’expérimentation; nous ne possédions même pas de papier ou de crayon. Seulement quelques scalpels, des pinces, des aiguilles, avec une réserve de désinfectants et de bandages que nous portions dans des sacs à provision. Mais nous gardions nos têtes, nos yeux, nos mains, et la volonté de faire quelque chose.
- Des avions ! Tous par terre !
Nous nous jetions sur l’herbe poussiéreuse. Des fourmis circulaient sur les tiges que touchaient nos visages…
- Ils sont partis ! En avant !
On se relevait en titubant et l’on se hâtait, sous les feux du soleil.
- Encore un avion ! Un chasseur ! Tous sous les rochers ! En vitesse !
- Ne cassez pas les bouteilles de médicaments ! Nous n’en avons pas d’autres.
S’abriter des avions, courir pour rattraper le temps perdu, puis se reposer épuisés sous des arbres, regarder sa montre et repartir, surpris de l’heure avancée… ce fut toute notre journée. Le tour des villages dura plus longtemps que nous l’avions prévu. Nos pieds nous torturaient à chaque pas et le soir, nous étions physiquement et moralement à bout.
Il y avait cinq fois plus de patients qu’on l’avait pensé; il y en avait dans chaque maison. Beaucoup n’étaient pour leurs hôtes que des inconnus; mais comme ils étaient venus s’écrouler sur place, incapables de se mouvoir, on les soignait du mieux qu’on pouvait. D’autres gisaient dans les bosquets de bambous, sur des nattes… Nous fûmes bientôt à court de bandages : l’infirmière-chef et Tsubakiyama durent s’imposer une heure de route étouffante jusqu’au Collège, pour refaire nos provisions. Au moment où elles nous quittaient, nous nous dîmes, mi-sérieux, mi-moqueurs : S’il y a encore une explosion, ce sera adieu pour de bon !…
Mais le soir, elles rentraient, vivantes, joyeuses, avec leurs sacs. L’infirmière Oishi arrivait avec elles. Le matin du 9 août, avant l’explosion, apprenant que son frère avait été tué au combat, elle était retournée à la maison. Le lendemain, informée de la destruction du Collège, elle revenait en toute hâte de Kita Matsuura, un voyage de dix heures en train, pour offrir ses services. Je voulais au moins retrouver vos restes, nous dit-elle en pleurant. L’arrivée de cette jeune fille vigoureuse et énergique nous réconforta : à dix heures du soir, nous pûmes achever la besogne et retourner à Fujino-o. Autour du feu, tout en faisant bouillir des patates et des citrouilles, nous discutâmes des symptômes de la maladie atomique : des troubles digestifs étaient maintenant apparus, herpès purulents de la bouche, stomatites… Tout en jetant du bois dans la flamme et des arguments dans le débat, nous nous trouvâmes vite devant un souper fumant.

14 AOUT 1945

Ce jour, sur un circuit de neuf kilomètres, quatre villages étaient à visiter : Azebetto, Kawadoko, Tobita et Kotani. La route serpentait par monts et par vaux; parfois, nous regardions telle maison solitaire au sommet d’une montagne et nous hésitions à y grimper. Mais songeant au service à rendre, à l’enquête à faire, nous empoignions nos bâtons et, pas à pas, avions raison de la pente.
Les familles nous accueillaient avec joie et gratitude. Les malades se sentaient mieux dès l’arrivée des docteurs, et déjà ils défaisaient leurs bandages. On entendait couper des concombres dans la cuisine; nos hôtes préparaient le thé…
Le soir, nous étions accablés de faim, de fatigue, de douleur. Nous retournâmes deux par deux, nous tenant la main en silence, tandis que la lune brillait dans le ciel.
- Le jour s’achève mais le chemin est encore long, murmura le Professeur Seiki… Juste à ce moment, j’éprouvai une crampe au pied droit et m’écroulai tandis que tous se précipitaient pour me masser…
La lune disparut et l’obscurité nous enveloppa. On ne voyait personne; Fujino-o était encore à trois kilomètres… Après environ une demi-heure, les muscles de ma jambe se relâchèrent; appuyé sur l’épaule de Petite Fève, j’arrivai à marcher; mais après environ un kilomètre, c’est elle qui tomba en pâmoison. Petit Tonneau et Oishi durent la soutenir en mettant ses bras sur leurs épaules tandis que Choro me portait sur son dos.
Finalement, nous atteignîmes la maison de Takamisan, où nous fîmes halte. La maîtresse de maison, désolée de nous voir si attardés, prépara un souper; nous étions trop affamés pour protester; nous dévorions le riz et les citrouilles, les patates et les prunes, nous étouffant en mangeant comme des chiens faméliques…

15 AOUT 1945

Pour fêter l’Assomption, on célébra la messe à l’église de Koba. Néanmoins, le ronflement des moteurs ennemis obligea à l’interrompre; en hâte, le Père Shimizu transporta la Sainte Hostie dans l’abri derrière l’église.
Après la cérémonie, nous recommençâmes le tour des malades d’Inutsugi. Nos patients continuaient à mourir, tandis que l’afflux des nouveaux cas était plutôt en régression. Nous avions d’ailleurs l’impression de toucher la limite de nos forces; l’on aurait pu se demander si nous n’étions pas nous-mêmes les cas les plus sérieux. Les patients, au moins, s’exprimaient sans peine; mais nous, pour articuler les plus simples réponses, il nous fallait réfléchir… C’est la guerre; on ne peut céder maintenant, pensions-nous. Choro, qui nous avait quittés ce matin-là pour aller chercher du ravitaillement au quartier général du Collège, revint tôt dans la soirée; il était manifestement ému. Le sac de riz, le paquet de farine de haricots et les conserves qu’il apportait furent bienvenus; mais quelles nouvelles il nous communiqua :
- Il semble que la guerre soit finie, dit-il.
- Finie ? Comment cela !
- Reddition sans conditions. Acceptation totale de la déclaration de Potsdam.
Un lourd silence tomba, que je rompis :
- C’est impossible !
- La ville est sens dessus dessous. Certains l’affirment, d’autres le nient. Il y a eu une émission spéciale de la radio à midi. Difficile à prendre… mais le mot  » Nous « , réservé à l’empereur, a été perçu plusieurs fois, et beaucoup croient que le souverain a parlé lui-même. Par contre, les gendarmes ont fait le tour de la ville en camion, criant que tout cela, c’est de la propagande ennemie, et qu’il faut n’en rien croire. Ils hurlaient : nous combattrons jusqu’à la fin, même sur notre sol, et des choses pareilles. Personne n’est sûr. Des gens ont été battus pour avoir dit : la guerre est finie…
Le silence retomba morose. Était-ce vrai ? Non, ce ne pouvait être vrai ! Encore un faux bruit !… Mais peut-être tout de même ? Dans ma tête, les questions menaient leur sarabande. De nouveau, il fut dix heures du soir et la besogne s’acheva, mais le souper, composé des conserves de Choro, nous parut insipide.

APRÈS L’ASSOMPTION

 16 AOUT 1945

 » Pas de doute, c’est une bombe à retardement, une bombe atomique à retardement. Dans une minute, elle va sauter… je l’entends… ou peut-être dans cinq minutes… Mais personne ne sait qu’elle est tombée ici… Moi seul !… Je dois la détruire « . Comme j’ai un bambou en main, je cogne… A côté de moi, il y a toute une série de javelines; l’une après l’autre, je les lance. Je me désespère, je transpire… Elle va exploser… Je le sais ! Voici le fracas, l’éclair,… la lueur sur mon visage. Je m’écrie :  » Elle m’a eu !
- Docteur, Docteur, qu’y a-t-il ?
L’infirmière-chef est penchée sur moi; Petite Fève vient d’ouvrir les volets… le soleil me tape dans les yeux…
- Vous avez la fièvre, dit l’infirmière-chef, m’épongeant le front de son essuie-main. J’essaie de me lever, je me sens tout étourdi, et j’éprouve une forte douleur dans la jambe droite. Impossible de la bouger.
- Rien d’étonnant ! Toutes vos plaies sont infectées et suppurent, fit l’infirmière-chef en m’examinant. Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt ?
- C’est la guerre, répondis-je avec une fausse fierté; mais je ne pouvais me redresser. Après m’avoir soigné et donné une injection, les autres s’en allèrent à Kawabira. Tsubakiyama s’en fut aux nouvelles à la ville. Je restais donc seul, assoupi et gémissant…
- Docteur, fit soudain une voix.
Tsubakiyama était revenue. D’un air triste, elle me tendit un journal; je le pris et un regard me suffit. C’étaient bien les titres que, pendant des années, nous avions redouté de lire : Une décision impériale met fin à la guerre. Le Japon battu. J’éclatai en sanglots; pendant vingt minutes, une demi-heure, je pleurai comme un enfant; même toutes larmes versées, les sanglots n’arrêtaient pas. Tsubakiyama et moi nous gisions sur le sol, les épaules secouées.
Tôt dans la soirée, ceux qui étaient partis en tournée revinrent et en les voyant, je me remis à pleurer. Nous pleurions tous ensemble, nous tenant par la main; nous pleurions tandis que se couchait le soleil, que la lune montait à l’horizon. Ni souper ni thé. Pas une pensée, pas un mot. Nos esprits étaient noyés dans un océan de peine. L’épuisement seul nous fit glisser dans le sommeil.

17 AOUT 1945

 » Les monts et les fleuves demeurent, bien que les empires périssent ». En ouvrant les volets, nous revîmes les trois montagnes se profilant sur le ciel aussi tranquillement que de coutume, insouciantes des nuages qui voguaient au-dessus d’elles. A ce moment, toutes choses pour nous ne valaient pas un flocon de neige. Notre foi dans l’inviolabilité de l’Empire s’était écroulée en un instant. Dans le ciel d’été, les avions américains planaient vainqueurs. Ils passaient très bas, examinant le pays à l’aise. Un B29 apparut, disparut, sa gigantesque carlingue touchant presque les trois cimes.
La guerre était finie et nous l’avions perdue. Nous décidâmes de ne rien faire ce jour-là; après le déjeuner, nous restâmes étendus sur nos nattes, regardant les nuages, les collines, les avions. Verres et assiettes étaient restés abandonnés autour du foyer. Nous n’avions pas envie de faire quoi que ce soit…
Un homme vint nous demander d’aller voir un malade !… Nous étions battus; que comptait un malade, quand cent millions d’hommes étaient en train de pleurer. Peu importait un ou deux blessés; leur salut ne changerait rien au destin de notre pays. Nous renvoyâmes l’homme… Il s’en alla, découragé; je le regardais traverser le champ devant la maison; soudain mes sentiments changèrent : Faites-le revenir, dis-je à Petite Fève. Sauver les vies humaines, voilà ce qui importait ! Le pays était vaincu mais les blessés vivaient encore. La guerre était finie, mais nous restions une équipe de secours. Le Japon avait péri, mais la médecine demeurait. Là était notre travail et notre devoir : veiller sur la santé et la vie des personnes, indépendamment du sort de l’État. Le Japon en était arrivé là pour n’avoir pas assez estimé la vie individuelle… Respecter cette vie pouvait être, je commençais à le percevoir, le début d’une nouvelle vue sur le monde.
Ces gens à qui l’on avait fait croire que leur pays pouvait gagner la guerre avaient été en réalité frappés de telle façon qu’il la perdît; ils étaient sûrement les plus désespérés;… or moi, moi, je pouvais leur apporter soulagement et réconfort. C’était à moi d’aller à eux – je me levai, tout vacillant, les autres m’imitèrent; notre courage nous revint; la détermination de continuer notre travail nous donna force et joie.
Ce n’était plus au nom de la guerre qu’on nous poussait à agir. Nous y allions en toute spontanéité, sentant qu’il nous incombait de sauver la vie de nos compatriotes. Nous étions épuisés physiquement ; mais, spirituellement, nous nous sentions forts.
Des chasseurs à l’étoile blanche nous survolaient; mais, aujourd’hui rien ne s’ensuivrait. Nous marchions en groupes le long des routes; à chaque passage, un étrange sentiment nous saisissait, de ne pas avoir à courir, à nous cacher.

