Fukushima:
Un sous-traitant a demandé à ses ouvriers de
mentir sur leur exposition radiologique…
quoi de plus « habituel » !…
en France, c’est la même chose !
TOKYO – Un sous-traitant intervenu sur le site nucléaire accidenté de Fukushima au Japon aurait poussé ses ouvriers à sous-déclarer le niveau de radiations auquel ils étaient soumis, vraisemblablement pour ne pas perdre son contrat, ont rapporté samedi plusieurs médias japonais.
Selon le quotidien Asahi Shimbun et d’autres médias japonais, un responsable de la société de construction Build-Up aurait demandé en décembre à une dizaine de ses ouvriers de recouvrir de plomb les dosimètres qu’ils portaient pour évaluer le cumul de radiations auxquelles ils étaient exposés, lorsqu’ils intervenaient dans les zones les plus radioactives de la centrale accidentée.
Cette demande visait apparemment à sous-déclarer leur exposition afin que la société puisse continuer à travailler sur le site, rapportent ces médias.
Ces ouvriers ont été engagés pendant environ quatre mois, entre décembre 2011 et mars 2012, pour isoler les tuyaux d’une installation de traitement des eaux, a précisé de son côté l’agence Kyodo News.
L’agence de presse Jiji et d’autres quotidiens indiquent que le Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales a commencé à enquêter à ce sujet.
L’accident nucléaire de la centrale de Fukushima Daiichi, exploitée par la compagnie d’électricité Tokyo Electric Power (TEPCO), le plus grave depuis la catastrophe de Tchernobyl (Ukraine) en 1986, est survenu après un séisme de magnitude 9 dans la région du Tohoku (nord-est) qui a déclenché un tsunami sur tout le littoral.
Plusieurs ouvriers de Build-Up ont confié à l’Asahi Shimbun qu’en décembre, un haut responsable de la société, leur superviseur sur place, leur avait expliqué qu’il portait un boîtier en plomb et leur avait demandé d’en faire de même.
Ce responsable leur aurait expliqué que s’ils ne truquaient pas leur niveau d’exposition, ils atteindraient rapidement le niveau maximal annuel légal de 50 millisieverts, selon le quotidien, qui précise que les ouvriers sont en possession d’un enregistrement du briefing.
Certains ouvriers ont refusé de recouvrir leur dosimètre et ont quitté la société, poursuit encore l’Asahi Shimbun.
Ni le ministère, ni la société Build-Up n’ont pu être joints ce samedi 21 juillet 2012.
TOKYO ELECTRIC POWER
(©AFP / 21 juillet 2012 11h49)
COMMENTAIRES:
(Le Souffle c’est ma Vie / T.LAMIREAU)
On pourrait trouver scandaleux que des
hommes soient condamnés en cachant leurs
réelles doses radioactives…on pourrait se dire
que c’est « normal » considérant les problèmes à
FUKUSHIMA…
Alors, pour votre information…
sachez qu’en FRANCE…
c’est la même chose !…
et même pas en situation « de crise » !
EDF, l’Etat français, acceptent de TUER
les « trimardeurs du nucléaire » !…
et personne ne bouge !
C’est, en quelque sorte,
un CRIME CONTRE L’HUMANITE !…
réalisé en « toute douceur »…
dans le SILENCE et la COMPLICITE !…
des ELUS DE LA NATION française !
Voici donc des textes qui vous mettront…
comment dire…DANS L’AMBIANCE !
Rationalité instrumentale et santé au travail:
Le cas de l’industrie nucléaire française
Dans
la fuite en avant ultra libérale de cette fin du XXe siècle, la
rationalité instrumentale tend à imposer une valeur unique et ultime du
sens et des transformations de l’organisation du travail: la
compétitivité (Groupe de Lisbonne, 1995). Cette valeur est désormais
donnée comme « naturelle » et première, rendant caduque toute référence à
d’autres valeurs, qu’il s’agisse du sens de la production économique
(énergétique), ou des formes sociales de celle-ci. C’est ainsi que la
compétitivité s’est imposée comme valeur absolue, sur laquelle un
consensus social fort s’est structuré autour du défi nucléaire. Un
slogan la résume : « le nucléaire ou la bougie« . Impérieuse
est donc, pour l’entreprise EDF, dans son ensemble la recherche de tout
abaissement des coûts de production susceptible de concourir au maintien
de la compétitivité du nucléaire comme énergie de l’avenir. Or la
direction du parc nucléaire est confrontée à une contradiction majeure
entre la sûreté des installations et la protection contre les
rayonnements ionisants des agents de maintenance.
La sûreté nucléaire désigne la garantie d’une protection sans faille
contre le risque d’accident nucléaire, dont Tchernobyl montre l’impact
dramatique sur la santé des populations irradiées à court, moyen et long
terme même si une part de ses effets reste à ce jour méconnue
(Belbéoch, 1993). Cette garantie passe par la réalisation d’opérations
de maintenance dans le coeur même des installations nucléaires, là où la
radioactivité constitue un risque permanent pour toute intervention
humaine. Pour prévenir le risque d’accident pouvant entraîner des
irradiations massives, il faut donc – et c’est la contradiction- exposer
aux rayonnements ionisants des travailleurs chargés de ces opérations
de maintenance.
Ces interventions supposent une qualité sans faille tout en respectant
les limites d’exposition aux rayonnements ionisants et sous forte
contrainte de temps. La rentabilité des centrales repose sur une
disponibilité productive la plus grande. Le temps d’immobilisation pour
maintenance doit donc être réduit au strict minimum. La sous-traitance
et la précarisation sont les moyens trouvés par l’exploitant nucléaire
pour gérer contradictions et contraintes de la sûreté nucléaire au
moindre coût. Quels en sont les moyens ? Quelles en sont les
conséquences pour les travailleurs concernés ?
L’objectif de cet article est de tenter de répondre à ces questions. Il
s’appuie sur une recherche engagée en 1988, pour le Ministère du Travail
puis dans le cadre d’une convention avec le Fonds d’Intervention en Santé Publique,
concernant l’organisation du travail et de la santé au travail des
salariés d’entreprises prestataires, » Directement Affectés aux Travaux
sous Rayonnements » (DATR) lors des opérations de maintenance dans les
centrales nucléaire. Deux enquêtes ont été menées, portant l’une
(auprès de médecins du travail) sur les conditions de suivi
médico-réglementaire et de surveillance individuelle des doses de
rayonnements reçues par les travailleurs extérieurs (ATM et col, 1992),
l’autre (auprès des travailleurs eux-mêmes) sur le vécu du travail et de
l’exposition aux rayonnements ionisants (ATM, 1995)
La parole des travailleurs « extérieurs » DATR n’est habituellement pas
sollicitée. Elle a été écoutée dans le cadre d’un film (Pozzo di Borgo,
1996), d’une émission de télévision (J.M. Cavada, 1997), et de quelques
flashs médiatiques. Elle ne s’exprime sur le mode collectif que depuis
certains conflits récents et le plus souvent ponctuels et très
localisés, notamment sur le site de la centrale nucléaire de Chinon.
Dans l’univers nucléaire, cette parole, ces récits, ce discours, n’ont
pas de reconnaissance, ni même d’existence. C’est pourtant cette parole
qui ouvre à la connaissance de l’organisation du travail telle qu’elle
se vit dans la réalité, qui permet aussi la mise à jour des formes que
prennent, dans cette organisation sociale, les rapports sociaux de
domination; parole à la fois soumise et subversive, puisqu’elle donne à
voir cette organisation du travail elle-même comme un système de pouvoir
et d’exploitation, dont la vie, la mort, la santé, la dignité, sont
l’enjeu.
PRODUCTIVITÉ, MAINTENANCE, SÉCURITÉ, SÛRETÉ
Comme pour tout process
technique intégré et automatisé, la productivité de l’industrie
nucléaire et donc aussi sa compétitivité sont liées, non seulement au
fonctionnement du process lui-même, mais à deux autres facteurs
déterminants que P. Zarifian met en évidence dans son analyse de la nouvelle productivité (1990).
Le premier de ces deux facteurs est:
- La réduction des temps pendant lesquels ne se réalisent pas des opérations machiniques.
Pour l’industrie nucléaire, il s’agit en particulier de la durée des
arrêts de tranche au cours desquels le combustible est déchargé et
l’activité nucléaire arrêtée. Cela signifie, pour ces périodes, une
perte de disponibilité des centrales par rapport à la production
d’électricité. C’est une des préoccupations majeures de la direction du
parc nucléaire. En effet dans les années 80, cette disponibilité est
passée de 85 % (1986) à 71% (1992). Ceci a motivé la décision d’un
resserrement de la période annuelle au cours de laquelle sont effectuées
les opérations de maintenance (avril-septembre) et un raccourcissement
de la durée des arrêts de tranche proprement dits, contraignant les
sous-traitants à adopter le travail saisonnier. En 1994, la
disponibilité était remontée à 82%.
Le second facteur est » la fiabilité des installations et des processus (réduction des aléas et des pannes)« .
Dans le cas de l’industrie nucléaire, il s’agit non seulement de
garantir le fonctionnement (et donc la productivité) mais aussi d’éviter
toute menace d’accidents ou de dispersion radioactive dans
l’environnement. Cette exigence de fiabilité est désignée par le terme
de « sûreté nucléaire« . Or, avec le vieillissement des centrales, s’accroissent tant les manifestations d’usure que la contamination radioactive.
Pour garantir la sûreté nucléaire, il faut non seulement accompagner le
processus de fonctionnement et de vieillissement des centrales, mais
anticiper par rapport aux conséquences possibles des phénomènes d’usure.
Les délais d’apparition et les caractéristiques de ces derniers sont
autant d’aléas dont la survenue attendue pour certains, inattendue pour
d’autres, reste pour partie imprévisible: ruptures des gaines du
combustible, fissures de tuyau ou de couvercle de cuve, corrosion au
plomb de certaines tuyauteries, fuites d’effluents radioactifs,
apparition de défauts sur des vannes ou robinets, diminution
d’étanchéité de certaines soudures, etc. C’est ce que, dans l’industrie
nucléaire, on appelle « le fortuit« , c’est-à-dire la rencontre d’événements non programmés.
Le maintien en état des centrales nucléaires suppose donc le déploiement
d’une activité de maintenance permanente dans laquelle l’anticipation
est indispensable pour limiter la probabilité de la panne ou de
l’accident. Une part déterminante de cette activité est l’interprétation
des signes du vieillissement, de menaces de fissures, de l’usure des
joints et des soudures, des défauts d’une structure métallique, du « travail »
même des éléments matériels qui composent le système technique du cycle
nucléaire. Ainsi, la maintenance consiste à exercer une surveillance
sans faille des signes et des modalités d’usure des matériaux ainsi que
des multiples systèmes, mécaniques, électriques, électroniques, qui
s’enchevêtrent dans le processus de production d’énergie nucléaire.
Même si elles sont aidées par des systèmes techniques et électroniques,
l’interprétation des signes d’usure, la décision et la mise en oeuvre
des mesures correctives nécessaires ne sont pas des tâches que l’homme
peut déléguer à des robots. Il faut aller voir et travailler là même où
les risques sont les plus grands à la fois pour la sûreté et pour la
sécurité: le bâtiment réacteur, le circuit primaire, les générateurs de
vapeur. La radioactivité y est présente et toujours dangereuse.
Là réside une des contradictions majeures auxquelles ont à faire face
les dirigeants de l’industrie nucléaire: la sûreté nucléaire dépend de
la qualité des opérations de maintenance dans lesquelles l’intervention
humaine est irremplaçable. Mais en même temps, plus les centrales
vieillissent, plus les risques d’irradiation et de contamination
augmentent, ce qui accroît l’exposition potentielle des personnes
chargées de ces interventions.