18 AOUT 1945

La rumeur se répandit que les troupes alliées débarquaient et que femmes et enfants devaient être évacués dans les collines. Spectacle triste et ridicule à la fois, de voir des Japonais affolés fuir avec leurs biens, abandonnant leur ville et leur maison pour une destination incertaine. Durant plusieurs semaines, le désordre consécutif à la capitulation se manifesta de différentes façons. Mais comme nous avions perdu toutes nos propriétés et ne gardions pour nous que des malades et des blessés, nous continuâmes tranquillement notre besogne. Notre souffrance intérieure était profonde et lourde. Notre Japon, symbolisé par le Fuji qui perce les nuages dans la lumière du soleil levant, notre Japon avait péri. Notre peuple était écrasé au fond de l’abîme; il ne lui restait qu’à vivre dans la honte; bienheureux ceux de nos amis que la bombe atomique avait fauchés. Chaque soir, après le dîner, en plein air sous les rayons de lune ou, quand il pleuvait, autour du foyer, nous nous parlions du fond du coeur, entamant parfois de chaudes discussions Que ferons-nous dans l’avenir ? C’est autour de ce problème que tournaient les conversations. Mais durant la journée, nous ne pensions qu’aux malades, et ne nous occupions de rien d’autre…

Progressivement, la terrible maladie atomique apparut chez nos patients, chez des réfugiés qui, jusqu’alors, avaient semblé parfaitement indemnes, et parmi nous. Certains symptômes nous étaient familiers par nos expériences intérieures, et leur présence, en confirmant nos théories, nous rendait presque fiers. Mais d’autres caractères étaient inattendus, et nous ne savions comment les soigner… Entre-temps, la Station de Mitsuyama continuait son travail, elle ne ferma que le 8 octobre.
L’un après l’autre, les membres de l’équipe se mirent au lit. Surmenage, mauvaise alimentation, rayonnement atomique avaient sapé nos forces. Les globules blancs, chez le Dr Si, étaient réduits de moitié; chez Moriuchi se révélèrent des points d’hémorragie; l’infirmière-chef perdit sa chevelure. Ceux qui étaient couchés restaient seuls à la station durant le jour. Les autres rentraient le soir et la nuit pour veiller sur eux et repartaient le lendemain matin pour les visites, faisant régulièrement quelque huit kilomètres par la route brûlante de la vallée, passant de village en village, de maison en maison.
Quand certains invalides s’étaient remis, ceux qui les avaient soignés tombaient malades. Soigner et se faire soigner, donner des injections et en recevoir, courir chercher de l’eau au ruisseau quand un malade avait soif, rapporter quelques poires quand un autre n’avait pas d’appétit pour une nourriture normale, faire quinze milles jusqu’à la grande ville pour y prendre des médicaments; c’est sur ce rythme que se liait notre équipe.
Notre amitié à tous, à cette époque, était sincère et profonde. Le soir à la lueur d’une lanterne, nous nous réunissions pour prier pour nos amis défunts. Si Takami nous donnait des fleurs de persimmons, nous songions aux yeux brillants d’Inoué et si Harada-san, pour célébrer la kermesse, nous envoyait des gâteaux de riz, nous pensions à Hama. S’il s’agissait de cerises d’hiver, venant de la femme du vannier, nous nous souvenions du nez rouge de Yamashita, et si des patates douces arrivaient de chez Mitsushita-san, nous regrettions Oyanagi et Yoshida, qui se trouvaient sur le champ de pommes de terre lors de l’explosion. Des larmes me montaient aux yeux en songeant combien nous serions heureux si Fujimoto et Kataoka et Kozasa étaient là avec nous pour savourer les patates…

Le 20 septembre, mon état devint grave et je perdis tout espoir de guérison. Pendant plus d’une semaine, j’avais subi les attaques de la maladie atomique et une forte fièvre; or, tandis que j’étais en cet état, on me supplia d’aller voir un malade, sur le sommet d’une colline, à quelque distance. Cette course pouvait hâter ma mort, mais je jugeai que donner ma vie pour un concitoyen inconnu serait un beau sacrifice et donc je me mis en route. Mes genoux semblaient se dérober sous moi. Après m’être reposé dans le bâtiment temporaire du Monastère Juashin à Kawa-doko, où je subis les reproches de l’Abbé pour ma témérité, j’arrivai pourtant avec peine â faire la visite. Quand, finalement, je rentrai, tard dans la soirée, ce fut pour me mettre au lit et ne plus jamais m’en relever.
Lorsque je m’éveillai d’une sorte de coma douloureux, je notai un curieux changement dans mon rythme respiratoire. Anxieux, j’écoutai soigneusement et reconnus les symptômes de Cheynes-Stock… la respiration du moribond… Toutes les apparences de Cheynes-Stock, dis-je tout haut. A ce moment, je vis à mon chevet le Dr Tomita, qui avait jadis étudié à notre département, était ensuite parti au front et venait de rentrer. Oui, avoua-t-il d’un air embarrassé.
- C’est gentil à vous d’être venu de si loin, répondis-je en lui tendant la main. A ce moment, j’aperçus encore Miss Morita, l’infirmière-chef de l’Hôpital de la Marine.
- Ne vous inquiétez pas, Docteur, vous en sortirez, assura-t-elle. Seulement, restez tranquille !
Elle me fit une injection dans le bras; à la douleur éprouvée, je crus reconnaître la coramine. Dans ce cas, pensai-je, mon pouls doit être bien faible. Je sentais en effet au coeur une lourdeur douloureuse, mais l’infirmière-chef me rassura… Si elle parlait ainsi, peut-être allais-je tout de même en sortir ?… Toutes sortes de pensées s’épanouirent, s’évanouirent, revinrent encore et disparurent. Je ne pouvais remuer la tête et trouvais même difficile d’ouvrir les yeux. Mais il semblait qu’une foule de gens étaient groupés autour de moi, tantôt chuchotant, tantôt s’affairant. Malgré cela, un sentiment de solitude me saisit. Je questionnai : Où est le Dr Si ?
- Il est sorti pour quelques minutes, mais il rentrera bientôt, répondit l’infirmière-chef.
- Oui ? dis-je, en retombant dans l’inconscience.
En fait, le Dr Si avait passé toute la journée à essayer de me sauver la vie, et pour l’instant était allé appeler les professeurs Kayano, Shirabe et Kagura, leur demandant conseils et remèdes. Les trois professeurs, informés de mon état, conclurent du reste qu’il n’y avait pas d’espoir. Sans que je le sache, beaucoup d’amis s’affairaient pour me tirer de là…
Le Père Togawa vint m’administrer. Je me préparai pour la fin, prêt à toute éventualité. Quand je revins à moi, il me parut que c’était l’après-midi. Tous mes amis étaient autour de moi; leurs visages me réconfortaient. Mon coeur avait déjà commencé à lutter contre la mort et je savais que la prochaine crise serait décisive… Les volets étaient ouverts et les Trois Montagnes, symbole de la Trinité se découpaient sur le ciel bleu, qui parlait d’automne.  » Le nuage d’automne disparaît dans la clarté du ciel « . Je répétai le poème deux fois, avant de sombrer dans l’ultime inconscience…
Quand je sortis de ma condition critique, une semaine plus tard, il n’est personne qui ne parlât de miracle !

Sumiteru_Taniguchi_Nagasaki 

Novembre 1945, à l’hôpital de la Marine de Ohmura, photo  ; documents restitués par l’armée américaine.
Ce garçon de 16 ans (
Sumiteru Taniguchi) roulait en bicyclette près de Sumiyoshi-cho à 2 kilomètres au nord de l’épicentre. L’explosion l’a touché par derrière, les brûlures couvrent plus d’un tiers de son corps, et la poitrine et le ventre sont gravement atteints. Pendant 21 mois, il a dû rester allongé sur le ventre. Ce n’est qu’en mars 1949 qu’il a pu quitter l’hôpital, après 3 ans et sept mois. Il est un des très rares survivants parmis les plus touchés par la bombe, il est toujours en vie en 2005 et retourne régulièrement pour des traitements à l’hôpital…

 SYMPTÔMES ET REMÈDES

Les effets de la radioactivité sur les êtres vivants étaient déjà – pour plus d’un point – connus par l’expérience. Ils diffèrent selon que le sujet a été exposé brièvement à une action intense ou longuement à une action faible; mais le principe général est toujours que la radioactivité détruit les cellules de tout être vivant et cause la dégénérescence des tissus. Ces conséquences ne sont pourtant pas immédiates; il s’intercale une période d’incubation dont la longueur diffère selon les organes affectés. Au moment même, nulle douleur, nulle blessure : la pénétration des rayons n’a pas d’effet sur les centres nerveux; la victime ne s’en rend compte que plus tard, au moment où apparaissent les symptômes.
ecole_medecine_Naga

 

 

 

 

 

 

 

Certaines parties de l’organisme résistent beaucoup mieux que d’autres. Les plus vulnérables sont la moëlle, les glandes lymphatiques et génitales.
La moëlle des os est l’usine où se fabrique le sang; tout dommage qu’elle subit diminue en général la production de globules rouges et blancs. Au contraire, en cas d’affection chronique, la moelle dégénère, émettant une énorme quantité de globules blancs, du  » sang blanc  » (leucémie)… Ce cas se présente particulièrement sous l’influence prolongée d’une radioactivité faible. Les glandes lymphatiques, par exemple les amygdales, sont très souvent attaquées et souvent détruites. Les glandes génitales ralentissent ou cessent leurs fonctions : les victimes sont frappées de stérilité ou leur progéniture est mal conformée. Les muqueuses sont, elles aussi, facilement affectées : congestion, inflammation et même ulcères. L’inflammation des organes digestifs crée une sorte de dysenterie. Attaqués aux pointes et aux racines, les cheveux tombent. Ces effets, cependant, sont temporaires.
Si les poumons sont attaqués, cela finit en pneumonie; s’il s’agit des reins, en atrophie. Parmi les effets initiaux, ressentis quelques heures après l’explosion et pouvant durer plusieurs jours, figurent une sorte d’épuisement, de torpeur et des nausées. Plus la victime est jeune, plus les effets sont puissants; des vieillards pourront survivre à une irradiation qui tuerait des personnes moins âgées.
Chaque variété de radioactivité est mortelle à une certaine dose, mais comme une période d’incubation est requise, on ne meurt jamais tout de suite. Cependant rien ne pourrait sauver la vie de quiconque a subi l’effet de la dose funeste…
Naturellement, le plus grand ravage fut causé par les neutrons et les rayons gamma que dégagea la bombe même. La radioactivité résiduelle fut vite beaucoup plus faible, mais aussi plus difficile à combattre. C’est ce qui accrédita l’idée que, pour soixante-quinze ans, le district serait inhabitable.
Les bruits touchant les gaz empoisonnés, la persuasion que le vent de l’explosion était nocif, tout cela était dû en fait à la radioactivité…
Voici à peu près l’ordre d’apparition des symptômes. Environ trois heures après l’explosion, venaient les nausées et la torpeur générale; celles-ci croissaient pendant une journée puis disparaissaient graduellement. A partir du troisième jour se manifestaient les troubles digestifs et, dans ce cas, les malades mouraient après huit jours. La seconde semaine se produisaient les hémorragies dues aux désordres sanguins. La plupart des patients y succombaient. La quatrième semaine se révélaient les graves désordres causés par la diminution des globules blancs, désordres presque toujours mortels.
La perte des cheveux commençait la troisième semaine; l’irrégularité des glandes sexuelles plus tôt, pour se continuer environ dix semaines.
Dans tous les cas, les enfants étaient affectés plus vite et plus violemment que les adultes.
En septembre, tandis que les matinées fraîchissaient et que le parfum de l’automne flottait dans l’air, la confusion consécutive à la capitulation s’était plus ou moins apaisée; les survivants se considéraient pour la plupart comme sûrs d’en réchapper et poussaient des soupirs de soulagement.
Soudain, vers le 5 de ce mois, soit durant la quatrième semaine après l’explosion, les gens recommencèrent à mourir comme des mouches. Cette hécatombe, causée par la diminution des globules blancs, causa une panique universelle. Des gens qui s’étaient trouvés dans un rayon d’un kilomètre à l’intérieur des maisons n’avaient d’abord guère souffert et se trouvaient apparemment en bonne santé, soignant les malades ou déblayant les ruines ; tout à coup ils tombaient malades. Langueur, pâleur sur tout le corps, température au-dessus de 40°, stomatite et ulcères de gencives. Pharyngite, amygdalite les rendaient incapables d’avaler quoi que ce fût. Des taches sanglantes d’un rouge-brun apparaissaient sur la peau, d’abord en haut des bras, puis aux cuisses. Elles variaient en surface, d’une tête d’aiguille à une fève rouge et parfois se gonflaient comme le bout d’un doigt. On notait régulièrement une remarquable diminution du nombre des globules blancs, et quand ce nombre tombait au-dessous de 2000, la mort était presque toujours inévitable. La maladie progressait d’ailleurs au galop et généralement les patients succombaient en neuf jours.
Parmi les cas les plus curieux se rangeaient les victimes indirectes de la radioactivité. Les arbres et les plantes, entre deux et sept mètres de hauteur, furent réduits à une couleur rouge pâle. L’herbe sur laquelle tomba la pluie radioactivée se flétrit par la suite. Le jour de l’explosion, deux fermiers de Kawabira coupèrent de cette herbe et la ramenèrent chez eux comme combustible. Le jour suivant, leurs épaules, leurs bras et leurs jambes qui s’étaient trouvés en contact avec l’herbe, étaient couverts d’une éruption rouge accompagnée de vives démangeaisons. Mais ils guérirent en quelques jours.
Aux premiers symptômes, les remèdes les plus effectifs furent des injections de vitamines B et de glucose.
Pour les brûlures, les sources minérales s’imposèrent à l’expérience, de préférence aux remèdes et injections : les premières guérissaient les plaies en une moyenne de 24 jours tandis que les seconds en demandaient 38. Les bains d’eau minérale furent utiles aussi pour les traumatismes, et moi-même j’en bénéficiai grandement. Les sources sont comme une pharmacie naturelle.
Nous avons été les premiers à essayer ce qu’on appelle le traitement par autoserum, qui fut rapidement adopté par d’autres médecins, avec des résultats divers… Nous prenions au patient deux centimètres cubes de sang et les lui réinjections dans les muscles de la cuisse. Les résultats les meilleurs furent obtenus sur des moribonds; sans exception ils revinrent à la vie, et depuis lors plus personne ne mourut.
Quant au régime, nous donnions aux malades du foie de n’importe quel animal, soit cru, soit fort peu rôti, ainsi que des légumes frais autant qu’ils en pouvaient prendre. Le système se révéla efficace. Le vin de riz, lui aussi, avait d’excellents effets. Il se rencontra même des cas où des malades, abandonnés par les médecins et désireux de faire à leur guise avant de mourir, burent comme des trous… et se rétablirent !
Les effets de la radioactivité résiduelle dans les districts proches du centre de l’explosion constituèrent ensuite les objets de mon étude… Après la fermeture du poste de Mitsuyama en octobre, je bâtis une hutte à Ueno-machi, à quelque 600 mètres du centre de l’explosion, et c’est là que je suis étendu aujourd’hui, observant soigneusement tout ce qui se passe autour de moi, tandis que j’écris Les Cloches de Nagasaki.
Inutile de dire qu’une radioactivité marquée subsista quelque temps dans ce district. Elle diminua de jour en jour mais cependant, maintenant encore, un an après l’explosion, il reste une certaine quantité de barium et de strontium radioactifs, produits par la division des atomes d’uranium, et qui émettent de minimes quantités de rayons.

Naturellement les effets de cette radioactivité résiduelle furent d’autant plus marqués que les gens étaient revenus plus tôt habiter le district. Ceux qui s’y fixèrent dans des huttes, trois semaines après l’explosion, éprouvèrent les nausées atomiques durant un mois, ainsi que de violentes diarrhées. Ceux qui ne revinrent qu’après un mois souffrirent moins, mais cependant les symptômes furent les mêmes. Les personnes qui souffrirent le plus avaient transporté des cendres et des tuiles pour déblayer leurs maisons incendiées ou évacué des cadavres.
Par-dessus le marché, les piqûres de moustiques, de mouches, et les petites blessures suppuraient aisément; conséquence nouvelle de la diminution des globules blancs…
Après trois mois, on n’observa plus de désordres sérieux. Les gens se mirent très nombreux à bâtir des huttes et à résider dans le district. C’était surtout des démobilisés, des réfugiés venus d’autres secteurs bombardés et enfin des rapatriés. Fait étrange : les globules blancs de ces derniers arrivants, au lieu de diminuer, augmentaient jusqu’à doubler durant le premier mois. Ce fait, révélateur d’une exposition continue à une radioactivité faible, démontre qu’il existe encore une quantité infinitésimale de radioactivité dans le district, comme du reste les Américains nous en avaient avertis. Mais, vu le rythme relativement rapide de décroissance de cette radioactivité, la théorie des 75 années dangereuses est absolument fausse, et tout péril cessera probablement bientôt.
Ces personnes dont les globules blancs ont tant augmenté sont d’ailleurs dans un état de santé excellent. J’ai habité cet endroit pendant tout un temps, mais on ne m’a jamais consulté que pour des maladies parasitaires. L’hiver, les gens ont dormi dans des huttes ouvertes à tous les vents; la neige y entrait, et des stalactites de glace se formaient au plafond; ils n’avaient pour se protéger que les couvertures distribuées. Pourtant, on n’entendit jamais parler de pneumonie, ni même de simples rhumes; par ailleurs, ces derniers temps, les plaies guérissaient sans suppurer… Dans le domaine de la fécondité, les accidents ont cessé. Je suis optimiste pour l’avenir. Les seuls cas douteux ou décourageants sont les brûlures atomiques, lesquelles ne sont pas de simples brûlures mais en diffèrent radicalement. Il est bien connu que ce genre de blessures développe des kéloïdes; celles-ci démangent terriblement, et l’on ne peut s’empêcher de les gratter; après quelques années, elles deviennent des ulcères puis des cancers. Le cancer sortira-t-il des brûlures atomiques ? Grave question que l’avenir seul résoudra. 

Nagasaki

9 août 1945

 
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10 août 1945, Nagasaki. Avant midi. Ibinokuchi-machi à 1,5 kilomètre au sud-sud-est de l’hypocentre. Une mère et son enfant viennent de recevoir une boule de riz cuit par une équipe d’urgence.
10-11 août, Nagasaki. Une jeune fille avec la peau en lambeaux,à

l’Hôpital de la Marine Omura.File0017
Une vieille femme attendant la mort dans un poste de secours provisoire à Nagasaki. Comme elle, tous les patients souffraient de brûlures mais aussi de symptômes changeants que l’on a diagnostiqué plus tard comme dus aux radiations. Dans une école primaire, à 3 kilomètres au sud de l’hypocentre. Le bâtiment, ayant échappé aux flammes, est utilisé comme hôpital provisoire, l’hôpital spécial de secours de l’école primaire Shinkozen. Fin août.

(Photo Matsumoto Eüchi)File0005

Le 10 août, entre 14 et 15 heures. La garde de Michinoo, à 3,6 kilomètres au nord de l’hypocentre, est maintenant le terminus de la ligne principale de Nagasaki, gravement endommagée. Sur les nattes de paille installées sous les arbres devant la gare, sont étendus des blessés dans un état plus ou moins grave. Ils sont amenés sur des charettes à bras, où on les entend constamment gémir et sangloter. On voit un homme se raidir soudainement. Il tombe, mort. Dans ce chaos, il y a cette femme et son enfant. En attendant des soins médicaux, elle semble inconsciente de ce qui se passe autour d’elle et donne le sein à son enfant. Médecins et infirmières de l’Hôpital de la Marine Omura administrent les premiers soins.

(Photo Yosuke Yamahata)dos_1500m_nagasaki
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Extrait de « Avoir détruit Hiroshima »,
Correspondance de Claude Eatherly le pilote [de l'avion de reconnaissance] d’Hiroshima, avec Günther Anders, Robert Laffont, 1962.

Préface

Les coupables deviennent victimes

 

 

1

En d’innombrables écrits, les spécialistes occidentaux ont dépeint, depuis 1945, les « effets des armes nucléaires ». Mais toute cette vaste littérature présente une lacune. Il est vrai que les experts ont examiné par le détail les décombres ainsi que des dizaines de milliers de survivants de la catastrophe, mais ils ont oublié un élément important, à savoir leur propre personne.
Ce faisant, ils ont méconnu un facteur décisif : les bombes atomiques touchent également ceux qui les utilisent, ils touchent déjà ceux qui projettent seulement de s’en servir.
Le contrecoup des moyens de destruction massifs n’est pas de nature matérielle, il est spirituel et psychologique. Car le pouvoir destructif des « armes » atomiques, qui dépasse tout ce qu’on a mis en oeuvre jusqu’ici au cours des guerres, pèse sur ceux qui les utilisent ou qui projettent de les utiliser : l’effet moral de l’arme affecte leur âme consciente ou inconsciente.
Le « cas Eatherly » nous a, pour la première fois, permis de connaître l’ « effet en retour » des nouvelles « armes ». Nous voyons là un homme qui n’écarte pas d’un geste délibéré l’horreur dont il porte en partie la responsabilité, qui n’a pas recours au refoulement, mais qui se rend compte de sa culpabilité, qui pousse un cri d’alarme là où d’autres se taisent dans une attitude de résignation. Son trouble, son indignation, ses souffrances paraîtront plus « normaux » aux générations futures que le comportement de ses compatriotes en particulier et de ses contemporains en général.
Nous devrions tous ressentir sa douleur et le proclamer, nous devrions lutter avec toutes les forces de notre conscience et de notre raison contre l’apparition dans le monde de l’inhumain et de l’antihumain.
Mais nous restons muets, nous gardons notre sang-froid, nous jouons les « blasés ».
Notre paix pourtant n’est qu’apparence. En réalité, nous sommes tout aussi incapables de supporter l’épreuve psychologique des « armes » nouvelles. Sous leur impact, les bases de notre existence morale et politique s’effondrent. L’écart entre ce que nous voulons défendre et les moyens mis en oeuvre s’agrandit de jour en jour. La conséquence de cette évolution est l’apparition de tensions intérieures presque permanentes et de maladies mentales collectives qui affectent de plus en plus l’humanité.
Les États-Unis qui ont les premiers porté sur la scène du monde ces monstres dévorants, qui n’ont pas hésité à les perfectionner malgré les cris d’alarme poussés au Japon, connaissent aussi les premiers le contrecoup psychologique de la bombe. Le « cas Eatherly » est fort simple si on le compare au « cas Etats-Unis ». Le noeud du drame n’est pas, au sens propre du terme, le calvaire d’un pilote américain, mais la fatale erreur de ses concitoyens et de son pays. Pour se « libérer de la peur », ils ont fait naître dans le monde la « peur atomique », pour donner la liberté et le bonheur à l’individu, ils se croient obligés de menacer de destruction des millions d’humains.
Au « cas des Etats-Unis » est venu s’ajouter le « cas de l’Union Soviétique », de la Grande-Bretagne, de la France, de l’Allemagne – demain nous aurons le « cas de la Suède », de la Suisse, d’Israël, de la Chine. Aucun des pays qui décident de recourir, pour défendre leurs valeurs et leurs droits, à l’ « arme nouvelle » destructrice de toute valeur et de tout droit, ne saurait échapper à l’épreuve psychologique que constitue la préparation d’un tel massacre.
Même sans être employées, au propre sens du mot, les armes atomiques, tenues en réserve, se retournent déjà, rien que par le fait de leur existence, contre leurs promoteurs : elles vident la démocratie de son sens en déléguant à une petite minorité le pouvoir des décisions suprêmes, elles mènent à la déshumanisation des hommes chargés de la défense des pays, puisque ceux-ci doivent toujours être prêts à jouer leur va-tout. Elles désintègrent dans les pays qui en disposent la foi profonde des citoyens dans leur vocation humaine et morale.