Il importe ici de soulever une question qui se situe en amont de la
situation actuelle. Qui mieux que les agents EDF étaient à même
d’assurer cette fonction déterminante de l’organisation productive d’une
centrale nucléaire ? Présents de façon permanente sur les sites,
accumulant l’expérience du fonctionnement des centrales et de ses
incidents, ces travailleurs représentent (ou représentaient) la mémoire
concrète des installations nucléaires pour lesquelles l’expérience
industrielle a encore très peu de recul. Sachant que l’industrie
électrique est en France un monopole d’état, qui, dans sa conception
originelle, avait été conçu avant tout comme un service public et non
comme une activité soumise à la concurrence internationale, pourquoi
l’exploitant EDF et l’État n’ont-ils pas choisi de s’appuyer sur cette
expérience, ces savoir-faire, cette mémoire des installations, pour
garantir la sûreté et la sécurité, tant par rapport aux travailleurs sur
les sites des centrales que pour la population vivant au voisinage de
celle-ci ? Pourquoi avoir fait le choix de sous-traiter la maintenance
dans l’industrie nucléaire ?
LA SOUS-TRAITANCE
C. Altersohn (1992), spécialiste de la sous-traitance au Ministère de l’Industrie, définit ainsi la sous-traitance:
» Il s’agit toujours d’une pratique qui permet à un agent
économique de se décharger sur un autre de tâches qui lui incombe
juridiquement au titre d’obligations souscrites dans le cadre de sa
propre activité ». Il met ainsi en évidence « l’existence de rapports de
domination liés à la nature même de la relation de sous-traitance,
formée à la suite de choix entre faire et faire-faire qui sont toujours
aléatoires ».
Quelles sont les modalités concrètes d’exercice de ces rapports de domination?
Dans une étude juridique concernant la « sous-traitance et les relations salariales » à propos de deux secteurs industriels très différents (l’aérospatiale et le textile-habillement), M. L. Morin (1994) montre que « l’asymétrie des relations entre donneurs d’ordre et sous-traitants » s’exprime à deux niveaux.
Le premier niveau concerne le rapport économique dans lequel les premiers mettent en concurrence les seconds dans le cadre d’appels d’offre sans cesse renouvelés et qui consacrent une logique du » moins-disant » (c’est-à-dire le sous traitant le moins cher).
En second lieu, interviennent
des formes diversifiées de sujétion technique qui imposent aux
sous-traitants les exigences du donneur d’ordre en matière de procédés
techniques, qualité, délais et « partage des risques« . Il s’agit, en réalité, d’un transfert des risques vers les sous-traitants. M.L. Morin montre en effet que:
» le risque de l’emploi devient l’affaire des sous-traitants ».
En d’autres termes, les donneurs d’ordre ne s’estiment pas responsables
des problèmes d’emploi qui peuvent apparaître chez leurs sous-traitants
du fait des fluctuations de leur propre activité. Le recours aux emplois
temporaires ou aux prêts de main d’oeuvre devient, pour les entreprises
sous-traitantes, la seule stratégie possible pour faire face à ces
fluctuations sans mettre en péril leur survie économique et leur
compétitivité face aux autres sous-traitants.
M.L. Morin montre également comment la différenciation des niveaux de
salaire et des conventions collectives joue également un rôle dans les
relations de sous-traitance, car elle permet, pour les donneurs d’ordre,
un abaissement du coût du travail sans que ce dernier ait dû être
négocié avec les organisations syndicales dans leurs propres
établissements.
Les employeurs sous-traitants sont prisonniers d’une double
contradiction: l’une les oblige à gérer dans des délais de plus en plus
étroits et à des prix de plus en plus bas les exigences techniques et de
qualité constamment renforcées posées par les donneurs d’ordre; l’autre
met en opposition l’ensemble des contraintes imposées par les donneurs
d’ordre et les conditions de travail, d’emploi et de rémunération de
leurs salariés.
M.L. Morin l’écrit, le droit du travail n’a pas de prise sur ces
rapports de domination qu’instaurent les relations de sous-traitance. En
effet, ils s’exercent, non pas entre un employeur et des salariés dans
le cadre d’une relation contractuelle assortie de garanties, mais dans
un assujettissement total des salariés des entreprises sous-traitantes
au jeu de la concurrence dans le cadre d’une relation marchande
« client-fournisseur ».
A. Supiot (1994) dans sa « Critique du Droit du Travail » insiste, pour sa part, sur ce fondement du droit du travail que représente le contrat de travail. Celui ci « a
eu et a toujours pour première raison d’être de faire resurgir le
salarié en tant que sujet de droit dans l’entreprise, c’est-à-dire de
civiliser le pouvoir patronal en le dotant d’un cadre juridique
d’exercice« . C’est ce cadre qui se trouve marginalisé dans les
relations de sous-traitance, puisque celui qui détient le pouvoir sur
l’organisation du travail – le donneur d’ordre – l’exerce non
pas en référence aux droits et obligations contenus dans le contrat de
travail mais par le biais d’une relation marchande entre entreprises.
LE CHOIX DE LA SOUS-TRAITANCE DANS L’INDUSTRIE NUCLÉAIRE
Le choix, pour la maintenance
de l’industrie nucléaire, entre faire et faire-faire, a été tranché en
faveur du « faire-faire », à partir des années 80.
L’engagement d’EDF dans la compétitivité internationale et la stratégie
d’exportation (du courant électrique et de centrales nucléaires),
imposent de rompre avec la logique d’une négociation salariale qui
encadrait trop étroitement la politique de gestion du personnel, des
salaires et des conditions de travail. C’est en référence à un discours
sur la modernisation, le projet d’entreprise et de nouvelles formes de management
(dont un ouvrage collectif récent présente les différents aspects
idéologiques: H.Y. Meynaud, 1996), que la direction d’EDF engage les
réformes structurelles qui vont conduire à une externalisation quasi
complète de la maintenance.
Comme dans le cas d’autres grandes entreprises nationalisées, s’engager
dans la voie de la sous-traitance, c’est pour la direction d’EDF et
l’État – sans avoir à le justifier par d’autres motifs que la
rationalisation gestionnaire – se dégager des contraintes du Statut du
Personnel et du mode de relations salariales établi dans l’entreprise
depuis 1945, dont plusieurs ouvrages retracent les origines et
l’histoire (L. Duclos, N. Mauchamp, 1994; N. Gérôme, 1989, Groupe de
recherches historiques de la centrale de Cheviré, 1987; J. Janiaud,
1990).
S’appuyant sur le partenariat industriel déjà existant avec les constructeurs des centrales (en particulier, Framatome et Alsthom)
qui assurent, depuis le démarrage des centrales, la maintenance
hautement spécialisée de ces dernières, la stratégie du Parc Nucléaire
français, à partir de 1988, est de sous-traiter la quasi-totalité de
l’exécution des travaux de maintenance en ne gardant, à l’interne que
les tâches de préparation et de contrôle de ces travaux. Le volume de
maintenance sous-traitée passe en 5 ans de 20 à 80 %.
Ce choix de la sous-traitance n’est pas annoncé officiellement en tant
que tel mais il est entériné, sans concertation avec les organisations
syndicales, par un rapport du Service de Production Thermique EDF
concernant » l’amélioration de la sûreté nucléaire en exploitation ? » (Rapport Noc 1990). L’objectif affiché de ce rapport est de répondre à la question : « Comment réaliser un progrès significatif en matière de qualité et de sûreté d’exploitation dans la maintenance ? » La réponse donnée par la direction d’EDF s’appuie sur un double mouvement:
- le développement d’une activité interne à EDF et » à personnel constant »
de préparation, de contrôle et d’analyse des interventions de
maintenance. Cela suppose une transformation des qualifications des
agents EDF et le recrutement exclusif de diplômés (au minimum bac+2).
L’objectif recherché est un « changement culturel » vers une « multicompétence fonctionnelle » et l’augmentation de la partie méthodes et contrôles de la maintenance;
- La sous-traitance des tâches d’exécution au nom d’une gestion rationnelle du » bon et plein emploi« :
« Pour des raisons économiques évidentes dans le cadre du bon et
plein emploi une part importante de ces activités (c’est-à-dire la
manutention du combustible, le traitement des déchets solides,
l’assistance-chantier qui comporte laverie, décontamination, nettoyage,
montage, échafaudage, sas manutention) doit être sous-traitée, la
maîtrise de ces interventions étant assurée par la préparation et le
contrôle technique de celles-ci.«
Les raisons économiques « évidentes » ne sont pas désignées concrètement, mais les « métiers »
évoqués le montrent, il s’agit de travaux peu qualifiés dont le coût, à
l’interne, est beaucoup plus élevé que s’ils sont sous-traités.
Un agent EDF résume ainsi ce que représente pour lui la transformation
de l’organisation de la maintenance sur les sites nucléaires, au cours
d’un colloque, organisé par les CCAS EDF, en mars 1995, sur les
conditions de travail dans la maintenance nucléaire:
» Un arrêt de tranche, c’est mille salariés, c’est pratiquement le
double d’effectif qu’il y a en agents statutaires. C’est quelque chose
de phénoménal. Sur un site comme le nôtre, en 1990, le nombre d’heures
effectuées en sous-traitance totale, c’est-à-dire en arrêt et hors
arrêt, était de 85 000 heures. En 1993, il a été de 220 000 heures. Et
cette augmentation n’est pas simplement liée à une augmentation des
travaux. On aurait effectué davantage de travaux de 90 à 93. Or, la
quantité de travaux a été quasiment identique, le nombre d’arrêts de
tranche a été quasiment identique, donc il s’agit bien d’un transfert de
travaux qui, jadis étaient faits au sein de l’EDF, qui ont été vers la
sous-traitance.
Les enjeux de la maintenance depuis 1990 ? le principal c’est la
maîtrise des coûts de maintenance. Il faut savoir que sur un kW/h
produit, à la sortie de l’alternateur il y a dix pour cent qui est
consacré à la maintenance. Pour maîtriser les coûts ça a été, au niveau
des agents EDF, de se recentrer vers des activités d’ingénierie et de
préparation, les activités d’exécution étant sous-traitées en arrêt de
tranche.
On nous rabâche toujours que l’agent EDF revient beaucoup plus cher si
on compte les taux horaires et tout ce qui vient se greffer autour, les
avantages. Alors bien sûr on nous dit toujours que l’agent extérieur qui
intervient sur les sites a un coût de revient nettement moindre. Mais
ce qu’on oublie de préciser, c’est qu’il y a la préparation qui est
faite par EDF, il y a tout un tas de choses qui viennent se greffer
là-dessus.
Les agents EDF ont l’impression qu’on veut les éliminer un petit peu.
Sous l’aspect réduction d’effectifs, réduction des coûts, on dit : les
agents EDF ne sont pas rentables donc on préfère donner les activités au
privé.
La nature du travail des agents EDF a changé et c’est une question
fondamentale. Tout était certes dans un cadre conflictuel mais tout
était encadré techniciens, ouvriers tendus vers l’objectif de la
réussite de l’entreprise, de notre conception du service public, de la
conception technologique que nous avions.
Il y a quinze ans, l’arrêt de tranche, on regardait pas la rentabilité.
On faisait de la sûreté au départ. C’était la première chose, la sûreté
et la sécurité du personnel. On prenait garde à la sécurité du
personnel. Et l’évolution actuelle est plutôt une tendance inverse. On
fait des arrêts de tranche de plus en plus courts sous l’égide de la
rentabilité. Maintenant, on n’entend parler dans les arrêts de tranche
qu’argent, enveloppe. On n’entend moins parler de sûreté et de sécurité
du personnel, on en n’entend plus parler. Aujourd’hui, l’objectif
qu’impose EDF pratiquement à tout le monde, c’est celui de la
rentabilité, c’est celui qui doit faire en sorte qu’EDF devienne une
entreprise privée comme les autres avec une taille telle qu’elle se
trouve en situation d’exploiteur vis-à-vis de ses partenaires. On
devrait montrer un peu l’exemple vis-à-vis de ces gens-là. Mais
malheureusement c’est un rapport de fric, un rapport d’argent.«
Le rapport Noc présente donc un vaste programme de
rationalisation de la gestion le la maintenance, dont l’objectif tel
qu’il est perçu par ceux qui le mettent en oeuvre, est avant tout celui
de faire diminuer les coûts.