2

Quand on contemple la photographie du jeune Claude Robert Eatherly, pilote volontaire de la dernière guerre, on a devant soi la figure typique du clean cut boy américain. Peu d’événements ont marqué ses traits, mais sa figure reflète toutes les vertus des héros de romans, la rectitude, le courage, la propreté morale, l’innocence.
Claude_Eatherly

Des milliers de jeunes gens ont ainsi suivi l’appel des armes et ont accouru pour défendre decency and democracy contre la barbarie national socialiste. L’étudiant Eatherly avait le droit de croire, lorsqu’il quitta son école du Texas pour la caserne, qu’on peut défendre les armes à la main la liberté et l’humanité.
Sa prise de position contre toute guerre, même celle qui se présenterait sous les apparences de la justice, n’en a que plus de poids. Car, entre l’engagement du jeune volontaire et le pacifisme de l’interné dans un asile se place l’expérience des dévastations atomiques. Eatherly, en effet, y avait pris une part active sans bien se rendre compte d’ailleurs du rôle dont on le chargeait.
On raconte que le commandant Eatherly n’aurait plus adressé la parole à ses camarades après l’expérience bouleversante d’Hiroshima. On ne s’en inquiétait pas beaucoup à la base de Tinian où l’aviateur désormais tristement célèbre attendait l’ordre de démobilisation. On appelait cet état battle fatigue ; plus d’un soldat en souffrait et Eatherly lui-même avait déjà été la victime, en 1943, d’une dépression nerveuse après treize mois d’activité de patrouille dans le Pacifique Sud.
Un traitement de quinze jours dans une clinique new-yorkaise l’avait, à l’époque, remis d’aplomb. De fait, il recouvra bientôt un état d’esprit que les vétérans du Pacifique qualifiaient de « normal » et qui consistait en parties de poker ponctuées de jurons, de plaisanteries, d’anecdotes de guerre.
A la même époque, la nouvelle se répandit dans le monde qu’un des pilotes du bombardement d’Hiroshima se serait retiré dans un couvent pour chercher dans la prière le pardon de sa faute. C’était une légende. En réalité, le commandant L., dont le nom fut avancé, accepta un poste de directeur dans une chocolaterie. Le bruit qui avait couru était « plus vrai que la vérité », il fit état d’un « acte de contrition » que tout le monde attendait.
Parmi tous les participants du bombardement atomique, Eatherly fut le seul qui résistât, pendant le mois d’après-guerre, à la tentation de se faire fêter comme héros. Ses concitoyens de la petite ville d’Alstyne comprenaient son attitude ; ils ne parlaient, à son sujet, ni de « folie » ni même de « singularité ».
Car, à cette époque, aucun fossé ne séparait encore, le « bon Américain » de ses concitoyens. On ne taxait pas encore de « faiblesse » l’horreur qu’inspirait La catastrophe d’Hiroshima, on ne se méfiait pas encore de ceux qui condamnaient la bombe atomique. Beaucoup, en ce temps, s’accusaient et confessaient leurs fautes. L’opinion publique réclamait à l’unanimité la mise au ban des armes nucléaires, plusieurs formations politiques proposaient de renoncer librement au monopole atomique – d’ailleurs de courte durée – et de communiquer aux Alliés des Nations unies des secrets relatifs à l’invention révolutionnaire. Mais la petite minorité, d’abord isolée, de ceux qui préconisaient pour la seule Amérique la possession de l’arme surpuissante, gagnait du terrain grâce surtout au refus de l’Union Soviétique d’accepter les plans proposés à contrecoeur par les États-Unis d’un contrôle nucléaire. C’était la « guerre froide », la « course aux armements atomiques ». Alors que le nombre des tués d’Hiroshima avait bouleversé le monde d’hier, on s’habituait allégrement à la perspective d’un nombre de victimes dix à cent fois plus nombreux. Une nouvelle unité de compte fit son apparition, le « megadeath » qui désigne un million de morts provoqués par une explosion nucléaire. On en faisait une grandeur qui figurait dans tous les calculs de la « politique de dissuasion ». Si un particulier se livrait à de telles spéculations, on le traiterait de fou et on l’internerait eu tant qu’individu dangereux.
Il n’en est pas de même lorsqu’il s’agit d’états-majors ou de gouvernements. Les organismes exécutifs de la société humaine ont le droit de faire des plans marqués au coin de la démence et de passer aux préparatifs concrets sous les applaudissements d’une partie de l’opinion publique. A supposer qu’un citoyen jusqu’alors pacifique et débonnaire vît soudain dans chaque geste de son voisin des intentions meurtrières, qu’il commençât à se barricader, à s’enfermer, à entourer sa vie d’un voile de mystère, on diagnostiquerait la manie de la persécution et lui proposerait un traitement psychiatrique. Il n’en est pas de même d’une grande puissance. Chez elle, une telle attitude est considérée comme une marque d’ « intelligence », de « réalisme ».
La bombe atomique avait opéré un curieux retour de bâton sur ses possesseurs : le fait que les grandes puissances disposent de moyens apocalyptiques ne les rendait nullement sages et modestes mais orgueilleuses et dures.

 3

Demain – si tant est que nous voyions un « demain » – , le tribunal de l’Histoire jugera avec autant de sévérité les promoteurs de l’armement atomique et les mathématiciens de l’assassinat collectif qu’on juge aujourd’hui Hitler et ses théories démentielles. Mais un tel jugement arriverait trop tard puisqu’on ne pourra plus rappeler à la vie les victimes de la folie présente. Avant qu’une erreur de calcul de la politique de la menace ne détruise villes et campagnes, avant que la terre ne soit devenue un cimetière, ou – dans la meilleure hypothèse – un asile d’incurables, il faut bien expliquer aux détenteurs de la bombe atomique qu’elle en fait déjà aujourd’hui, au sens propre du terme, des aliénés. Leur maladie est d’autant plus funeste que les personnes qui eu sont atteintes ont l’air de parler comme des gens raisonnables et de se comporter comme des êtres sains d’esprit et responsables.
Que pourrons nous faire, simples citoyens aujourd’hui mais demain victimes, pour empêcher que les « mathématiciens de la mort » ne déchaînent sur nos têtes la catastrophe nucléaire ? Le commandant Eatherly a essayé de répondre à cette question décisive qui se pose à tous les survivants de la Deuxième Guerre mondiale. Les premières initiatives de l’ancien aviateur étaient inadéquates et surtout inefficaces. D’abord, il opta pour l’émigration : peu après 1947 il quitta, effrayé par l’évolution politique des Etats-Unis, son pays natal. Rentré chez lui après une brève absence, il s’efforça – comme tout le monde autour de lui – d’oublier, de gagner de l’argent, de s’absorber dans les occupations de la vie quotidienne. Il trouve un emploi dans une société pétrolière de Houston, se rend tous les jours au bureau, suit des cours du soir, monte jusqu’au poste de « directeur des ventes ».
En 1943, Eatherly avait épousé une jeune actrice, Concetta Margetti, dont il avait fait la connaissance pendant un séjour d’études en Californie. Pendant les sept premières années de leur mariage, les époux ne s’étaient vus que quelques jours, parfois quelques semaines par an. Ils purent enfin mener une existence à peu près normale dans une maison entourée d’un jardin, auprès de leurs enfants, avec l’espoir d’une carrière médiocre et tous les autres accessoires du « bonheur du nid ».
C’est le tableau tel qu’il se présente pendant la journée ; la nuit, l’ancien aviateur est hanté par des visions d’horreur et des cauchemars. Pour le moment, ils ne le tourmentent pas trop, il arrive à s’en défaire en buvant quelques drinks, en prenant des soporifiques. Mais bientôt, ces remèdes n’opèrent plus, Eatherly croit revoir en rêve la grimace des victimes de l’enfer d’Hiroshima.
A la même époque, il commence à fourrer des billets de banque dans une enveloppe et à les expédier à Hiroshima, d’envoyer des missives au Japon auxquelles il confie à tour de rôle accusations contre lui même et excuses. Mais ce « remède » ne le soulage pas plus que les autres. C’est ainsi qu’Eatherly tente en 1950 - l’année où le président Truman annonça que l’Amérique allait construire des bombes plus puissantes encore, des « bombes à hydrogène » - de se suicider dans une chambre d’hôtel de New Orleans en absorbant une forte dose de somnifère.
Mais il ne meurt pas. Après un séjour de deux jours à l’hôpital, il se rend pour plus de six semaines à l’hôpital psychiatrique de Waco, spécialisé dans le traitement de soldats souffrant de troubles psychiques. On le renvoie à la maison sans que son état se soit vraiment amélioré.
Il tente alors de se guérir par des méthodes personnelles en troquant son travail de bureau contre une activité manuelle dans les exploitations pétrolières de sa société. L’effort physique lui procure, pendant quelque temps, un sommeil plus tranquille. Mais il recommence à ruminer le passé et à réfléchir à ce qu’il faut faire pour empêcher le retour de la guerre atomique.
C’est ainsi que prend forme un plan extravagant : pour s’opposer aux tendances militaristes de l’Amérique qui vient d’élire président un général de la dernière guerre, il s’applique à faire basculer de son piédestal l’idole du héros national, du héros de la guerre paré de toutes les vertus. L’idole qu’il démasquera sera sa propre personne, le « héros d’Hiroshima », le commandant Claude Robert Eatherly…

 4

 Au début de l’année 1953, on présente au tribunal des flagrants délits de la ville de New Orleans, avec un lot de « petits malfaiteurs », un homme qui a falsifié un chèque d’un montant d’ailleurs insignifiant. Interrogatoire de routine, quelques questions, neuf mois… Au suivant…
Eatherly n’a guère eu l’occasion de prendre la parole. Il aurait pu expliquer qu’il avait envoyé son chèque à un orphelinat qui prenait soin des victimes d’Hiroshima, il aurait pu évoquer ses états de service, ses hauts faits de guerre. Rien. La machine judiciaire travaille à la chaîne, son « cas » ne mérite pas qu’on s’y arrête…
Au bout d’un temps, il est relaxé et amnistié pour bonne conduite. Deuxième tentative à Dallas. Attaque à main armée. Mais l’étrange brigand n’a emporté aucun butin. Il y a non lieu ; l’avocat d’Eatherly déclare, en effet, que son client est irresponsable et se rendra dans une maison de santé pour traitement. Quatre mois à Waco. Cette fois-ci, on constate que le commandant Eatherly est un « invalide psychique » et on lui accorde même une petite rente de cent trente deux dollars par mois qui sera doublée par la suite.
On ne le dénonce pas comme « criminel » ainsi qu’il l’avait espéré, on ne lui accorde pas la « grâce de la punition » qui, dans son idée, lui eût permis de racheter sa faute. Mais on n’arrive pas non plus à le guérir. Pendant six mois, il voyage pour une usine de machines à coudre. Nouvelle tentative de suicide. Sa femme le trouve, les artères du pouls sectionnées.
Elle le menace de demander le divorce si son mari ne fait pas traiter par un psychiatre. Une fois de plus, il frappe à la porte de l’hôpital psychiatrique de Waco. Le directeur de l’établissement, le docteur McElroy, décrit ainsi son état : « Altération prononcée la personnalité. Le malade a rompu les liens avec la réalité. Angoisse, tensions psychiques, réactions affectives émoussées, hallucinations. » On explique ses tourments de conscience par quelques définitions pathologiques, sa sensibilité, qui le distingue de bon nombre de ses concitoyens insouciants, par le terme d’ « affectivité amoindrie » ; on se propose de le débarrasser de ses visions d’horreur par un traitement par l’insuline.
Quatre à cinq fois par semaine, Eatherly subit ce traitement pour apprendre à oublier. Au bout de six mois, on estime qu’une partie de ses mauvais souvenirs se sont évanouis. L’ancien pilote se retire avec sa femme à Beaumont, ville pétrolière, pour constater que son mariage s’était disloqué à tant d’épreuves. Concetta Margetti demande d’abord la séparation de corps et plus tard le divorce. On interdit à son mari de voir ses enfants mais Concetta renonce formellement à tout versement d’indemnité. Eatherly se conforme au désir de sa femme de ne plus voir les enfants mais continue de verser des mensualités pour éducation de ceux-ci.
Pendant cinq ans, de 1954 à 1959, cette vie bouleversée par la bombe s’écoule dans la monotonie des tribunaux des cliniques psychiatriques. Il y eut des actes séditieux, des attaques de caissiers sans vol, des cambriolages de bureaux de poste, des périodes de traitement. Mais aucune psychothérapie, aucun « tranquillisant », ne peut rendre la santé à un être qui, bien portant dans l’âme, n’arrive pas à s’acclimater au sein d’une société malade ; car il a perdu en 1945 cette carapace qui permet à ses contemporains « normaux » de s’installer confortablement entre Auschwitz, Hiroshima et les perspectives criminelles de la guerre à venir.

 5

 Quoi qu’il en soit, le commandant Eatherly peut s’enorgueillir d’avoir réussi enfin dans un domaine précis : il a pu intéresser l’opinion publique à son « cas ». Il est vrai qu’elle n’a pas réagi dans le sens que le « pilote d’Hiroshima devenu fou » avait escompté. Il avait voulu secouer ses contemporains, il n’a réussi qu’à les émouvoir. Loin de jeter le discrédit sur la caste militaire née de la guerre qui s’était solidement installée à la Maison Blanche, l’affaire Eatherly fut, au contraire, exploitée par la publicité du ministère de la Défense. Car on apprenait alors seulement que l’armée de l’Air était intervenue à plusieurs reprises auprès des tribunaux pour épargner à Eatherly la prison, pour le faire interner à la place dans des cliniques psychiatriques. L’autorité militaire voulait tirer de ce cas une réputation d’humanitarisme. Beaucoup de curiosité, un peu de pitié, voilà le piètre écho qu’éveillaient les révélations sur le cas Eatherly.
Mais au printemps de l’année 1959, le philosophe Gunther Anders, de Vienne, eut connaissance par un news magazine américain de la destinée d’Eatherly. Ce grand moraliste, philosophe et érudit, doué d’un esprit original, s’empara du « cas Eatherly » ; il avait, en effet, compris son importance primordiale dans l’évolution de notre époque alors que d’autres ne voyaient dans l’ « affaire Eatherly » qu’une story intéressante en marge de l’Histoire.
L’échange de lettres entre l’ « intellectuel » et le « coupable » qui suivit la prise de contact entre les deux hommes nous fournit une réponse à la question angoissante : « Que faire ? » Cette réponse ne saurait être exhaustive, mais elle constitue une contribution importante à la guérison d’une société malade, car elle diagnostique clairement la folie atomique à laquelle on a voulu décerner le titre de « raison ».
Mais l’effet le plus émouvant de cette correspondance sera la guérison progressive d’Eatherly dont le lecteur pourra suivre les étapes. Alors que les drogues et les psychiatres avaient échoué, un esprit éclairé, un ami animé de sympathie et de charité a su rendre à un homme torturé le calme intérieur et l’espérance.

 6

 Le philosophe se trouvait cependant dans l’impossibilité d’aider son disciple et protégé à retrouver la liberté le jour où celui-ci décida, fort des connaissances qu’il avait acquises sur soi-même et sa tâche, de refaire sa vie. Alors que les autorités ne cessaient de répéter qu’Eatherly ne se trouvait pas à l’hôpital militaire de Waco en tant qu’interné mais en tant que patient libre, elles ne le laissaient pas partir jusqu’au jour où Eatherly, excédé, choisit de s’enfuir. Au moment même où Eatherly avait cessé d’être un rebelle à l’équilibre quelque peu troublé, où il s’apprêtait, en tant qu’homme libre et maître de sa pensée, à mettre le restant de sa vie au service de la lutte contre l’armement atomique, on l’arrêta comme un forçat fugitif et le condamna au cours d’un procès auquel on n’avait convié aucun expert indépendant, mais seulement un psychiatre attaché à l’armée, à l’internement dans l’hôpital psychiatrique de Waco.
On peut se faire une idée de cet hôpital en lisant le rapport de Ray Bell publié dans une gazette locale, la Waco News Tribune.
« L’hôpital pour anciens combattants de Waco se compose d’un grand nombre de bâtiments en briques de deux étages. Eatherly a été transféré récemment au « Ward 10 ». C’est la division des agités. La plupart des malades qui s’y trouvent ignorent jusqu’à leur propre nom. Eatherly déclare « Les seules gens avec lesquels je puisse m’entretenir sont les infirmiers. »
« Il se lève tôt, mais on ne lui confie aucun travail. Il ne voit de médecin que lors des tours d’inspection routiniers. Pour tout traitement, on lui administre deux comprimés de thérazine. Dans la salle, où on le tient enfermé, se trouve une trentaine de malades. L’atmosphère qui y règne est déprimante pour Eatherly, puisqu’elle l’empêche de faire ce qu’il aime le plus : écrire. Pour le moment, il n’a même pas le droit de se rendre à l’église, bien qu’elle se trouve à l’intérieur de l’enceinte de l’hôpital… »
Quel a été le comportement d’Eatherly – interné avec les violent cases, - en janvier 1961 quand son cas fut porté devant la cour d’assises ? Le même journaliste américain, chargé d’un reportage par un grand journal français, décrit ainsi l’audience :
« Eatherly fit preuve de beaucoup de savoir-vivre… parfois il riait, quand son défenseur avançait un argument percutant (lorsque, par exemple, un des médecins cités comme témoins prétendit qu’Eatherly avait tapé à la machine une liste de questions préparées d’avance et qu’Eatherly lui chuchota à l’oreille qu’il ne savait même pas écrire à la machine). Il donna des réponses droites et directes, souvent à la manière militaire : « Yes, sir ; no, sir. » Il se fâcha lorsque Don Hall, l’avocat du requérant (c’est son frère John qui avait demandé à la requête de la « Air Force » l’internement d’Eatherly) lui posa des questions sur la provenance de ses ressources. Hall fit preuve de beaucoup de mauvaise foi et Eatherly répondit : « Vous avez votre manière de gagner de l’argent, moi, j’ai la mienne ! » Même furieux, il ne perdait pas le contrôle de ses nerfs. Il paraissait aussi tranquille, aussi maître de lui, aussi réfléchi que n’importe quel autre homme normal. Il est évident qu’il était déçu par la décision des jurés. Mais il n’avait nullement l’air d’abandonner la partie. Il déclara simplement : « Well, voilà comment les choses se font ! »
Dans une lettre jointe à ce long reportage, le rédacteur de la feuille locale remarque en parlant du « malade » relégué dans la division des cas graves
« Il était sans aucun doute la personne la plus intelligente du prétoire. »
Le journal à la rédaction duquel est attaché l’honnête reporter Ray Bell a bien publié sur la même séance, de la plume d’un autre collaborateur, un compte rendu dont les conclusions sont diamétralement opposées à celles de son collègue. Il correspondait, en revanche, à la version reprise par la majorité des gazettes américaines. Selon ce compte rendu le pilote Eatherly était un faible d’esprit dont l’internement paraissait justifié.
Car nous vivons dans une époque où la bonté passe pour de la naïveté, l’honnêteté pour de la bêtise, la pitié pour de la faiblesse, la charité pour de la folie. Sur le plan théorique, la vertu a toujours cours, mais dans la pratique de la vie quotidienne on ne la prend plus au sérieux. Les bernés, les dupes, les déçus ne se révoltent plus, puisqu’ils n’en voient plus l’utilité, mais ils sont au moins décidés à ne pas se laisser raconter des histoires. Si quelqu’un leur parle de morale, on le traite de vantard, d’hypocrite, dans la meilleure hypothèse de « vieux jeu ». Car les sceptiques, les cyniques qui se qualifient eux-mêmes de « réalistes » s’imaginent avoir compris le jeu et se mettent gaiement de la partie, même si ce sont eux qui en sont l’enjeu. D’autant plus grande est la responsabilité de ceux qui n’ont pas peur du ridicule, miroir déformant qui fait de chaque chevalier de la vérité un Don Quichotte.
L’aide spirituelle que Gunther Anders a prêtée à son ami inconnu d’Amérique me semble exemplaire. Elle démontre que les hommes conscients de leur responsabilité ne doivent ni capituler ni se résigner. Tout au contraire, ils se feront les porte-parole des victimes : ainsi ils accompliront la mission dont ils sont investis.
Ce faisant, ils ne sèment pas, dans la société, comme on prétend, un « ferment de décomposition », mais lui permettent de prendre conscience des erreurs où elle se trouve engagée.
Le « cas Eatherly » illustre simplement l’histoire classique mais toujours actuelle du « fou serviteur d’une cause sacrée » qui, par son opposition à la foule dénonce les puissants de ce monde et leur moralité chancelante. Son intervention est souvent le signal de l’établissement de nouvelles tables de loi…

Robert Jungk.

Ce texte tire sa valeur de l’autorité de ses auteurs. Jérome B. Wiesner et Herbert F. York ont consacré leur vie à la science nucléaire et font partie du Comité Consultatif Scientifique du président Johnson. Wiesner, en particulier, a été depuis 1945 de tous les comités, de tous les laboratoires de recherche et de tous les états-majors spécialisés dans l’étude de la stratégie de la guerre nucléaire. Il était l’un des conseillers scientifiques du président Kennedy. Il s’agit à la fois d’une démonstration et d’un message. Jamais l’un et l’autre n’ont été aussi dignes d’être connus et d’être entendus par l’opinion française. De tous les débats qui ont actuellement lieu sur la force de frappe, en effet, une seule question est absente, la plus importante : est-il vrai que le développement de l’armement nucléaire d’un pays augmente sa sécurité ? A cette question, les deux savants répondent : non. Leurs raisons sont à la fois étranges comme la science moderne et simples comme le fait scientifique. Mais derrière chaque argument, derrière chaque phrase, il y a la somme d’expériences de deux hommes ayant accès à tous les secrets militaires de leur pays.

 

  »Le Nouvel Observateur » n°4

du 10 décembre 1964

Deux atomistes témoignent

 

Les thèses que nous allons soutenir s’appuient sur des informations couvertes par le secret militaire. Nous avons accès à ces informations mais nous ne pouvons pas les citer. Nous pouvons seulement donner l’assurance qu’aucune d’elles n’est de nature à affaiblir nos arguments ou infirmer nos conclusions. Nous nous plaçons, dans cette étude, au point de vue de l’intérêt national de notre pays. Nous sommes convaincus, cependant, qu’un technicien militaire soviétique aurait pu écrire un article presque semblable.
Les deux dernières décennies ont été marquées par une révolution historique dans la technique de la terre. Depuis les bombes géantes de la Seconde Guerre Mondiale, capables de raser un pâté de maisons, jusqu’à la bombe thermonucléaire, la puissance des explosifs militaires a été multipliée par un million. Le temps nécessaire pour transporter des armes de destruction massive d’un hémisphère à l’autre est passé de 20 heures pour les B-29 volant à 500 km/h, à 30 minutes pour les fusées balistiques.
D’autre part, le remplacement des cerveaux humains par des calculatrices électroniques a multiplié par six la capacité de « traitement » les informations dans les centres de contrôle.

La surprise

Tactiquement, la seule raison d’être d’un arsenal de fusées est de menacer de destruction des objectifs ennemis. Dans chaque camp, les responsables de la défense ont pour premier souci de dissuader une attaque surprise lancée par l’adversaire. Il leur faut donc faire en sorte que l’attaque la plus violente du camp adverse laisse intacte une partie suffisante de leurs forces pour permettre une contre-attaque de représailles. Qui plus est, cette capacité de contre-attaquer doit être évidente pour l’adversaire si l’on veut le dissuader d’attaquer le premier.
Une connaissance précise de l’effet des différentes armes nucléaires est indispensable pour prendre les décisions capitales concernant le nombre des fusées nécessaires, la protection de leurs aires de lancement, leur dispersion, leur mobilité, etc. Les stratèges doivent cependant se rappeler que l’application de telles décisions exige des années et des investissements prélevés sur des ressources matérielles et humaines limitées.
Des délais de mise au point sont tels que l’ingénieur qui travaille aujourd’hui doit se préoccuper, non pas de l’attaque surprise qui pourrait être lancée aujourd’hui, mais des forces auxquelles il faudra faire face dans plusieurs années. Il doit tenir compte non seulement des effets de souffle, de choc, et des autres dommages matériels causés par les bombes, mais du rendement des différentes bombes que l’adversaire utiliserait contre chaque cible ; du nombre et de la nature des engins dont il disposerait pour une attaque ; de la proportion de sa force nucléaire qu’il enverrait contre les cibles civiles et contre les cibles militaires ; des conséquences du chaos provoqué par l’attaque sur les possibilités de riposte, etc. Des incertitudes de cet ordre défient toute réduction aux calculs mathématiques.