LA DIVISION DU TRAVAIL ET DES DOSES
Le rapport Noc
occulte une dimension essentielle de l’organisation sociale du travail
choisie. Du fait de l’exposition aux rayonnements ionisants, la division
du travail y prend un caractère particulier. Elle n’est pas seulement
division des tâches, du travail proprement dit. Elle est aussi, et
peut-être avant tout, une division des doses de rayonnements reçues par
les travailleurs. Tout d’abord, s’impose à l’observation une
externalisation massive du risque d’irradiation et de contamination des
agents EDF vers les travailleurs extérieurs, selon la division technique
classique: conception (ici préparation/contrôle), exécution. Environ 25
000 salariés de plus de 1 000 entreprises différentes, les travailleurs
extérieurs, reçoivent 80 % de la dose collective annuelle enregistrée
sur les sites nucléaires, avec des doses individuelles moyennes
mensuelles, par mois de présence en zone irradiée, 11 à 15 fois plus
élevées que celles des agents EDF (ATM et col, 1992).
Entre les travailleurs « extérieurs » eux-mêmes, une autre division du travail apparaît qui sépare les tâches, importantes pour la sûreté, pour lesquelles un travail préalable a permis de réduire l’exposition aux rayonnements ionisants et les tâches ordonnées à la préparation des premières dont, en particulier, les tâches fortement exposées aux rayonnements ionisants.
Les rapports sociaux qui s’établissent entre les différentes catégories
de travailleurs impliqués sont eux-mêmes traversés par cette division du
travail et des expositions qui met les uns en situation, non seulement
de servir les autres mais de prendre à leur compte l’exposition
au risque d’irradiation et de contamination de l’ensemble de l’activité
de maintenance.
Pour que cette exposition soit socialement et politiquement acceptable
et légitime, le non-dépassement des limites réglementaires est assuré
par les industriels du nucléaire dans des conditions strictes mais à
l’aide d’une gestion des emplois par la dose dont les travailleurs » extérieurs
» expliquent le mode de fonctionnement. Les marges de manoeuvre dont
ils disposent pour gérer cette contradiction entre la santé et l’emploi,
pour négocier leur rapport à la dose, sont étroitement déterminées par
la place qu’ils occupent dans cette division du travail.
Les salariés qualifiés permanents n’ont pas à assurer les tâches les plus « coûteuses en dose« . Ainsi un robinetier qualifié, intervenant sur le circuit primaire, explique:
« La mise en place des tapes GV (c’est une opération de fermeture de circuits, dans des emplacements particulièrement radioactifs.),
on l’a faite deux fois et on a arrêté. A cause des doses. Moi je l’ai
fait. Vous avez des points chauds de 28 à 30 rems, et 19 rems
d’ambiance. Vous rentrez 2 minutes, vous prenez 450 millirems (soit
près du quart de la dose annuelle autorisée par la législation
européenne que la France doit, incessamment, transposer en droit
français). Vous avez des gens qui font ça toute l’année. » (Guy mécanicien, CDI, 35 ans).
Si ces travailleurs intervenant sur des opérations jugées importantes
pour la sûreté estiment que les niveaux de contamination ou
d’irradiation sont trop élevés, ils peuvent exiger l’adoption de mesures
immédiates de protection.
« Nous, on fait décontaminer après l’ouverture. Enfin on fait venir
une société qui fait que ça. Si on ne décontaminait pas, on prendrait
1,3 rem. S’il y a du plomb à mettre c’est eux qui le mettent. On n’est
pas habilité pour ça nous. Mais s’il y a besoin de mettre des matelas de
plomb c’est eux qui le mettent. » (Guy, mécanicien, CDI, 35 ans).
Ainsi s’organise une division du travail et des expositions qui font se
succéder sur un même chantier des équipes d’entreprises différentes
assurant l’un ou l’autre versant de cette division du travail.
« Au début j’ai travaillé dans le carré d’as. C’est quatre vannes, ça fait un carré (il
s’agit de quatre très grosses vannes du bâtiment réacteur, généralement
fortement contaminées. Pour assurer la radioprotection des intervenants
de maintenance sur ces vannes, il faut déployer d’importants moyens.). En
robinetterie, c’est là où ça pète le plus. Si on est bien organisé, ça
va. Si on n’est pas bien organisé, ça va pas. Parce ce qu’on n’est pas
deux, trois à faire ça. Vous allez être plusieurs équipes. Il y a un
tellement gros débit en dosimétrie qu’il faut changer vite fait. D’abord
une équipe nettoyage -tu t’en vas de là -, après une équipe démontage,
après il y a une équipe qui vient pour enlever toutes les pièces
internes. On va plus loin , on va pas rester à côté , on va à
« l’atelier chaud » nettoyer, là où ça pète pas, et puis après, il y
aura une équipe remontage. C’est quand même organisé. C’est à peu prés
un des seuls trucs qui est bien suivi. » (Eric, mécanicien, CDI, 22 ans).
Mais, il faut aussi disposer des marges de manoeuvres qui permettent
d’être affecté hors zone contrôlée lorsque le niveau de dose reçue est
élevé.
Ce n’est pas le cas des travailleurs temporaires effectuant le
nettoyage, c’est-à-dire la décontamination radioactive dont le contrat
est » à durée de chantier » et pour qui un niveau de dose
élevé signifie la fin de ce contrat ou de la mission d’intérim. Ces
tâches de préparation portent le nom de » servitudes nucléaires ». Ceux
qui en sont les opérateurs expliquent qu’ils sont là pour « prendre des doses afin que d’autres n’en prennent pas« .
LE » DROIT » À LA DOSE
C’est alors que peuvent se développer les pratiques dites de « tricherie »
qui consistent pour le salarié à laisser de côté le dosimètre pour
éviter que l’enregistrement de doses trop élevées lui porte préjudice en
terme d’emploi. Les salariés sont d’autant plus conscients du risque
pour l’emploi que la mise en service d’un fichier informatisé des
expositions par EDF, depuis 1992, conduit à des interdictions de site
ceux pour lesquels le crédit de doses individuel est épuisé. Car il ne
s’agit plus pour eux d’une mesure de prévention mais d’un « droit » qui les « protège » contre la menace du chômage.
« On a droit à 5 rems/an (selon la législation en vigueur au
moment de l’enquête, sachant que la législation, sur le point d’être
adoptée va « réduire ce droit » à 2 rems) On prend des doses, c’est
obligé parce qu’il y a un manque de personnel: ici où on devrait être
quatre ou cinq, il n’y a que deux gars. Maintenant il y a un programme
qui commence à se faire sur les centrales par ordinateur. (C’est le système DOSINAT
qui enregistre sur ordinateur, en temps réel, la dosimétrie
individuelle, à l’aide d’un dosimètre électronique. Ces enregistrements
sont nominatifs, interconnectés entre les différents sites, ce qui
permet à tout moment à EDF de connaître la dose cumulée de chaque
intervenant) Si vous prenez tant de doses ici tout est cumulé sur
ordinateur. Si vous arrivez sur une autre centrale et que vous êtes à
la limite de dose, vous ne pouvez plus rentrer. C’est EDF qui fait ça..
Pour les grosses boîtes avec personnel stable et interventions
nombreuses et diverses, il y a possibilité d’alterner les chantiers en
zone et hors zone. Mais pour les » gens en location », les
intérimaires, il n’y a plus de travail pour eux s’ils ont dépassé la
dose d’où les tricheries sur le port du saphymo, pour ne pas être
interdit de zone à cause de la dose. Vous en avez sûrement vu des gars
qui sont dans des boîtes de location. Après un arrêt de tranche, quand
ils arrivent à la dose et qu’ils savent pas ce qu’ils vont faire, qu’ils
risquent de se retrouver à la maison pendant deux ou trois mois. On va
les foutre au tiroir et quand on n’aura plus besoin d’eux, on les
sortira du tiroir. Ça c’est réel. Pourquoi certains enlèvent leur
saphymo pour travailler ? Pour qu’on ne sache pas la dose qu’ils ont
prise, pour pouvoir travailler plus longtemps. J’en connais. » (Alain, robinetier, CDI, 26 ans).
Ces pratiques ne relèvent pas seulement du salarié. Plusieurs
travailleurs interviewés ont subi des pressions de l’employeur pour
laisser le dosimètre lors d’une intervention fortement exposée. Cela
concerne également ceux que menace la « mise au vert » avec chômage
partiel en cas de forte exposition.
» Quand on prend des doses comme ça, c’est des interventions très
courtes, c’est spécifique aux GV. On passe une demi-heure à s’habiller,
on travaille entre une et trois minutes et après c’est fini, on passe le
reste de la journée à jouer au tarot. Si on dépasse 5 rems « on a droit
à 5 rems par an », on va être mis au vert. Éventuellement en chômage
partiel, payé 27,50 francs de l’heure.
Parfois on peut rentrer en zone pour faire un petit truc, mais on nous
appelle les » bêtes à rems », si vous voulez savoir… Et puis il y a
ceux qui bouchent les trous de GV, les trous qui sont « fuyards », eux
on les appelle les » jumpers « . Ils en prennent encore plus que nous !
Les GV, c’est tout des tubes, c’est des échangeurs de chaleur. Les
tubes s’usent, il y en a qui fuient et quand ils fuient ils se
débouchent des deux côtés.
Qui fait ça ?
C’est d’autres entreprises avec beaucoup d’intérimaires. (Jean-Louis, mécanicien CDI, 37 ans).
Un jeune de 23 ans exprime son ambivalence entre protection de sa santé
et maintien dans l’emploi, par rapport à la gestion de l’emploi par la
dose:
» Quand je bosse, s’il y a un endroit où le débit de dose est trop
élevé j’y vais pas… Je vais voir le chef et je lui demande de mettre un
petit jeune qui n’a pas de doses. Parce qu’ils prennent des petits
jeunes en cours d’année. Nous ça fait depuis le début de l’année qu’on
prend des doses et eux ils sont tout neufs. Autant les envoyer eux
qu’ils prennent un peu de doses et deviennent au même niveau que nous.
Parce qu’après ils vont nous mettre au taquet et nous remplacer par des
petits jeunes qui ne connaissent pas le métier. La dernière fois il me
restait 600 millirems à prendre pour atteindre la limite des 5 rems/an.
J’ai préféré partir quinze jours avant la fin de mon contrat. 600
millirems ça va vite J’avais pas envie de prendre le risque. Le patron
n’était pas content… Je ne me suis jamais trop renseigné mais je pense
qu’au niveau de la santé ça doit pas être très bon à la longue… «
L’atteinte des limites de dose a pour conséquence l’interdiction pure et
simple d’entrer en centrale. EDF délègue ainsi aux entreprises
sous-traitantes la responsabilité de la gestion des conséquences de
cette mesure d’interdiction, en termes d’emploi et de salaire. Ces
entreprises n’étant pas liées par les garanties du statut EDF, elles
gèrent ces conséquences par le recours au chômage. Lorsqu’il s’agit de
travailleurs permanents, le préjudice concerne essentiellement le
revenu, lors de mises en chômage partiel. Quand il s’agit de salariés
temporaires, le préjudice est double: ils perdent l’emploi et parfois
toute forme de revenu, compte tenu des modalités de constitution des
droits à indemnisation-chômage que met en question l’emploi intermittent
sauf dans le cas de statut particulier comme celui des intermittents du
spectacle.
C’est donc, en ultime ressort, le travailleur DATR lui-même qui est mis en demeure de choisir entre son emploi ou un risque pour sa santé, soit librement
en laissant spontanément le dosimètre à la porte, soit parfois même
sous la pression de son employeur qui tente ainsi de s’abstraire de la
contrainte de radioprotection et de ses conséquences. On est à des
années lumière de ce qu’était censé représenter le droit de retrait des
situations dangereuses introduit dans le Code du Travail en 1982. Cette
division du travail et des doses rend irréel le recours possible à ce
droit par ceux dont le travail est justement d’être exposé aux
rayonnements ionisants.