Un tour de retard

La principale conséquence stratégique de la révolution militaire contemporaine est de faire pencher la balance en faveur de l’attaquant et au détriment des défenseurs.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’interception de 10 % seulement des forces attaquantes assura la victoire aux défenseurs dans la bataille d’Angleterre.
Des pertes de cette importance suffirent à enrayer l’attaque allemande : chaque unité offensive (un bombardier et son équipage) ne pouvait transporter jusqu’au territoire ennemi qu’une moyenne de dix chargements d’explosifs. Avant d’être détruit : c’était insuffisant pour dévaster la Grande-Bretagne au point de briser sa résistance.
A l’ère des fusées thermonucléaires, la situation est quantitativement et qualitativement différente. Il est facile, pour une grande puissance, de disposer d’un nombre de fusées dix fois supérieur à celui des objectifs à attaquer. Et il suffit qu’une seule de ces fusées atteigne le but pour que l’attaque puisse être considérée comme réussie.
Ainsi alors qu’il suffisait autrefois d’infliger à l’attaquant 10 % des pertes de ses effectifs pour en triompher, il est impossible désormais d’arriver au même résultat avec 90 %. 10 % de pénétration suffit à l’attaquant pour remporter la victoire.
D’autres facteurs contribuent à rendre impossible une défense efficace contre une attaque thermonucléaire.
A la veille de l’offensive, l’attaquant peut se préparer calmement et « pointer » ses forces ; la défense, elle, doit se tenir prête en permanence à utiliser les quelques minutes de préavis dont elle disposera. L’attaquant peut choisir ses objectifs, concentrer ses efforts sur certains et négliger les autres ; la défense doit chercher à protéger tous les objectifs importants.

Le réseau « Sage »

Les planificateurs de la défense, d’autre part, ne peuvent se mettre au travail que lorsqu’ils disposent d’informations sur la nature et les possibilités du système offensif ennemi. Ils s’engagent donc inévitablement dans la course avec un tour de retard. Au cours des dernières années, il semble même que l’offensive ait perfectionné les stratagèmes et les ruses techniques qui réduisent à néant les prouesses plus extraordinaire de la défense. Les Etats-Unis en ont fait par deux fois la coûteuse expérience.
Au début des années 1950, ils ont décidé de mettre en place un écran défensif impénétrable pour les bombardiers à capacité thermonucléaire.
Il s’agissait d’entourer le continent nord-américain d’un réseau de postes de détection qui transmettraient toutes les informations reçues à un certain nombre de cerveaux électroniques. Ceux-ci analyseraient les informations, détermineraient la nature de l’agression en cours et enverraient des ordres appropriés aux unités d’interception ­ comprenant non seulement des escadrilles d’avions pilotés mais des fusées téléguidées Bomarc (air-air) et des fusées balistiques Nike-Hercules. Baptisé « Sage », ce réseau devait être en place au début des années 1960 et permettre de stopper l’attaque la plus massive que l’adversaire pût déclencher contre les Etats-Unis.
Nous sommes au début des années 1960 et l’objectif prévu est loin d’être atteint. Pourquoi ? Parce que les délais de réalisation n’ont pu être respectés, parce que l’efficacité de certains équipements n’a pu atteindre le niveau prévu, parce que les coûts ont augmenté. Plus important : la nature de l’attaque contre laquelle il faut se protéger a changé : aujourd’hui, le système offensif des deux camps repose sur l’utilisation conjointe de fusées et de bombardiers.

Le lièvre et la tortue

Dès 1958, le département de la Défense comprit qu’il faisait fausse route et commença d’amputer les crédits du projet « Sage ». Pour répondre à la menace nouvelle des fusées balistiques il lança le projet Nike-Zeus. Il s’agissait de défendre non plus les frontières de la nation, mais certains objectifs spécifiques. Ces « objectifs » étaient de larges zones s’étendant autour des 50 à 70 plus grandes villes du pays. Le système devait permettre de détecter les fusées attaquantes, de transmettre les informations reçues par radar à des cerveaux électroniques et de lancer des fusées d’interception équipées de têtes nucléaires en direction des engins ennemis.
Lorsque le projet fut conçu, le problème ­ relativement simple ­ était d’intercepter l’une après l’autre les fusées qui apparaîtraient sur les écrans radar. Mais ce problème était insoluble, dans la mesure où une interception à 90 % devait être considérée comme un échec : (Il fallait une intervention à 100 %). C’est pourquoi les experts de l’attaque jugèrent longtemps qu’ils pouvaient négliger la menace des fusées antifusées.
Par la suite l’idée qu’une interception à 100 % pourrait tout de même être obtenue un jour fit réfléchir ces experts et ils inventèrent toute une série de procédés destinés à tromper le réseau défensif ennemi. Le détail de ces procédés relève du secret militaire mais les principes en sont évidents : on peut envoyer un grand nombre de « fusées postiches » légères (assez vite démasquées par les caractéristiques de leur trajectoire) et quelques « postiches lourds » qui tromperont le système défensif jusqu’à la dernière minute ; une seule fusée peut aussi éjecter plusieurs têtes nucléaires. Les fusées postiches et les fusées réelles peuvent aussi être conçues de manière à présenter des images ambiguës sur les écrans radar.
Le système Nike-Zéus se révéla totalement incapable de déjouer ces divers stratagèmes et il fallut l’abandonner. S’il avait pu être mis en place conformément au plan prévu, il eût assuré à la population américaine, dans les années 1970, une protection en principe efficace (mais en principe seulement) coutre les fusées qui la menaçaient au début des années 1960.
La course du lièvre et de la tortue est entrée dans sa dernière phase avec le démarrage du projet Nike-X qui doit succéder au projet Nike-Zeus. Les services de recherches du département de la Défense dépensent environ un milliard de francs par an pour explorer les techniques qui pourraient éventuellement permettre de résoudre le problème des fusées antifusées. Rien n’indique encore qu’une solution soit en vue.

Le chaos

Un programme de défense active doit nécessairement s’accompagner d’un effort de défense passive, dans la mesure où l’organisation globale du système défensif conditionne la tactique qui serait éventuellement adoptée par un agresseur. Si les fusées Nike-Zeus assuraient une protection efficace des grandes agglomérations, par exemple, l’attaquant pourrait choisir de concentrer ses coups sur des bases militaires éloignées et des zones non protégées, s’en remettant aux retombées radioactives du soin d’anéantir les populations des grands centres.
Le seul type d’abri actuellement envisagé ­ sauf pour certaines installations militaires essentielles ­ est l’abri contre les retombées radioactives, qui n’assure aucune protection contre les effets directs du souffle et de la chaleur. On a essayé de calculer le pourcentage de la population qui serait sauvé par de tels abris en cas d’attaque. Le résultat dépendant de la forme ­ imprévisible ­ que prendrait l’attaque, tout calcul précis est impossible. D’autre part, les prévisions ne doivent pas tenir compte seulement des effets physiques et radioactifs des explosions, mais d’un facteur impossible à chiffrer : le chaos général qui résulterait d’une agression.
Si la nation décidait malgré tout de s’attaquer sérieusement au problème de la défense passive et de construire des abris partout, les habitants des grandes agglomérations urbaines s’apercevraient vite que les abris contre les radiations sont insuffisants.
Il faudrait passer à une nouvelle étape : celle des abris contre les effets de souffle et de chaleur. Ceux-là aussi cependant apparaîtraient bientôt comme insuffisants.
Les exercices d’alerte, même dans les installations militaires, ont montré que les gens ne prennent jamais très au sérieux l’annonce d’une attaque. Même s’ils le faisaient, le délai de 15 minutes dont disposerait la population pour se mettre à couvert ne permettrait pas à tout le monde de gagner les abris.
La logique conduirait donc à la dernière étape : l’organisation de la vie et du travail à l’intérieur des abris.

100 millions de victimes

A partir du moment où l’on reconnaît que la protection contre les seules radiations ne suffit pas, on est inévitablement conduit à une série de mesures de plus en plus grotesques, bouleversant toute la vie sociale.

Depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale, la puissance militaire des Etats-Unis n’a cessé de s’accroître. Pendant la même période, la sécurité de la nation a rapidement et inexorablement diminué.

Au début des années 1950, l’U.R.S.S., en acceptant d’inévitables représailles, aurait pu déclencher une attaque contre les Etats-Unis avec des bombardiers porteurs de bombes à fission. Quelques-uns de ces bombardiers auraient traversé nos défenses et les victimes américaines se seraient comptées par millions.
Vers la fin des années 1950, toujours en acceptant des représailles massives, l’U.R.S.S. aurait pu nous attaquer avec des appareils meilleurs et plus nombreux emportant des bombes thermonucléaires. Quelques-uns de ces bombardiers auraient franchi nos défenses et les victimes américaines se seraient comptées par dizaines de millions.
Aujourd’hui, toujours en acceptant les représailles, l’U.R.S.S. pourrait attaquer les Etats-Unis avec des fusées intercontinentales et des bombardiers porteurs d’armes thermonucléaires. Cette fois, le nombre des victimes américaines serait de l’ordre de 100 millions.
Ce déclin régulier de la sécurité nationale n’est pas imputable à une carence des autorités civiles et militaires des Etats-Unis. Il résulte de l’exploitation systématique par l’U.R.S.S. de possibilités de la science et de la technologie modernes. Les défenses aériennes mises en place par les Etats-Unis pendant les années 1950 auraient réduit le nombre des victimes, en cas d’attaque, mais leur existence ne modifiait pas substantiellement la situation d’ensemble. Et celle-ci n’eût été modifiée par aucune des autres mesures défensives qui, pour des raisons diverses, ne furent pas adoptées.

Le paradoxe atomique

Du côté soviétique, la situation est la même, en plus sombre encore.

La puissance militaire de l’U.R.S.S. n’a cessé de croître depuis qu’elle est devenue, en 1949, une puissance atomique. Sa sécurité nationale, cependant, n’a cessé de décroître.

Si les Etats-Unis décidaient de détruire l’U.R.S.S., celle-ci ne pourrait rien faire pour les en empêcher. Tout au plus pourrait-elle arracher une revanche en lançant contre nous les forces de représailles qui auraient échappé à la destruction.
Dans la course aux armements, les deux camps se trouvent donc en face du même paradoxe qui veut que leur sécurité nationale diminue régulièrement à mesure que leur puissance militaire augmente.

Nous affirmons, en tant que scientifiques, qu’il n’existe aucune solution technique permettant d’échapper à ce paradoxe.

Si les grandes puissances continuent de rechercher des solutions dans le seul domaine de la science et de la technologie, la situation ne fera qu’empirer. L’issue clairement prévisible de la course aux armements ne peut être que la descente en spirale vers l’anéantissement.

 Jerome S. Wiesner et Herbert F. York

(Ce texte est extrait d’une étude demandée par le « Scientific American »


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Un livre ancien à acheter, qui présente les physiciens ayant participé à la construction de la bombe atomique américaine (projet Manhattan), leurs motivations puis les réticences de certains…
Ce livre est cependant très contestable sur certains passages (la théorie du complot) où il montre des physiciens allemands complotant pour interdire à Hitler de disposer d’armes atomiques et décrit des physiciens américains construisant des bombes atomiques et allant les déposer dans les mains tendues du président américain…

Plus clair que mille soleils

Robert Jungk                                        

Edition Arthaud, 1958. 

Extrait: Los Alamos à la veille du premier essai atomique.
Printemps 1945.

Jamais, à Los Alamos, le rythme de vie ne fut aussi accéléré qu’après la capitulation du Troisième Reich. « Nos maris travaillaient presque sans relâche », rappelle Eléanor Jette, la femme d’un chef atomiste américain. Rédactrice des Revues de Réveillon Annuelles, qui plaisantaient gentiment les difficultés de la vie sur la «mesa» et les manies de quelques personnalités éminentes, Mrs. Jette était devenue une sorte de célébrité locale.

Mais en juin et juillet 1945, l’humour l’abandonna elle aussi. On aurait dit que le temps lui-même conspirait contre les constructeurs de la bombe. Il ne pleuvait pas depuis des semaines. Un vent sec et brûlant soufflait du désert. L’herbe grillait, les feuilles et les aiguilles de pin se desséchaient. Parfois, le ciel devenait sombre et des éclairs flamboyaient au loin sur le massif du « Sangre de Cristo » (Sang du Christ), mais les nuages ne crevaient pas. Il y eut plusieurs incendies de forêts non loin de la ville-laboratoire et l’on craignait que les étincelles portées par le vent ne viennent enflammer les maisons d’habitation, les bureaux et les ateliers tous construits en bois. En cas d’incendie, il n’y avait d’eau disponible que dans l’« Ashley Pond », petit étang situé au centre de la localité, car les conduites n’apportaient même plus le précieux liquide en quantité suffisante pour les besoins privés les plus pressants. « Nous nous lavions les dents avec du Coca Cola, raconte une infirmière.»
Groves avait signifié que la première bombe devrait être prête pour servir à une expérience à la mi-juillet, la seconde en août, pour être engagée dans les hostilités. Philip Morrison constate : « je peux témoigner en personne qu’un jour proche du 10 août avait été choisi comme le terme mystérieux de notre travail et que nous devions respecter à tout prix ce délai sans nous soucier des frais ou de l’importance des travaux nécessaires. »

Le travail forcé, la chaleur et le manque d’eau contribuaient à l’énervement général. Mrs. Jette raconte : « Un jour, en passant, je dis « bonjour » à un vieil ami, sans penser à mal, et il m’a sauté dessus : « Qu’y a-t-il donc de bon en ce « jour » ?»

Deux jeunes physiciens, du même âge que Klaus Fuchs, jouèrent un rôle important dans ce stade terminal de la construction de la bombe atomique : c’était un Californien dégingandé: Luis W. Alvarez, et le maigre Louis Slotin, né au Canada de parents qui avaient fui les pogroms russes. Tous deux faisaient partie des war babies, groupe de jeunes savants qui avaient vraiment appris leur métier en travaillant pour la guerre et connu leurs premiers grands succès dans les laboratoires d’armement. L’«arme nouvelle» ne revêtait pas pour eux le même prestige mystérieux et terrible qu’aux yeux de leurs collègues plus âgés et ils avaient peine à comprendre les doutes qui assaillirent leurs maîtres pendant ces derniers mois.

Alvarez, fils d’un célèbre médecin de la clinique Mayo spécialiste des maladies internes, était venu assez tard à Los Alamos après s’être fait remarquer sur la côte est dans le laboratoire de radar secret du « Massachusetts Institute of Technology » par quelques inventions importantes (entre autres un viseur de bombardement et le système de contrôle d’atterrissage par radio, installé aujourd’hui sur presque tous les aérodromes). Sur la « colline », il avait réussi avec une équipe de chercheurs encore plus jeunes que lui-même à construire le subtil mécanisme de déclenchement de la bombe fonctionnant au millionième de seconde.
L’essai de ce dispositif, dans la mesure où la chose était possible en laboratoire, passait à Los Alamos pour l’un des « jobs » les plus dangereux. On procéda donc à l’expérience dans d’étroits canons isolés, loin de la « mesa » où habitaient les familles et où se trouvaient la plupart des ateliers. Quand, au printemps 1945, Alvarez eut terminé et essayé le premier modèle expérimental de déclencheur qu’il jugeât au point, il confia la réalisation du modèle définitif au docteur Bain Bridge, directeur technique, et demanda à Oppenheimer de lui donner une mission nouvelle, si possible à proximité du front.

A la fin mai 1945, Alvarez et son équipe furent envoyés à la base aérienne de Tinian, sur le Pacifique, d’où partaient presque chaque jour les bombardiers chargés de bombes explosives et incendiaires contre le Japon. Là, Alvarez conçut, en attendant son engagement « atomique » définitif, un instrument de mesure qui, jeté avec la bombe, renseignerait par radio le bombardier sur la violence de la vague de choc déclenchée par la nouvelle arme.

Pendant ce temps, Slotin s’employait à examiner à fond le coeur de la bombe expérimentale, composé de deux hémisphères qui devaient se rejoindre au moment précis du lancement, permettant alors à l’uranium qu’ils renfermaient de s’unir en une «masse critique». La détermination de ce point critique (« crit » dans le jargon de Los Alamos) était l’un des principaux problèmes auxquels travaillait la division d’études théoriques. Mais la quantité d’uranium, l’angle de diffusion et le libre parcours des neutrons susceptibles de déclencher la réaction en chaîne, la vitesse de réunion des deux sphères, ainsi qu’une foule d’autres données ne se prêtaient qu’à des calculs approximatifs. Si l’on voulait obtenir une précision parfaite, il fallait les vérifier expérimentalement pour chaque bombe. Telle était la mission du groupe dirigé par 0-R. Frisch, le découvreur de la «fission », envoyé en mission technique d’Angleterre à Los Alamos. Slotin faisait également partie de cette équipe. Celui-ci avait l’habitude de réaliser l’expérience sans recourir à des moyens de protection particuliers. Ses seuls instruments étaient deux tournevis grâce auxquels il poussait les sphères l’une contre l’autre avec des précautions infinies. Il lui fallait atteindre très exactement le « point critique », départ initial de la réaction en chaîne, laquelle prenait fin dès qu’il écartait de nouveau les deux sphères l’une de l’autre. S’il dépassait ce point ou n’agissait pas avec une rapidité suffisante, la masse deviendrait « supercritique » et une explosion nucléaire se produirait. Frisch lui-même avait déjà risqué sa vie à Los Alamos au cours d’une expérience analogue.

slotinSlotin connaissait naturellement le mortel péril auquel son chef avait échappé de justesse. Mais cette expérience dangereuse – qu’il appelait  « taquiner le dragon par la queue » – répondait à ses goûts téméraires. Depuis sa tendre enfance, Slotin recherchait le combat, l’excitation et l’aventure. Plus pour éprouver le grand «frisson», que pour des raisons politiques, il avait été engagé volontaire dans la guerre civile espagnole, où il avait couru les plus grands dangers dans la D. C. A. Dès qu’éclata la seconde guerre mondiale, Slotin s’engagea dans la «Royal Air Force », mais il fut remercié quelque temps après, bien qu’il eût fait ses preuves au combat, quand on découvrit qu’il avait caché sa myopie à la commission d’examen médical.

Comme il rentrait d’Europe et se rendait à Winnipeg, sa ville natale, un ami rencontré à Chicago lui fit comprendre qu’avec ses titres scientifiques – il avait été lauréat de biophysique au King’s College de Londres – il pourrait contribuer plus efficacement à l’effort de guerre dans un laboratoire que dans un avion de combat. Il travailla donc au «Metallurgical Lab» du «Manhattan Project», tout d’abord comme biochimiste, puis comme l’un des constructeurs du grand cyclotron. Chacun l’aimait. A part sa petite voiture de sport rouge, rien ne semblait l’intéresser plus passionnément que son travail, auquel il se consacrait nuit et jour.

Après Oak Ridge, Slotin finit par arriver à Los Alamos. Il avait espéré être muté à Tinian avec Alvarez au début de 1945, Pour Y procéder au montage du « coeur » explosif de la première bombe employée dans le conflit. Mais, comme il était citoyen canadien, les autorités de police durent lui refuser la réalisation de ce désir. Pour le « consoler », on lui confia la mission de préparer le mécanisme interne de la bombe expérimentale d’Alamogordo et de le remettre officiellement à l’Armée au nom du laboratoire. Une copie du document attestant la livraison à l’Armée de la partie interne de la première bombe atomique terminée devint alors la pièce maîtresse de sa collection de certificats scolaires, de trophées de boxe et de lettres d’approbation.

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Los Alamos.

Le 21 mai 1946, un peu moins d’un an plus tard, Slotin répétait cet essai déjà si souvent réalisé avec succès, pour préparer la seconde expérience atomique qui devait avoir lieu dans les eaux de l’atoll de Bikini, dans le Pacifique, quand, soudain, le tournevis lui échappa. Les deux hémisphères remplis du produit critique se rejoignirent trop vite et une clarté bleuâtre, aveuglante, envahit la pièce. Au lieu de se baisser pour se mettre à l’abri, Slotin, de ses deux mains, sépara les deux moitiés, arrêtant ainsi la réaction en chaîne. Son geste sauva la vie des sept autres hommes présents dans la pièce. Slotin sut aussitôt que cette dose excessive de radioactivité entraînerait sa mort, mais, pas un instant, il ne perdit la tête. Il dit à ses collègues de reprendre les places qu’ils occupaient au moment de l’accident, et fit au tableau un croquis précis destiné à permettre aux médecins d’établir à quelle quantité de radiations chacune des personnes présentes avait été exposée. [Voir le documentaire vidéo sur Louis Slotin.]

Tout en attendant au bord de la route la voiture qui devait les conduire à l’hôpital, Slotin s’adressa à Al Graves, le savant le plus gravement atteint par les radiations après lui-même, et lui dit avec calme : « Vous vous en sortirez mais, moi, je n’ai pas la moindre chance. » Il disait vrai. Neuf jours après, mourait au milieu de souffrances terribles celui qui avait déterminé expérimentalement la « masse critique » de la première bombe atomique.

La feuille de mesure du compteur de neutrons était restée dans le laboratoire de Slotin. Elle portait une mince ligne rouge ascendante, qui se brisait brusquement au moment de l’accident, le rayonnement ayant alors été trop violent pour pouvoir être enregistré par le délicat instrument. Le savant chargé d’établir au moyen de ces données le processus physique de l’accident à partir du moment où l’instrument avait glissé de la main de Slotin, fut Klaus Fuchs.

Un sort également funeste attendait l’équipage du croiseur Indianapolis qui amenait à Tinian la plus grande partie du « coeur explosif » de la première bombe atomique destinée à être lancée sur le Japon. De tout l’équipage de ce bateau, le plus rapide de la flotte américaine, trois hommes se doutaient de ce qu’ils transportaient. Les autres savaient seulement que la grande caisse de bois embarquée sous bonne garde à l’aube du 16 juillet 1945, peu avant le départ, devait contenir quelque chose de très important. Pendant la traversée de San Francisco à Tinian, des mesures de sécurité spéciales furent prises contre les sous-marins ennemis, et tout le monde respira quand l’Indianapolis reprit la mer après déchargement de son fret mystérieux. Mais, avant même d’avoir atteint un autre port, le croiseur était torpillé le 30 juillet, à minuit cinq. Une série de hasards malheureux fit que le haut commandement de la flotte n’apprit la nouvelle qu’au bout de quatre jours (les signaux d’un autre navire avaient été confondus avec les émissions radiotélégraphiques réglementaires de l’Indianapolis et l’absence du croiseur ne fut pas remarquée dans le port de Leyte, par suite d’un autre malentendu). Aussi les équipes de sauvetage atteignirent-elles trop tard le lieu de la catastrophe et, sur les 1 196 hommes à bord, il y eut seulement 316 survivants.

Pronostics avant le lancement

Quelques jours avant le premier lancement de la bombe, on ne cacha pas aux femmes et aux enfants des atomistes qu’un événement particulièrement important et passionnant se préparait. Le terme choisi pour désigner le test était « Trinity ». On n’a jamais su exactement pour quelle raison on avait ainsi blasphémé le nom de la Trinité. Les uns supposent que « Trinity » désignait une mine de turquoises maudite, située près de Los Alamos et abandonnée par les Indiens superstitieux. D’autres affirment qu’on avait choisi ce nom parce qu’à cette époque les trois premières bombes atomiques étaient sur le point d’être terminées. Le « nom-code » se rapporterait alors simplement à cette infernale trinité.