CONCLUSION
En sous-traitant les travaux
de maintenance, l’exploitant nucléaire réussit, non seulement à en
diminuer le coût financier, mais aussi à imposer une externalisation du
travail sous rayonnements sans contestation ni de la part des
organisations syndicales, ni des pouvoirs publics. Le fractionnement de
la dose collective sur une population de plusieurs dizaines de milliers
de travailleurs intermittents permet à la direction d’EDF d’affirmer que
l’exposition aux rayonnements ionisants est sous contrôle et ne met pas
en péril la santé des travailleurs. Du simple point de vue
épidémiologique, cette affirmation demande à être discutée au regard des
données internationales qui récusent toute notion de seuil dans la
pathogénicité des rayonnements ionisants. Mais, l’intense précarisation
des emplois et donc du suivi médical, les situations fréquentes de cumul
de risques chez les intermittents du nucléaire, rendent
particulièrement aléatoire la mise en évidence de pathologies
spécifiques liées aux faibles doses de rayonnements. En
revanche cette invisibilité socialement construite permet aux autorités
sanitaires françaises, comme dans le cas de l’amiante, de ne pas
considérer les conséquences de cette situation comme étant préoccupantes
du point de vue de la santé publique.
Au-delà de la question des rayonnements ionisants, la santé comme un
tout est elle-même menacée par cette organisation du travail: non
seulement à cause des risques cumulés d’accidents du travail, de
maladies professionnelles et d’atteintes à la santé non spécifiques,
liées à des conditions de travail éprouvantes physiquement, nerveusement
et psychologiquement, mais aussi et peut-être surtout par le silence,
individuel et collectif, imposé aux travailleurs qui vivent cette
division sociale du travail et des risques. Or ce silence est
structurel. Les relations de sous-traitance permettent au donneur
d’ordre EDF de s’affranchir de toute confrontation directe à la parole, à
l’expression des travailleurs « extérieurs » DATR, sur leurs conditions de travail et sur les implications de celles-ci pour leur santé et celle de leurs familles.
Au nom de la compétitivité, ce silence permet aux industriels du nucléaire » donneur d’ordre et sous-traitants« ,
mais aussi à l’État, de faire reculer ainsi au plus tard possible le
moment d’affronter réellement la contradiction qui est au coeur même de
la production nucléaire et qui explique la stratégie adoptée. La crainte
est grande, chez ceux qui ont compris cette contradiction et la
stratégie mise en oeuvre pour la contourner, que seule la survenue d’un
accident grave permette enfin d’ouvrir un débat qui, à terme, ne pourra
être éludé. A moins qu’une socialisation de la parole des travailleurs DATR,
qui se dessine à travers certains conflits récents engagés par ces
travailleurs et soutenus par des syndicalistes EDF, permette qu’elle
soit entendue et prise au sérieux par les responsables syndicaux et
politiques. Car si l’accident nucléaire constitue une terrible menace
pour la France entière, il est, humainement, socialement et politiquement, tout aussi inacceptable de voir renaître, au sein de la société française, des formes de servitude qui renouent avec l’esclavage.
Annie THEBAUD-MONY,
La Gazette Nucléaire n°175/176, juin 1999.
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CFDT Magazine, 1/12/2008
Industrie nucléaire – Les sous-traitants en première ligne
- N°348 – Elisabeth Kulakowska
Au quotidien : Conditions de travail
Les donneurs d’ordre font appel à la sous-traitance en négligeant leurs responsabilités sociales. Les bonnes conditions de travail sont pourtant un gage de sûreté pour les salariés, les citoyens et l’environnement.
« J’étais au chômage. Je suis allé voir le maire de mon village qui m’a dit que le nucléaire embauchait. L’employeur m’a payé une formation et j’ai obtenu mon habilitation au nucléaire et à la radioprotection en 1989. » Michel Pendeleur est décontamineur, un métier dur qui consiste à nettoyer les réacteurs. « Récemment, on nous appelait encore les « agents de servitude », poursuit-il.
«Au début, je faisais tous les arrêts de tranche. On entre à l’intérieur du réacteur, on découpe au chalumeau dans une atmosphère qui peut aller jusqu’à 46 degrés. Lorsqu’on n’est pas habitué, on peut s’évanouir car on travaille avec plusieurs couches de vêtements qui nous protègent contre les radiations. Pour décontaminer une «piscine», on doit mettre un heaume ventilé et on ne peut rester à l’intérieur que 2h30. C’est parfois très long… » Aujourd’hui, Michel travaille pour Polinorsud, une société sous-traitante d’Areva.
En vingt ans de métier, il observe un «laisser-aller» de plus en plus grand de la part des donneurs d’ordre à l’égard des sous-traitants sur l’application des mesures de sûreté. Pourtant, « là où nous intervenons, on n’a pas le droit à l’erreur», dit Michel. Les incidents du mois de juillet sur le site du Tricastin ont remis à l’ordre du jour ce que dénonçaient depuis longtemps les organisations syndicales: des conditions de travail de plus en plus dégradées, un recours accru à la sous-traitance pour assurer la maintenance sur les sites et des interventions souvent menées à marche forcée qui font peser des risques sur la santé des salariés.
Tirer les leçons. « Ce qui s’est passé à Socatri était prévisible. Tous les éléments étaient réunis pour qu’un incident survienne : dégradation de la sécurité, banalisation du risque, manque d’effectifs, rôle du CHSCT négligé, turn-over très important depuis de nombreuses années avec pour conséquence un savoir-faire qui se dilue», explique Michel Bouchon, délégué syndical du groupe CEA sur le site de Marcoule où cohabitent des installations d’Areva et du CEA.
Lors d’une réunion du 20 mars 2008, la CFDT avait alerté le CHSCT sur des problèmes d’organisation (changement de décisions au dernier moment, remise en cause de la délégation de pouvoirs du chef d’équipe…) qui avaient pour conséquence de créer un climat conflictuel. « Ces problèmes récurrents doivent être traités afin d’éviter qu’un incident se produise», avaient conclu les délégués du personnel.
« En tant qu’organisation syndicale, nous avons des leçons à tirer de cet incident», souligne Jean-Pierre Bompard, secrétaire confédéral. « Ce qui a été dit pour la Socatri vaut pour l’ensemble de l’industrie nucléaire, poursuit Michel Bouchon, à des degrés divers bien entendu et sans faire d’amalgame, mais tous les éléments sont là pour expliquer les dysfonctionnements qui mènent à un incident. »
En une vingtaine d’années,
l’organisation du travail dans l’industrie nucléaire s’est radicalement
transformée. Alors que ce secteur -qui comporte principalement trois
entreprises donneuses d’ordre (Areva, le CEA et EDF) employait moins de 50% de salariés «extérieurs», à l’heure actuelle, le
recours à la sous-traitance, dans certains cas, atteint 80%. A EDF,
près de 22 000 salariés prestataires interviennent aux côtés de 19 000
agents sur les 19 centrales nucléaires françaises.
Faire-faire, un choix.
«Le choix pour la maintenance de l’industrie nucléaire, entre faire et faire-faire, a été tranché en faveur du faire-faire, à partir des années 80, note Marie-Hélène Gourdin, secrétaire fédérale de la fédération Chimie-Energie (FCE). Conséquence : les agents EDF sont passés d’exécutant à contrôleur. » Ce sont donc les travaux «d’exécutant», les plus pénibles et les plus risqués (assainisseur, décontamineur, calorifugeur), qui progressivement ont été confiés aux sous-traitants.
Les travaux les plus pénibles et les plus risqués sont confiés aux sous-traitants
Ces derniers interviennent surtout lors des arrêts de tranche des centrales nucléaires période de révision des réacteurs nucléaires, au cours de laquelle ils sont arrêtés – et pour des opérations d’assainissement d’installations en phase de démantèlement (1). « Ce sont justement quand les interventions présentent le plus de risques et nécessitent un vrai savoir-faire et des conditions de sûreté maximum que les entreprises donneuses d’ordre, en particulier EDF, font des économies », dénonce Christophe Faucheux, responsable du parc nucléaire à la FCE.
Alors qu’au début des années 90 un arrêt de tranche durait entre deux et trois mois, il peut être aujourd’hui réduit, dans le cas le plus extrême, à dix-huit jours. Les entreprises qui refusent de faire le travail dans un tel délai sont remplacées par d’autres. « Ce turn-over provoque systématiquement une dégradation des contrats de travail et une démotivation », rebondit Yannick Rouvière, secrétaire du syndicat CFDT du site de Marcoule. « Une journée d’arrêt de tranche coûte à EDF I million d’euros, l’objectif de la direction est donc de raccourcir le plus possible la durée des arrêts. La pression sur l’ensemble des salariés est énorme. »
Différents statuts.
A cette pression s’ajoute celle de la précarité de l’emploi des «exécutants » des entreprises sous-traitantes qui travaillent sur le même chantier que les « contrôleurs, qui, eux, sont salariés de l’entreprise donneuse d’ordre et bénéficient d’une convention collective plus avantageuse. «Sur certains chantiers, raconte Michel Pendeleur, délégué syndical CFDT, peuvent se côtoyer des salariés dépendant d’une dizaine de sociétés différentes et donc autant de conventions collectives différentes. Cela crée inévitablement des tensions. Cela entraîne aussi la disparition des solidarités entre salariés. Les liens se sont rompus. »
« La différence de statut se retrouve aussi au niveau du suivi médical des salariés. Très rigoureux pour les salariés des entreprises mères, il l’est moins pour les sous-traitants », remarque Cécile Kégélian, infirmière au CEA, sur le site de Marcoule. Par ailleurs, l’enjeu de la détection d’une irradiation est différent pour ces derniers. Quiconque entre « en milieu ionisant» est muni obligatoirement d’un dosimètre. Celui-ci mesure les effets biologiques possibles sur l’organisme en «équivalent dose» (2). La réglementation établie par la directive européenne Euratom, en vigueur depuis 1990, interdit à un salarié de recevoir plus de 2 rems par an. Au-delà, le travailleur ne peut pas entrer en zone nucléaire. «Le donneur d’ordre n’est pas suffisamment rigoureux sur le suivi de l’application des procédures pour l’ensemble des salariés», souligne Jean-Pierre Bompard.
« Elles sont souvent meilleures en France qu’ailleurs en Europe, précise Michel Pendeleur, mais les problèmes commencent avec leurs applications. Par exemple, lorsqu’un salarié en CDI dépasse la dose, il est envoyé sur un autre poste, mais lorsque c’est un sous-traitant dont le travail consiste à n’intervenir qu’en zone ionisante, il perd son travail. Les entreprises donneuses d’ordre disent faire en sorte d’éparpiller les risques d’irradiation, mais le résultat reste que 80% des doses sont prises par 20% des salariés. »
La «triple peine».
Ces mêmes salariés habitent le plus souvent la région et, en cas d’incident, subissent dès lors une « triple peine»: en tant que salarié, ils sont les premiers touchés par les risques de contamination et d’irradiation; en tant qu’habitant de la région, leurs familles risquent d’être touchées; et ils sont accusés par leurs voisins de travailler pour une entreprise polluante. « Les salariés se retrouvent dans des situations psychologiques parfois très difficiles, raconte Cécile Kégéhan, car l’industrie nucléaire leur donne du travail, c’est difficile pour eux de dénoncer leurs conditions de travail».
Certes, la sous-traitance touche l’ensemble de l’activité industrielle en France et dans le monde. « On ne s’oppose pas à la sous-traitance, précise Henri Catz, elle est parfois justifiée, mais le secteur du nucléaire n’est pas un secteur comme les autres. Il faut être beaucoup plus vigilant et rigoureux».
Plus radicale, la sociologue Annie Thébaud-Mony (3) s’interroge: «Jusqu’où peut aller la logique de la rationalisation à moindre coût sans mettre en péril la sûreté nucléaire ? » « Le défi du nucléaire n’est pas technologique, mais culturel», renchérit Gilles Bridier (4). pour que les conditions de sûreté soient toujours optimales, et de façon intransigeante. Ce qui bannit, poursuit-il, toute recherche de productivité qui nuirait à l’exercice de cette sûreté » et ce qui implique « de ne pas s’inscrire dans un système de marché, avec appels d’offres concurrents et recherche de rentabilité au détriment de la qualité dans le cas d’une sous-traitance ».
Si la réalité montre que l’industrie du nucléaire ne fait pas exception et qu’elle a basculé dans la politique du moindre coût, l’action syndicale doit agir selon cette réalité tout en la dénonçant. «Amener les salariés à comprendre que le « geste professionnel » et la sûreté vont de pair doit être une priorité pour la CFDT», déclare Gilles Compagna, représentant CFDT au Haut Comité pour la Transparence et l’Information sur la Sécurité Nucléaire (HCTISN). L’autre levier doit être la responsabilité sociale de l’entreprise.
«Il n’est socialement pas admissible qu’EDF fasse porter la responsabilité de la gestion du risque aux autres, insiste Marie-Hélène Gourdin, c’est un enjeu global de responsabilité sociale de l’entreprise. Ces questions doivent être abordées de toute urgence car on entre dans une phase de démantèlement de ces installations et les enjeux de transmission de savoir-faire seront cruciaux. »
Retracer l’historique. En France, l’industrie nucléaire civile a pris son essor dans les années 60. Comme la durée de vie en moyenne de ces installations est de quarante ans, plusieurs d’entre elles sont arrivées en fin de vie et leur exploitation à des fins de production ou de recherche a cessé. En 2008, plus d’une trentaine d’installations nucléaires, dont les 8 réacteurs constitutifs du premier parc électronucléaire d’EDF, sont actuellement en phase de mise à l’arrêt définitif et de démantèlement.
Les risques liés à la sûreté nucléaire et aux rayonnements ionisants sont sans doute sous-estimés lors de cette phase en comparaison avec l’arrêt de tranche qui expose le plus le salarié. Même stoppées, les installations nucléaires en fin de vie contiennent des matières radioactives qui doivent être évacuées et l’installation assainie. « Les travaux de démantèlement durent plus d’une décennie et succèdent souvent à plusieurs décennies d’exploitation. C’est pourquoi les risques liés à la perte de mémoire de conception de l’exploitation et ceux liés au maintien des compétences donnent aux facteurs humains et organisationnels une importance particulière», indique l’ASN.
A Marcoule, Gérard Fraize, chargé de projet CEA sur le chantier de démantèlement de l’usine de retraitement, explique: « Au moment où on a arrêté l’exploitation de l’atelier APM en 1997, la majorité des salariés sont partis. Le démantèlement n’a pas été anticipé. » Les entreposages datent essentiellement des années 50 et 60 et obéissent donc à des principes de conception et de sûreté datant de cette époque, indiquent les documents de l’IRSN.
Aujourd’hui, Gérard Fraize essaye de réunir toute la documentation possible sur la construction et l’exploitation des centrales qui sont démantelées sur le site. «J’organise des réunions où je fais venir les plus anciens salariés des centrales pour qu’ils nous transmettent leur mémoire. J’en trouve un ou deux par installation. » « Le pire ennemi du nucléaire est la banalisation du risque et la routine qui s’installe face à un risque omniprésent qu’on ne voit pas. Les dégâts n’apparaissent souvent qu’au bout de plusieurs années», conclut Michel Bouchon.
(1) On distingue trois grandes
phases dans la vie d’une installation nucléaire de base. La
construction, l’exploitation et le démantèlement.
(2) Il y a deux façons d’être
exposé aux rayonnements ionisants: l’irradiation (externe) et la
contamination (interne). L’irradiation externe est mesurée par une
dosimètre et la contamination interne est détectée par des analyses
médicales.
(3) L’industrie du nucléaire.
Sous-traitance et servitude, in lexique du nucléaire, Annie
Thébaud-Mony, Editions de l’Inserm, 2000.
(4) Article consultable sur www.place-publique.fr
Mise en place d’un CHSCT élargi au CEA de Marcoule
Les représentants des sous-traitants du CEA de Marcoule ont depuis le décret du 19 mai la possibilité d’intervenir au CHSCT sur les conditions d’hygiène et de sécurité. La mise en place effective aura lieu en novembre. Le CEA de Marcoule est l’une des premières entreprises donneuses d’ordre à avoir élargi son CHSCT aux sous-traitants. Une concertation a été engagée en juillet sur le choix des entreprises selon les critères fixés par le décret: la nature des risques spécifiques, l’importance des effectifs intervenant et la durée des interventions. La CFDT a obtenu que les entreprises nominées puissent désigner des titulaires et des suppléants. Le premier CHSCT élargi doit se tenir à la mi-novembre. «Le challenge sera de préparer un ordre du jour permettant aux représentants de cette instance de s’exprimer librement, dans l’intérêt de la santé de tous les salariés», écrit Philippe Hirt dans Alternatives CFDT d’octobre (*), La loi TSN impose que les questions de sûreté nucléaire soient abordées en CHSCT. Avant cette loi, ce n’était pas le cas.
(*) Bulletin d’information de la CFDT CEA de Marcoule et Pierrelatte.
Au sein de la CFDT
Les agents EDF dépendent de la
fédération Chimie-Energie (FCE) alors que les salariés d’Areva et du CEA
sont adhérents à la fédération générale de la Métallurgie et des Mines
(FGMM). L’union fédérale des syndicats du nucléaire (UFSN) fait partie
de la FGMM. Quant aux sous-traitants, s’ils s’occupent du nettoyage,
même si c’est sur un site nucléaire, ils dépendent de la fédération des
Services.
Rapport d’enquête de psychopathologie du travail
Sous-Unité Technique du Centre de Production Nucléaire de Chinon
Introduction
I) La souffrance et ses expériences
II) L’organisation du travail en question
III) Les stratégies défensives contre la souffrance dans la travail
IV) Les signes de décompensation
Introduction
Ce rapport rend compte de
l’enquête de psychopathologie du travail réalisée par trois chercheurs
du Laboratoire de psychologie du travail du Conservatoire National des
Arts et Métiers, à la demande de la Sous-Unité Technique du Centre de
Production Nucléaire de Chinon et de son CHSCT. L’enquête a été réalisée
entre le 15 janvier et le 15 février 1991. Cette enquête, fait suite à
une pré-enquête réalisée par le service médical sous la direction du
Docteur Dominique Huez, pendant les 24 mois précédents.
L’enquête a été réalisée auprès de 17 agents du service travaux de la
SUT. Deux groupes de 7 à 9 agents ont été chacun réunis deux fois, soit
en tout 4 séances de travail.
L’objectif de l’étude est de procéder à une analyse du VECU de ces agents de façon à:
l – Préciser la nature et le contenu de la souffrance des agents dans leur rapport au travail. Il s’agit donc d’une étude qualitative, et non d’une évaluation quantitative ou comparative.
2 – Comprendre les sources de cette souffrance.
3 – Apprécier les relations entre la souffrance d’un côté, la qualité du travail, la sécurité des personnes et la sûreté des installations de l’autre.
4 – Dégager non pas des solutions à la souffrance, mais des voies spécifiques de réflexion susceptibles de faire progresser le débat sur l’organisation du travail dans la maintenance au CPN de Chinon.
Cela étant, il faut souligner qu’on ne proposera pas ici un diagnostic sur l’organisation du travail, car il ne s’agit pas d’un audit technique. Nous chercherons avant tout à comprendre ce qui se joue du côté des hommes au travail et à rendre explicite la manière dont ils vivent le travail, dont ils interprètent leur situation. Notre préoccupation première est d’abord une préoccupation de santé, même si, comme on va le voir, la bonne ou la mauvaise santé des agents, notamment mentale, a des incidences sur la productivité.
D’autre part, il faut préciser que l’enquête repose sur des séances de travail avec 17 agents sur les 99 que réunit le service travaux et la trentaine que réunis le service moyens.
Quelle est alors la représentativité des conclusions formulées dans ce rapport ?
Il est impossible de répondre, a priori, à cette question. Ce sont les réactions, les commentaires et les critiques éventuelles faites à ce rapport par les agents ayant participé à l’enquête d’une part, par les autres agents du service d’autre, part, qui permettront d’apprécier le degré de généralisation possible des analyses ici proposées. Ce travail d’évaluation, a posteriori, appartiendra par la suite, à la discussion interne des agents de la SUT.
1 – Nous commencerons par procéder au recensement des formes spontanées d’expression de la souffrance, parmi les agents des groupes de travail.
2 – Nous envisagerons ensuite de décrire l’organisation du travail telle qu’elle est vécue et mise en pratique par les agents du service travaux.
3 – Nous examinerons ultérieurement les stratégies défensives construites pour lutter contre la souffrance au travail.
4 – Nous discuterons dans le point suivant la gravité ou la bénignité des manifestations de souffrance.
5 – Nous récapitulerons ensuite ce que le matériel analysé indique quant à l’organisation réelle du travail actuelle dans le service travaux, c’est-à-dire la manière dont les chercheurs caractérisent et modélisent cette organisation à partir de la parole des agents.
6 – Enfin nous proposerons une série de pistes de réflexion sur les relations entre vécu du travail d’une part, qualité de la maintenance et sûreté des tranches d’autre part.
I) La souffrance et ses expériences
La souffrance exprimée par les agents ayant participé à l’enquête n’est pas toujours formulée explicitement. Parfois elle s’énonce clairement, parfois il faut la dévoiler car elle est engrenée dans des commentaires qui doivent être décomposés. C’est un des objectifs de ce rapport que de mettre à l’épreuve de la critique, la recomposition qui en a été faite par les chercheurs. (La séance de travail du 15 février constitue une première validation qui nous permet d’assumer la responsabilité des interprétations proposées dans ce rapport.)
Au préalable il est sans doute utile de donner une définition du terme de souffrance:
C’est un terme par lequel on désigne un état psycho-affectif pénible, résultant du décalage entre ce que les hommes espèrent du travail, et ce qu’ils y trouvent effectivement.
Dans le cas des agents qui ont, à Chinon, participé à l’étude, ce décalage apparaît sous deux formes. Ces deux formes constituent le cadre général d’expression de la souffrance:
- décalage entre « contribution » et « rétribution » ;
- désir frustré d’apporter une contribution personnelle au travail et à l’entreprise.
a) Le décalage entre « contribution » et « rétribution » donne naissance à une souffrance spécifiquement exprimée sous la forme d’une déception ou d’un sentiment d’injustice. Cette déception et ce sentiment d’injustice résultent de l’évaluation d’une disproportion entre les efforts faits pour le travail (c’est la contribution de chacun à l’entreprise) d’une part, et les gratifications reçues en contrepartie des services rendus (c’est la rétribution du travail, cette rétribution pouvant bien sûr être matérielle mais aussi morale) d’autre part. On verra à ce propos, que la souffrance est presque exclusivement en rapport avec un manque de rétribution MORALE, qu’elle est rarement rapportée par les agents à un manque de rétribution matérielle ou financière.
b) La deuxième source de souffrance apparaît lorsque l’agent est placé dans une situation où il ne peut pas apporter de contribution significative au travail et à l’entreprise. Il ne s’agit pas ici de souffrir d’une rétribution insuffisante pour la contribution donnée mais d’une impossibilité d’offrir une contribution. Cette situation se rencontre depuis quelque temps dans le service travaux de la SUT de Chinon, on y reviendra.
A l’intérieur du cadre ainsi défini, on peut relever différentes formulations de la souffrance que nous avons rassemblées sous 10 rubriques (ou thèmes de souffrance).
Premier thème de souffrance: la souffrance en rapport avec le désarroi et la désorientation
Dans l’ensemble on est surtout frappé par le désarroi des agents. Tout se passe comme s’ils étaient désorientés par la situation actuelle, comme s’ils avaient des difficultés à comprendre ce qui se passe actuellement dans le service, comme s’ils avaient l’impression d’assister plus ou moins impuissants à des transformations du travail dont ils ne parviennent pas à saisir la logique.
Ce désarroi conduit parfois à l’exaspération et à la colère, mais on est étonné par la rareté relative de ces réactions. Comme si le découragement l’emportait sur l’indignation. On remarque aussi la modération des accusations portées contre la hiérarchie, contre les entreprises sous-traitantes ou contre les collègues. Ce point sera rediscuté ultérieurement. Lorsqu’elles émergent, les accusations s’épuisent vite, ce qui est tout à fait inhabituel dans ce type de situation. Nous verrons plus loin aussi que la relative rareté du vécu d’injustice exprimé, doit être interprétée comme un signe de gravité de la souffrance.
Deuxième thème de souffrance: le non-sens et l’absurdité
On a l’impression que la situation affective de agents est dominée plus encore que par le désarroi, par la difficulté à faire face à la perte de sens, voire au non-sens du travail, parfois même à l’absurdité du rapport au travail, en raison de ce que les agents formulent comme des contradictions sérieuses de l’organisation du travail qui seront discutées dans la deuxième partie.