Entre les savants atomistes travaillant à Los Alamos, toutes les conversations roulaient naturellement sur ce problème crucial : « Le  » gadget  » – on évitait avec effroi le mot  » bombe  » – éclaterat-il ou non ? » La majorité avait foi dans les calculs théoriques. Mais il fallait compter avec les incidents techniques toujours possibles. Alvarez, le constructeur du « trigger » de la bombe, avait bien souvent raconté à ses collègues par trop confiants comment, en 1943, son dispositif d’atterrissage sans visibilité avait refusé de fonctionner quatre fois lors de la démonstration devant les autorités militaires.

La question de savoir si la première bombe terminée serait un « coup pour rien » ou un «succès », ou, comme on disait à Los Alamos, une « fille » ou un « garçon », était si passionnante qu’elle devint prétexte à un gentil petit jeu avec l’horrible. Lothar W. Nordheim, physicien atomiste, qui avait encore appartenu à la vieille garde de Göttingen, raconte : « Avant le premier essai du 16 juillet 1945, les savants de Los Alamos organisèrent des paris sur l’ampleur de l’explosion, mais la plupart des estimations furent beaucoup trop basses, à l’exception d’une ou deux hypothèses particulièrement osées. »

La seule évaluation proche de la vérité fut celle de Robert Serber, ami d’Oppenheimer qui était resté un certain temps absent de Los Alamos. Lorsqu’on lui demanda plus tard comment il avait pu effleurer le chiffre exact, il répondit : « Par simple courtoisie. Etant invité, j’ai voulu proposer un nombre flatteur. »

Que les créateurs de la bombe atomique fissent de leur arme un objet de paris – un dollar la mise -, cela répondait bien à l’esprit de l’entreprise. En dépit de tout un déploiement de projets et d’organisation, la bombe n’était-elle pas elle aussi, en fin de compte, le produit d’un… jeu de hasard ? Comme il leur paraissait impossible de prévoir par des évaluations exactes le comportement des neutrons déclenchant la réaction en chaîne, les mathématiciens avaient inauguré une nouvelle forme de calcul des probabilités : «Si nous soumettons nos problèmes à la roulette, s’étaient-ils dit, nous obtiendrons peut être une estimation statistique de la moyenne des neutrons absorbés et des neutrons rejetés par les noyaux d’uranium. » Cette méthode baptisée «Méthode Monte-Carlo », du nom du célèbre casino européen, joua en effet un rôle important dans les prévisions théoriques des atomistes.

Préparatifs d’Alamogordo

Les jeudi 12 et vendredi 13 juillet 1945, les pièces constituant le mécanisme d’explosion interne de la bombe-test quittèrent clandestinement Los Alamos sur une voie secrète construite pendant la guerre. On les amena au terrain d’essai de  « Jornada del Muerto » (Voyage de la mort), non loin du village d’Oscuro (Sombre) et de la petite ville d’Alamogordo. Là, s’élevait déjà au milieu du désert une haute tour métallique sur laquelle on devait placer la bombe. Ce mois de juillet étant exceptionnellement orageux, on décida de la hisser sur cette tour le plus tard possible. Une bombe de mêmes dimensions, garnie d’explosif ordinaire et suspendue à titre d’essai quelques jours d’avance, fut touchée par la foudre et explosa avec une forte détonation.

Le « coeur » de la bombe fut monté dans un vieux ranch sous la direction du docteur Robert Bacher, chef de la division pour la physique des bombes à Los Alamos. « Il y eut», dit le rapport du général Farrell, représentant le général Groves lui-même,  « quelques minutes désagréables quand un incident se produisit dans le montage d’une partie importante de la bombe. Tout l’appareil avait été réalisé mécaniquement selon les mesures les plus précises. Cette partie n’était qu’à demi montée lorsqu’une pièce se coinça et arrêta tout le travail. Sans se départir de son calme, le docteur Bacher assura qu’on viendrait à bout de la difficulté. Trois minutes après, ses dires se vérifièrent et le montage se termina sans autre incident. »

Les atomistes qui n’avaient pas quitté Los Alamos la semaine précédente, en vue des derniers préparatifs, se tenaient maintenant en alerte. Pourvus de vivres et, sur l’ordre exprès de la direction, d’un « snake bite kit » (trousse contre les morsures de serpents), ils étaient prêts à partir à tout moment. Les 14 et 15 juillet, de gros orages accompagnés de grêle éclatèrent sur Los Alamos. Dans la plus grande baraque commune, habituellement salle de cinéma, le chef de la « Theoretical Division », Hans Bethe, s’adressa aux futurs témoins de l’expérience, dont un grand nombre apprit à ce moment-là seulement l’objet et le but de leurs travaux, et conclut par ces mots : «D’après les estimations humaines, l’expérience doit réussir. Mais la nature se conformera-t-elle à nos calculs ?» Puis tout le monde s’embarqua dans des autobus camouflés pour un voyage qui devait aboutir au terrain d’essai, distant de quatre heures de route.

A deux heures du matin, tous les participants étaient à leurs places respectives au «camp de base», à 17 000 yards (15 km 500) du « point zéro », la tour qui portait l’arme nouvelle non encore expérimentée, résultat de leur travail de deux années. Ils essayaient les lunettes noires qu’on leur avait données et s’enduisaient le visage à la lumière artificielle d’une crème antisolaire. Les haut-parleurs disséminés sur tout le terrain diffusaient de la musique de danse. De temps à autre, on recevait des informations sur l’état des préparatifs. Le mauvais temps fit retarder le moment du « shot» fixé à quatre heures du matin.

A la station de contrôle, située à 10 000 yards (9 km 140) de la tour seulement, Oppenheimer et Groves se demandaient s’il fallait remettre l’essai à plus tard. «Pendant presque toute la durée de l’attente, nous sortions sans cesse et scrutions l’obscurité pour découvrir les étoiles, rapporte le général Groves. Puis nous essayions de nous convaincre mutuellement que les rares étoiles visibles devenaient plus claires. » Après consultation des météorologistes, on décida enfin de faire exploser la bombe-test à cinq heures et demie du matin.

A cinq heures dix, le physicien atomiste Saul K. Allison, suppléant d’Oppenheimer, l’un des vingt hommes affectés au «control room » commença d’indiquer l’heure. Presque au même moment, le général Groves, qui avait quitté la station de contrôle pour se rendre au « camp de base », à un peu plus de six kilomètres en arrière, donnait les dernières instructions au «personnel scientifique » : mettre des lunettes et s’allonger sur le ventre en détournant le visage. On pouvait craindre en effet que ceux qui regarderaient la flamme sans se protéger ne devinssent aveugles.

Pendant les derniers instants d’attente, dont chaque minute sembla durer des siècles, on parla à peine. Tous suivaient le fil de leurs pensées, mais ce n’étaient pas visions d’apocalypse, autant qu’ils puissent s’en souvenir. La plupart semblent sêtre inquiétés du moment où ils pourraient abandonner leur station allongée inconfortable et apercevoir quelque chose du spectacle attendu. Fermi, toujours à l’affût d’une expérience, tenait à la main des bandes de papier qui devaient lui servir à mesurer la pression de l’air et évaluer aussitôt par ce moyen la violence de l’explosion. Frisch se proposait d’enregistrer le phénomène dans sa mémoire aussi exactement que possible en rie se laissant influencer ni par les sentiments ni par les préjugés. Groves se demandait pour la centième fois. si toutes les mesures étaient prises pour une évacuation rapide en cas de catastrophe, et Oppenheimer supputait avec une crainte égale les chances d’échec ou de succès de l’expérience.

Puis tout se déroula avec une rapidité inconcevable. Personne ne vit directement la première lueur fulgurante du feu atomique. On ne perçut que le reflet blanc dans le ciel et sur les montagnes. Ceux qui osèrent se retourner distinguèrent le globe de feu lumineux, sans cesse grossissant. «Mon Dieu, je crois que les  » long-hairs  » ont perdu le contrôle », s’écria un officier supérieur. Carson Mark, l’une des personnalités éminentes de la division de physique théorique, pensait – bien que sa raison lui affirmât l’impossibilité de cette hypothèse – que le globe de feu allait croître jusqu’à embraser ciel et terre.

A ce moment, chacun oubliait ce qu’il s’était proposé de faire, comme paralysé par la violence de l’explosion. Oppenheimer, cramponné à un pilier de la station de contrôle, se rappelait soudain ce passage de la Bhagavadgîtâ, poème sacré des Hindous :

« Si la lumière de mille soleils
Eclatait dans le ciel
Au même instant, ce serait
Comme cette glorieuse splendeur… »

Puis, lorsque le nuage géant, sinistre, s’éleva, là-bas, au-dessus du « point zéro », un autre passage d’un poème hindou lui revint en mémoire :

je suis la mort, qui ravit tout, qui ébranle les mondes. »

Ainsi avait parlé Sri Krishna, le sublime, qui règne sur le destin des mortels. Mais Robert Oppenheimer n’était qu’un homme à qui était échu un pouvoir trop grand.

Il est assez frappant que, parmi tous les assistants, aucun ne réagit aussi objectivement qu’il se l’était imaginé. Tous, même ceux qui étaient sans attaches ou même sans tendances religieuses – c’était la majorité – racontèrent l’événement en des termes empruntés aux domaines du mythe ou de la théologie. Le général Farrell par exemple : «Le pays tout entier se trouva baigné dans une lumière dévorante, bien plus violente que celle du soleil à midi… Au bout de trente secondes, l’explosion se produisit, la pression de l’air frappa durement les gens et les choses et, presque aussitôt, on entendit un grondement persistant et lugubre, pareil à un avertissement du Jugement dernier. A ce tonnerre, nous comprîmes que nous avions eu, êtres infimes, l’audace sacrilège de toucher aux forces jusqu’ici réservées au Tout-Puissant. Les mots ne suffisent pas à faire saisir à ceux qui n’ont pas vécu cet instant l’impression que nous éprouvâment dans notre corps, notre esprit et notre âme. Il faut avoir été là, pour se l’imaginer. »

Même un rationaliste comme Enrico Fermi, qui, lors des discussions des semaines précédentes, avait répondu à toutes les objections de ses collègues : « Laissez-moi donc tranquille avec vos scrupules cette bombe, n’est-ce pas de la belle physique ? » fut profondément ébranlé. Lui qui, d’habitude, ne laissait à personne le volant de son automobile se reconnut incapable de ramener celle-ci à Los AIamos et prit place à côté du chauffeur : « Il me semblait que la voiture bondissait d’un tournant à l’autre, survolant la ligne droite qui les séparait », déclara-t-il à sa femme après son retour.

C’est le général Groves qui se ressaisit le plus vite. Il put même consoler l’un des savants accouru presque en larmes, parce que l’explosion d’une violence inattendue avait détruit, à proximité du «point zéro », tous ses instruments d’observation et de mesure.  « Eh bien, prononça Groves, si les instruments n’y ont pas résisté c’est que l’explosion devait être assez forte. Et c’est bien là ce que nous voulons surtout savoir. » Et, au général Farrell, il dit : « Finie la guerre. Avec un ou deux de ces engins, le Japon est liquidé. »

Paru sous le titre : « National Security and the Nuclear Test-Ban ».)

Gallimard, Paris, 1986. Groupe du 6 août, Edition Autrement, 1985.Extrait de « Pika Don! la leçon de Hiroshima » (idem)

Hiroshima

de Hideo Sekigawa

https://laboutique.carlottafilms.com/products/hiroshima-de-hideo-sekigawa

9 AOÛT 1945:

NAGASAKI

https://nimareja.fr/9-aout-1945/

https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/nagasaki-explosion-nucleaire-bombe-atomique-survivant-9-aout-1975

NOTA:

Plusieurs photos ont été censurées directement sur mon compte d’administrateur du blog.

Etrange…par qui, comment ?

Il est donc clair qu’encore de nos jours tout n’est pas à montrer…surtout pour les ETATS-UNIS, le JAPON voire la FRANCE.

Thierry LAMIREAU

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