Troisième thème de souffrance: la non-reconnaissance
La souffrance s’exprime aussi dans un sentiment généralisé de non-reconnaissance des efforts, de la bonne volonté, de l’engagement, de la mobilisation personnelle des agents pour faire le travail le mieux possible. De nombreux exemples en sont donnés. C’est à ce niveau que parfois affleure le sentiment (rare toutefois) d’être victime d’injustice. Par exemple, lorsqu’après avoir déployé des efforts méritoires, avoir travaillé sans repos pendant de longues périodes, être resté tard le soir, jusqu’à 22 heures pour effectuer un travail, on réembauche tôt le matin pour s’entendre dire sans ménagement que ce n’était pas comme cela qu’il fallait faire.
Il ne s’agit pas ici de nier qu’il pût y avoir des erreurs ou que le travail fait ne méritât pas un jugement partagé. Ce qui est injuste, c’est que l’effort fourni, la bonne volonté déployée, la mobilisation personnelle en faveur de l’arrêt de tranche et de l’entreprise soient ignorés par la hiérarchie, voire soient même l’occasion de se faire réprimander. Cette méconnaissance semble assez fréquente pour qu’on y fasse référence répétitivement dans toutes les séances de travail, dans une atmosphère d’amertume qui a tous les signes de l’authenticité.
Un autre exemple illustrera ce sentiment. A propos du gâchis. Il arrive que certains agents se préoccupent de prendre des dispositions pour tenter d’éviter l’énorme gâchis qui se produit parfois dans l’approvisionnement, le stockage et la liquidation du matériel. Des initiatives exemplaires s’abîment selon eux dans l’inertie d’un fonctionnement rigide de type administratif, et aboutissent à un échec lamentable, tous les efforts humains étant du même coup balayés. Tout se passe comme si chaque service fonctionnait pour son propre compte, selon sa rationalité propre, sans capacité d’intégrer les innovations des uns ou des autres. Ceci est évidemment une prime donnée au « chacun-pour-soi » et au découragement organisé de la coopération. Une telle conjoncture serait impensable et serait sévèrement critiquée dans un système comme le système japonais de production, où au contraire on privilégie et l’on gratifie systématiquement toute initiative ayant une incidence favorable sur l’économie. Cette situation, banale à la SUT aux dires des agents, contribue à démobiliser et démotiver les agents qui ne comprennent plus la signification ni les objectifs mêmes du travail collectif qu’on attend d’eux, dans la sous-unité.
Quatrième thème de souffrance: la culpabilité
Un autre type de souffrance émerge, qui est plus insolite celle qui résulte du manque de travail. Certains agents, en effet, se plaignent de ne pas avoir assez de travail, de mendier le travail. Et ce manque de travail, incompréhensible pour eux, génère un sentiment d’ennui, à peine perceptible, parce qu’immédiatement transformé en une culpabilité, voire en une honte, vis-à-vis des autres que l’on voit dans le même temps travailler dur.
Mais même en dehors de cette culpabilité, il y a une souffrance profonde résultant de cette impossibilité, définie plus haut, d’apporter dans ces conditions, une contribution significative au travail et à l’entreprise. Surtout sensible chez les CPHC, cette souffrance touche aussi d’autres agents, CMP et techniciens.
Cinquième thème de souffrance: l’incertitude vis-à-vis de l’avenir
L’incertitude vis-à-vis de l’avenir personnel d’une part : « Que va-t-on devenir? » « Que va-t-on faire de moi ? », l’incertitude vis-à-vis de l’avenir collectif de la section, voire du service (qu’il s’agisse des travaux ou des moyens) d’autre part : « Que va devenir la section ? » « Est-elle vouée à disparaître ? ». Cette inquiétude crée parfois un sentiment insupportable de précarité, d’instabilité, d’incertitude et de doute qui ruine la tranquillité intérieure et menace l’équilibre psychique des agents.
Sixième thème de souffrance: la répétition
Contrairement à ce que l’on s’attendait à trouver dans une SUT qui fonctionne déjà depuis plusieurs années, il n’y a strictement aucune manifestation d’ennui ni de lassitude face à la routinisation des tâches. Ce point doit être souligné. Si les agents ne s’ennuient pas, s’ils ne se plaignent pas de monotonie du travail, c’est parce que le travail ne cesse en vérité de changer: deux arrêts de tranches ne sont jamais semblables, il faut toujours réajuster, improviser, réadapter le travail à la situation et en outre il y a de plus en plus de tâches et de révisions nouvelles à faire, en raison de l’augmentation des régimes, de l’usure des tanches et des nouvelles obligations que cette dernière fait surgir.
Cela dit, la répétition peut quand même générer de la souffrance à la SUT, mais c’est alors dans un contexte bien particulier. Il s’agit généralement d’une difficulté technique rencontrée en arrêt de tranche. En raison des contraintes temporelles (de planning) du « chemin critique » et de nombreux autres paramètres, on résoud cette difficulté par un bricolage difficile, pénible et parfois dangereux. On signale cette difficulté au supérieur hiérarchique, on fait une demande de travaux, mais la préparation est débordée et à l’arrêt de tranche suivant on se retrouve exactement devant la même difficulté qu’il faut à nouveau résoudre de façon bâclée et non-satisfaisante. C’est la répétition de difficultés connues mais jamais corrigées, et non la répétition en soi, qui est exaspérante, usante, décourageante et qui mine la bonne volonté des agents.
Septième thème de souffrance : la souffrance en rapport avec les incertitudes de l’organisation du travail
Pour les agents, très souvent, l’organisation du travail « tombe » comme une série de décisions prises « en haut », sans concertation et sans continuité. Les décisions contradictoires ou incompréhensibles se succèdent, de manière incompréhensibles et cassent la dynamique du travail. Ceci est ressenti aussi bien au niveau du service travaux que dans la préparation, où les directives se télescopent trop fréquemment, occasionnant plutôt la désorganisation du travail que son organisation. De plus, souvent les décisions sont prises ou les directives sont données sans souci d’apprécier leur faisabilité sur le terrain. Il reste alors aux opérateurs du service travaux à se débrouiller comme ils peuvent, par une série d’improvisations au coup par coup. C’est là que naît la souffrance, celle d’être toujours menacé d’interruption dans une tâche commandée, d’assister à une remise en cause des objectifs qui avaient été précédemment fixés.
Huitième thème de souffrance: celle qui résulte du processus de déprofessionnalisation du travail
C’est certainement à ce niveau que se fait l’unanimité. C’est là qu’est le problème de loin le plus grave vis-à- vis de la souffrance : le savoir-faire, l’expérience, sont nous dit-on presque toujours brimés. Le problème est grave parce qu’il projette les agents dans une crise d’identité professionnelle. Perte des repères et des références, déstructuration progressive des valeurs du travail bien fait, accumulent deux conséquences psychiques:
- en dévalorisant le travail professionnel l’organisation casse le ressort et la source principale du plaisir au travail,
- en condamnant les agents à faire un travail bâclé, l’organisation les met face à une contradiction mentale insurmontable: comment pourrait-on éprouver une satisfaction personnelle, comment pourrait-on avoir de soi une image gratifiante, si l’on ne peut pas être fier du travail pourtant effectué sous contrôle ?
Neuvième thème de souffrance: les nouveaux outils
Cette souffrance résulte de l’obligation d’utiliser des outils nouveaux, notamment informatiques, qui alourdissent considérablement la charge de travail, qui déstructurent la communication des agents désormais isolés devant leur écran, et qui occasionnent des difficultés supplémentaires, en raison de l’insuffisance de formation des agents pour assumer ces nouvelles tâches. Ces outils nouveaux ont aussi tendance, selon les agents, à transformer en tâches routinières des activités qui sollicitaient antérieurement engagement, initiative et inventivité.
Dixième thème de souffrance: l’impuissance
C’est une souffrance en quelque sorte secondaire, consécutive aux souffrances précédentes : les agents supportent mal leur impuissance face à l’évolution de l’organisation du travail. Jugeant cette évolution non souhaitable tant pour les hommes que pour la qualité de la production, il leur est pénible de ne pouvoir, sinon enrayer, du moins peser sur cette évolution qui ne leur semble pas faire grand cas de leurs points de vue.
Notons qu’il existe des points de vue différents, des appréciations variées sur l’évolution organisationnelle et sur les moyens d’agir sur elle ; qui vont parfois jusqu’à des frictions (sans gravité toutefois) entre sections, sur la conduite à tenir.
II) L’organisation du travail en question
Après avoir rassemblé les principales manières dont les agents thématisent la souffrance dans le travail, c’est-à- dire les formes dans lesquelles ils expriment la souffrance, nous allons récapituler les manières dont l’organisation du travail est perçue par les agents ayant participé à l’enquête. Perçue : c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas de dire ce qu’est exactement l’organisation du travail, mais avant tout de repérer ses caractéristiques au travers des difficultés que les agents rencontrent dans leur rapport à cette organisation du travail.
l – Les agents se plaignent d’un sentiment, paradoxal, de manque d’organisation. Paradoxal, parce que par ailleurs ils se plaignent aussi d’un certain autoritarisme, voire d’une pression trop forte sur les personnes à se couler dans le « moule maison ». La contradiction pourrait venir d’un privilège accordé aux rapports de pouvoir, (où il y a trop de contraintes), au détriment des rapports de travail, (où les agents manquent de directives claires). En d’autres termes, il y aurait trop de hiérarchie cependant qu’il y aurait un manque criant d’organisation du travail ; trop de hiérarchie, mais pas assez de soutien technique et professionnel apporté par cette hiérarchie.
2 – On a souvent l’impression à travers la parole des agents que l’organisation du travail procède par des décisions successives prises à des niveaux variables de la hiérarchie, sans reférence au contexte et aux réalités des chantiers et du terrain : « Quant une décision est prise, on sait seulement qu’elle est prise mais on ne sait absolument pas comment on fera pour l’appliquer ».
« Il y a des moments où cela frise l’anarchie. C’est l’incohérence ou c’est la course. On ne sait pas ce qu’on doit respecter: le planning ou la qualité du travail ».
Il se pourrait qu’une part des difficultés vienne du manque de connaissance du terrain de ceux qui décident: « Un nouveau cadre arrive, il est lâché comme cela sur le terrain. Comme il ne sait pas toujours comment ni quoi faire, il se renseigne auprès des uns et des autres. Et puis, tout à coup il prend une décision qui remet éventuellement tout en cause. Ces changements brutaux et fréquents, au début ça met en colère et puis après on se démotive au travail ».
On parle aussi d’une coupure assez nette entre les cadres intermédiaires et les cadres plus haut situés dans la hiérarchie. « Les uns tirent les traits, les autres tirent les ficelles », mais ça ne s’harmonise pas bien. Ceux qui prennent des décisions importantes seraient trop éloignés d’une réalité qu’ils n’ont pas les moyens matériels de connaître. En tout cas, il y aurait souvent une véritable inintelligibilité des logiques de décision adoptées par la hiérarchie pour les agents de la base. Et s’il y a une logique, elle ne se rapporterait pas, en première intention aux questions du travail. Ce serait une logique qui se déploierait selon une rationalité éloignée de la réalité et du terrain.
A ce niveau surgissent de nombreuses critiques sur l’hétérogénéité des styles de travail entre les différents Chefs- exécution (C.E.). Encore qu’il faille souligner une certaine compréhension des difficultés de ces derniers vis-à-vis de la hiérarchie qui est au-dessus d’eux. Cela étant, les interventions des C.E. sont souvent vécues comme des ingérences dans les services et dans les sections notamment lorsqu’elles touchent à des domaines de compétences habituellement réservés aux contremaîtres. Par exemple lorsqu’il s’agit de faire le tableau des congés où manifestement le contremaître est mieux placé pour cette organisation que le chef-exécution. Ces interventions sont souvent une gêne supplémentaire, cependant que les agents se plaignent de ne pas avoir beaucoup d’aide de la part des C.E. Par ailleurs, compte tenu de l’imprécision de l’organisation du travail, les agents comprennent bien que les chefs d’exécution aient du mal à faire face aux contraintes de l’arrêt de tranche.
Si l’on n’accuse pas directement et si l’on se contente de formuler des critiques, c’est parce que le niveau hiérarchique d’où surgissent les incohérences est difficile à saisir pour les agents du service travaux. Ces derniers ne parviennent pas à savoir qui est responsable, et ils ont même souvent l’impression que de nombreux cadres fuient devant les responsabilités.
3 – Les domaines de compétences et d’autorité ne sont pas clairement établis entre les membres de la hiérarchie. Des critiques sont formulées à l’égard de la polyvalence de commandement des chefs-exécution sur diverses sections dont ils n’ont pourtant pas une maîtrise ni une expérience équivalentes. Ceci occasionne une certaine confusion. Par exemple, il arrive que les mécaniciens soient placés sous la direction d’un électricien. Ceci est difficile et désagréable pour tout le monde, parce que se posent de nombreuses questions relatives au travail, parce que surgissent parfois des difficultés ou des contradictions pratiques, et parce que dans les cas techniques un tant soit peu spécialisés, personne n’a plus simultanément l’autorité administrative et la compétence technique réunies pour pouvoir arbitrer et prendre les décisions en matière d’organisation du travail.
4 – Les agents sont aussi, globalement, l’impression d’une dilution des responsabilités. Ou d’un flou, d’une incertitude, d’une gêne devant les responsabilités. Il est possible que cette gêne soit le résultat d’une incompétence vis-à-vis de certaines questions techniques qui ne sont pas toujours faciles à régler, effectivement. Le travail en temps réel est en effet beaucoup plus complexe qu’on n’a l’habitude de la dire ou la faiblesse de le croire.
Ceci se sent nettement dans les nombreuses réunions qui rassemblent beaucoup d’agents et dont finalement il ne sortirait rien ou presque rien. En effet, ces réunions se perdent dans des discussions sur l’organisation, sans conclure. Paradoxalement, les agents se plaignent du manque de réunions techniques comme il en existait autrefois, chaque jour ou presque, destinées alors, non à « l’organisation » en général, mais à la répartition des tâches du jour et des responsabilités de chacun. (Dans ce rapport il conviendra de retenir la distinction qui sera systématiquement faite entre les notions d « ‘organisation » d’un côté, d’ »organisation du travail » de l’autre. L’organisation renvoie à l’organigramme, à la structure de la hiérarchie, au style de commandement et à l’ensemble des éléments qui s’articulent pour former l’ossature de l’entreprise. En revanche, l’organisation du travail renvoie spécifiquement au travail. Par organisation du travail on entendra d’une part la division technique des tâches entre les opérateurs, et d’autre part les rapports que les agents établissent entre eux dans l’exercice même du travail).
5 – La préparation, elle-même serait souvent inachevée. Or il faut exécuter les tâches prescrites. Comment ? Selon les agents chacun se débrouille comme il peut. En général, c’est au contremaître de s’arranger, de compléter ce qui manque, d’achever la préparation. Ceci occasionne une surcharge de travail qui doit être assumée, la plupart du temps dans l’urgence. Le CMP n’est souvent pas en bonne position pour régler ce problème de préparation, et le résultat, une fois encore, serait une organisation du travail sans rigueur et souvent de mauvaise qualité.
6 – Face à ce que les agents vivent comme indigence de l’organisation du travail, alternances de précipitation et de temps mort, lacune de préparation du travail, les ajustements sont faits par chacun selon ses moyens. Tel contremaître se rapproche de la préparation pour compléter son plan de travail. Tel autre va prendre des informations à l’exploitation. Résultat de ces efforts pourtant louables : une hétérogénéité supplémentaire de l’organisation du travail. Chaque chef adapte l’organisation du travail à sa manière, de sorte qu’avec chaque changement de chef, l’organisation du travail est complètement bouleversée. C’est à n’y rien comprendre parfois. Tout cela crée, selon les agents, une vaste confusion, des malentendus et de sérieuses difficultés pour la communication et pour la capitalisation de l’expérience.
7 – La difficulté de coordination et d’harmonisation de l’organisation du travail ne surgit pas selon les agents qu’avec les entreprises extérieures. Elle est aussi réelle avec la conduite. La situation est tellement paradoxale que les agents de la maintenance ont ordinairement l’impression de gêner les gens de la conduite.
Difficulté supplémentaire, les tranches ne sont pas identiques, il s’en faut de beaucoup. L’organisation du travail y est parfois très contrastée. Entre B 1/2 et B 3/4 il y a un monde. Ceci ajoute encore aux difficultés de compréhension, de coordination et de coopération.
8 – Les contradictions de l’organisation du travail, notamment en ce qui concerne les télescopages chronologiques et la comptabilité du temps se conjuguent et convergent sur les consignations. Point-clef de la maintenance, c’est pourtant le lieu de tous les litiges et de tous les affrontements. Chacun essaie de s’en tirer comme il peut, de défendre son point de vue, mais sans avoir le temps réel d’en discuter les arguments. A la place, on assiste donc souvent à des actions ou à des mesures techniques contradictoires. A ce niveau, il y a de réels dangers pour la sécurité des personnes. En dépit de l’expérience accumulée en ce domaine, les anomalies persistent et ont occasionnées la mort l’été dernier d’un agent d’une entreprise extérieure. Ce qui bien entendu a créé une grande émotion dont les traces sont encore vives dans la conscience des agents.
9 – Les agents du service travaux se disent parfois confrontés à des dysfonctionnements sérieux de l’organisation du travail. Il arrive par exemple que l’on voie jusqu’à 20 ou 30 personnes d’entreprises extérieures sans travail, qui attendent… ! Non seulement ceci occasionne une gêne matérielle mais aussi un sentiment de honte parfois vis-à-vis de tous ces gens qui sont victimes simultanément d’une faute d’organisation de cette ampleur. On a alors honte pour EDF. Ceci est rapporté par les agents à un enchaînement mal conçu des tâches. Alors qu’il s’agit de chantiers en lignes on ne traiterait pas le problème comme une ligne. On ne prévoirait pas les zones-tampon nécessaires entre deux tâches qui se succèdent, pour pouvoir amortir les retards non programmables, mais fréquents sinon inévitables, qui surgissent dans tout chantier.
10 – Il y a aussi le suivi de chantier. « On a parfois tellement de travail qu’on ne fait plus réellement le suivi ! » Au point que parfois les agents ne sont plus en mesure de poser et de relever tous les points d’arrêt. Dans la chaudronnerie par exemple, les agents en sont rendus parfois à renoncer aux vérifications. On va de moins en moins sur le tas; « On va donner un coup de main ici, on va chercher une pièce pour aider les gars par là, mais ce n’est plus du suivi, c’est de l’intendance. En effet, les agents des entreprises sous-traitantes sont souvent trop extérieurs et ne parviennent pas à se sortir seuls de leurs difficultés par manque de connaissance des réseaux informels de fonctionnement. Les coups de mains donnés alors par les agents de la SUT ne sont pas seulement motivés par un souci de convivialité. Ils le sont aussi pour régler de réels problèmes d’organisation. « On est peu à peu » condamné à faire du suivi de planning, mais on ne peut plus faire du suivi de travail. » « D’ailleurs si quelqu’un se contente de signer les bordereaux sans vérifier, personne ne s’en rend compte. » Les équipes par exemple travaillent en 2/8. Les « suiveurs » travaillent en horaire normal. Qui va lever les points d’arrêt la nuit ?
11 – Conséquence de cette dérive progressive, « on ne fait plus que traiter du papier ». Mais même à ce niveau le travail est devenu difficile. Il y a tant de papiers à traiter, que les agents ne peuvent plus tout lire disent-ils. Il faut donc renoncer à faire intégralement le travail. Quelles peuvent être les conséquences de ce travail de plus en plus lourd, mais aussi de plus en plus bâclé selon eux ?
12 – Un problème sérieux surgit dans les rapports de travail avec les entreprises sous-traitantes, au regard de l’organisation du travail. Souvent ces dernières acceptent des contrats mais dans la pratique elles ne savent pas toujours ce que cela représente en temps et en contenu réels. Le résultat est parfois désastreux pour la qualité du travail. La qualité du travail dépend des compétences des entreprises sous-traitantes. Or ces compétences sont très inégales. Aucun privilège systématique n’est accordé aux entreprises les plus compétentes. Entre autres raisons parce que les compétences sont difficiles à reconnaître. La pression du marché est forte sur la réduction des temps alloués. De sorte que les plus rapides bénéficient plus souvent de renouvellement de contrats. Or la qualité est parfois jugée sur le retour du marché, éclipsant alors les évaluations en termes d’organisation du travail. D’ailleurs leur personnel change beaucoup, et il y a une difficulté jugée par les agents insurmontable pour évaluer et contrôler ces entreprises. De nombreux exemples sont rapportés qui suggèrent de conserver une certaine réserve sur l’efficacité des contrôles techniques.
13 – Pour faire face à l’inachèvement de l’organisation du travail, il n’est pas rare, nous dit-on, que l’on joue sur les astreintes, qui devraient pourtant être réservées aux urgences. Résultat, les astreintes sont souvent lourdes et deviennent angoissantes pour les agents.
Les astreintes elles-mêmes, sont traversées par les contradictions générales de l’organisation du travail. Il arrive parfois que l’on réveille en pleine nuit un agent fatigué que l’on fait venir sur le site pour ouvrir une réserve ou une porte de placard, uniquement. Ce qui bien évidemment est mal supporté par les agents.
14 – Les tricheries et les fraudes. Il s’agit là de prendre en considération la manières de combler les lacunes de l’organisation du travail prescrite. Il faut ici dégager de la parole des agents deux types de manière de faire : la tricherie et la fraude. La tricherie est ordinaire : elle consiste à tricher avec une gamme pour faire avancer le travail. On ne respecte pas tous les points, on en laisse tomber certains parce qu’il y a urgence ou parce que les pressions sont fortes pour qu’on accélère coûte que coûte la cadence du travail. La tricherie, même dans ces conditions, reste contrôlée. Les agents s’efforcent de ne pas faire n’importe quoi, mais de choisir entre les diverses tricheries possibles en sorte de ne pas trahir la sécurité. Cela dit, la tricherie, importante, passe aussi par des prises de risques dans toutes les sections, jusque dans la préparation. Si la tricherie est possible, voire douloureuse, elle est aussi parfois l’occasion d’améliorer le travail, de faire des découvertes et de proposer des DI, des DT, ou des RE. En d’autres termes la tricherie contribue à combler les manques de l’organisation du travail. Mais à côté de la tricherie, il y a la fraude caractérisée, celle qui consiste à violer gravement les gammes, les consignes ou les règlements. Malheureusement les fraudes seraient fréquentes. Ce qui préoccupe beaucoup les agents, c’est que pour une part probablement assez large, elles seraient méconnues par la direction. Elles sont même parfois difficilement repérables par les agents d’EDF eux-mêmes, qui les découvrent par hasard, notamment lorsqu’elles sont le fait d’entreprises sous-traitantes. Elles sont parfois si graves, que la hiérarchie met en doute la parole des agents, ce qui, on s’en doute, crée un trouble psychologique qui n’est pas facile à dissiper. La fraude, à l’inverse de la tricherie, laisse béantes et parfois aggrave les failles de l’organisation du travail.
15 – Quant aux retours d’expérience, ils sont toujours réclamés, invoqués et vantés dans l’organisation. Mais en pratique, ils seraient souvent découragés. Faire remonter une expérience à la préparation ? Alors que cela exige un gros travail de mise au point pour l’agent, cela ne servirait souvent à rien parce que la planification elle-même est débordée de travail et ne parvient pas à traiter ces informations supplémentaires.
16 – Autre ambiguïté de cette situation, il semble que la hiérarchie préfère que les « suiveurs », aient le moins de savoir-faire possible, ce qui pour les agents semble tout de même surprenant quand EDF a en charge la maintenance à long terme des installations.
17 – L’amélioration de l’organisation du travail devient elle même problématique. Lorsqu’on se heurte à de vraies difficultés dans l’exécution des tâches et que l’on fait une demande de travaux, il n’est pas rare qu’on se le fasse reprocher. Là aussi, non seulement les initiatives seraient souvent brisées dans l’oeuf, mais c’est le sens du travail bien fait qui serait brimé par une hiérarchie qui adopterait actuellement des positions qu’elle condamnait avec virulence il n’y a pas longtemps encore.
Au total
L’organisation du travail au service travaux de la SUT est vécue par les agents comme traversée par toute une série de contradictions aboutissant parfois à l’incohérence voire à la désorganisation. Le problème posé par les agents est sérieux. Il ne conduit pas du tout à une dénonciation ni à une accusation par les agents à l’adresse de l’encadrement. Il ne débouche sur aucun appel à la haine ni à la violence. Il n’engendre aucun comportement grave, aucune destruction, aucun sabotage. C’est un point important qui mérite d’être souligné.
Ce qu’on peut conclure de cette visite à travers l’organisation du travail peut s’énoncer en quatre points :
- L’organisation réelle du travail est profondément différente de l’organisation prescrite.
- Dans l’ensemble les agents souffrent gravement de ces difficultés. Mais ils font, à tous les niveaux, des efforts importants pour palier les difficultés. On ne peut donc légitimement parler ni de routinisation du travail, ni de laisser-aller, ni de négligence. C’est même tout le contraire. Le sérieux des agents vis-à-vis de ces problèmes est un fait évident et impressionnant qui ressort de la qualité même de fonctionnement des groupes de travail.
- En revanche, tous ces efforts seraient dans l’ensemble méconnus et le capital de savoir-faire et de motivations serait gâché, ce qui est préoccupant pour l’avenir de la qualité du travail et en retour pour la santé mentale des agents.
- L’impression générale est que les problèmes sont bien repérés, et connus de longue date. Mais aucune solution ne semble se dessiner, dans la mesure où la plupart des processus par lesquels l’organisation du travail pourrait être améliorée sont entravés : DT, RE, vérification, contrôle de la qualité, fonctionneraient de moins en moins bien.
III) Les stratégies défensives contre la souffrance dans la travail
Face à la souffrance résultant d’une organisation du travail complexe, les agents ne sont pas passifs. Heureusement, sans quoi ils seraient tous malades et seraient atteints de troubles mentaux somatiques.
Nous avons pu repérer deux types de stratégie défensive dans le personnel du service travaux:
1 - Des stratégies collectives.
2 – Des stratégies individuelles.
1) Les stratégies collectives de défense:
Elles sont importantes, qualitativement, mais elles montrent des signes évidents d’essoufflement. Pour tenter de faire face à l’incertitude et à l’angoisse, à la souffrance et à l’insatisfaction, à la menace du non-sens et de l’absurdité, certains agents ont construit collectivement une conduite qui se caractérise de la façon suivante:
- engagement et mobilisation très puissants dans le travail
- forte cohésion d’équipe ou de section,
-augmentation de la charge de travail par une attitude qui suggère
l’hyperactivité voire l’activisme, en tout cas un certain forcing
pouvant conduire à une surcharge de travail,
- découpage d’un secteur d’intervention et d’action technique extrêmement strict,
- refus de prendre en considération les anomalies constatées dans les
secteurs voisins, c’est-à-dire division rigoureuse et volontariste des
tâches et des responsabilités,
- forte contrainte sur l’ensemble des membres du collectif et
autonomisation relative du collectif par rapport au reste des agents du
service travaux.
Cette conduite collectivement régulée peut être considérée comme défensive. En effet, elle focalise, polarise et engage massivement l’attention sur la tâche elle-même. Ce faisant elle écarte du champ de conscience la perception pénible des failles et des risques d’une organisation du travail qui font souffrir les agents. A certains moments, on a l’impression d’une fuite en avant dans le travail, pour ne pas céder à la souffrance ou, pire encore, à une résignation face à l’effondrement des valeurs du travail bien fait, qui guette effectivement la SUT.
L’inconvénient pour les agents de cette stratégie défensive par l’hyperactivité est son coût, à terme, pour la santé. Elle implique une lourde charge de travail, et génère inévitablement des frictions avec les autres agents, encore que des efforts manifestes soient faits pour éviter l’émergence de ce type d’affrontement qui ruinerait leurs efforts.
Plusieurs remarques s’imposent ici:
a) ce type de stratégie défensive se rencontre souvent lorsque l’organisation du travail fait apparaître un décalage trop important entre des objectifs globaux ambitieux, fixés par le service des méthodes, d’une part, le flou ou l’imprécision des objectifs intermédiaires et des moyens mis concrètement en oeuvre pour les atteindre, d’autre part. A ce titre, ce qu’on observe ici parmi certains agents du service travaux n’est donc pas exceptionnel.
b) On notera que cette stratégie défensive par l’activisme ne montre pas de signe de dérive vers « l’idéologie défensive de métier ». Cette dernière se caractériserait, si elle existait, par un resserrement et un isolement progressifs de l’équipe par rapport aux autres agents. Elle impliquerait aussi une dénonciation-accusation collective d’un ennemi commun avec lequel le conflit serait visible voire explosif, avec toutes sortes d’excès pouvant aller jusqu’à la violence physique. Selon certains agents, toutefois, des signes de cette série commenceraient à se manifester. Selon les chercheurs, en revanche, ils ne sont pas patents. Sur ce point, donc, il n’y a pas unanimité d’interprétation.
c) On notera qu’il n’y a guère d’autre stratégie collective de défense que celle qu’on a retrouvée ici. Ce qui est paradoxal, et d’une certaine manière inquiétant. Cela suggère en effet qu’il n’y a pas d’alternative ou de ressource autre, ni de moyens de rechange.
d) Ces stratégies collectives de défense ne mobilisent qu’une petite partie du personnel du service travaux. Ce qui revient à dire que la majorité des personnes n’est pas protégée collectivement contre les effets de la souffrance sur la santé.
2 – Stratégie individuelle de défense:
A ces derniers, il ne reste donc que le recours aux stratégies individuelles de lutte contre la souffrance. Globalement, elles se caractérisent ici par me désengagement progressif et la démobilisation face à la difficulté non-soluble de l’organisation du travail. Ce désinvestissement du travail est aussi, par lui-même, une souffrance: ennui, déception et perte de toute possibilité de tirer du plaisir du rapport au travail. Pour lutter contre cette souffrance les agents tentent alors de trouver ailleurs des sources d’intérêt et de satisfaction. C’est-à-dire hors du travail : dans l’espace privé, dans les loisirs, dans les activités associatives, dans la construction d’un pavillon, par exemple.
Cette stratégie a évidemment de gros inconvénients pour l’évolution de l’organisation du travail, par ce que ces agents ne luttent plus contre la dégradation de l’organisation du travail.
3 – Remarques:
a) Il semble que ces deux types de stratégies défensives soient dans une certaine mesure incompatibles ou concurrentes. Ceux qui s’engagent dans la stratégie collective de l’hyperactivité doivent renoncer précisément, ou désinvestir au moins partiellement leurs activités dans l’espace privé (loisirs, vie associative, etc.). Au contraire, plus on s’engage dans les défenses individuelles, plus il sera difficile à l’organisation du travail de remobiliser l’intelligence et la compétence des agents, désormais trop occupés par leurs activités privées.
b) Le caractère défensif de ces stratégies est évident. En effet, l’une comme l’autre n’apporte guère de plaisir. Et leur vécu est exprimé par les agents comme une nécessité qu’ils adoptent à leur corps défendant, faute de pouvoir faire autrement.
c) La contradiction entre les deux stratégies de défense est en soi une difficulté supplémentaire: il est pénible pour ceux qui s’engagent dans l’une des stratégies de se confronter à ceux qui s’engagent dans l’autre, parce que cela crée un doute et aggrave l’angoisse des uns et des autres sur la légitimité de la conduite qu’ils ont adoptée.
d) L’économie du rapport psychique au travail est dominée par les stratégies défensives et par les signes annonciateurs de décompensation, comme on va le voir au chapitre suivant. A l’appui de cette conclusion, il est nécessaire de souligner deux choses:
- Les manifestations et l’expression du plaisir au travail dans la situation actuelle, sont rares parmi les agents qui ont participé à l’enquête. Un sentiment général de lassitude et de découragement a détrôné semble-t-il, le plaisir tiré de l’activité du travail.
- Corrélative de cette rareté des expressions de satisfaction et de plaisir au travail, on peut noter la disparition des formes ordinaires de la convivialité au travail. Les arrosages, les pots, les fêtes, les célébrations de Saint- Eloi, sont devenus tristes et sont peu fréquentés. Il existait auparavant des coutumes d’organisation de blagues, de dérision, de canulars : par exemple de peindre avec du bleu de Prusse les casques ou les combinés de téléphone, de sorte que les agents se retrouvent à leur insu tout peinturlurés soit au front, soit à l’oreille. On dévissait le micro du combiné du collègue, qui se faisait brocarder ensuite lorsqu’il haussait, sans résultat, la voix pour s’adresser à un interlocuteur qui ne l’entendait pas. On passait parfois de faux appels téléphoniques qui déroutaient l’interlocuteur. On collait au sol des pièces de monnaie à l’araldite, que l’innocent cherchait vainement à ramasser sous le rire des autres. Il y avait beaucoup de blagues avec des douches froides inopinées. On faisait courir un gars pour aller chercher le support du « découilleur », pièce qui évidemment n’existait pas… Toutes ces blagues bon-enfant, qui signaient un sens de l’humour et une bonne humeur au travail, ont totalement disparu. On n’oserait plus reprendre ce genre d’usage, car les agents y sont tellement peu préparés, qu’on s’attendrait en général à ce que ce soit mal compris ou mal accepté.
Toutes ces pratiques conviviales ont disparu depuis trois ans. Leur disparition scande exactement les mutations qui ont été effectivement inaugurées dans l’organisation du travail de la SUT, il y a trois ans.
e) La disparition de la convivialité ordinaire entraîne avec elle la disparition des communications informelles. On peut montrer en effet que c’est dans ces moments et ces lieux informels de rencontre (repas, pots, etc.) que se transmettent nombre d’informations essentielles à la communication et à la coopération des opérateurs. Ainsi ne s’étonnera-t-on pas d’entendre souvent évoqué le manque profond de communication entre agents, même lorsqu’il s’agit d’agents de même niveau hiérarchique (entre CMP par exemple) et d’entendre invoquées les conséquences de ce manque de communication sur l’ajustement de l’organisation du travail.
IV) Les signes de décompensation
On comprendra sans difficulté, que, dans ce contexte, on voie nettement se profiler des signes de débordement par une souffrance non contrôlée.
Les signes d’alerte sont les suivants:
l – Certains agents sont parfois épuisés par le rapport au travail. Certains sont « rincés », vidés, après le travail, pendant l’arrêt de tranche ou à la fin de l’arrêt de tranche. D’autres, avant d’être dans cet état sont nerveux, irritables, agressifs et souffrent de troubles de l’humeur qui gênent les autres, leurs proches et leurs collègues, et les affectent eux-mêmes, car ils ne sont plus capables de se maîtriser.
D’autres cèdent au contraire à la passivité apparente, semblent sans réaction, comme s’ils avaient perdu toute capacité de manifester une quelconque émotion. Tous ces symptômes font partie du tableau clinique classique de l’épuisement et du surmenage professionnels.
2 – Dans tous les groupes de travail nous avons été frappés par la fréquence des expressions comme:
- « on est de moins en moins bon »,
- « on est de moins en moins compétent »,
- « on est de moins en moins performant ».
Ces expressions vont parfois au-delà : « on est des poubelles », expression qui revient dans différents contextes relatifs à la nature des tâches, mais aussi à la condition générale que les agents vivent subjectivement sur le site.
Autres expressions paradoxales : « on se demande qu’est-ce qu’on « fout » ici ? » « A quoi ça sert ce qu’on fait ? » « A quoi on sert ? ».
Certains agents font des crises sur le site. Les crises de larmes, les effondrements en pleurs ne sont plus exceptionnels. Cette situation est tout à fait surprenante et inhabituelle. Nous n’avons jamais rencontré cela dans aucune des enquêtes que nous avons faites à ce jour, quelle que soit la branche d’activité industrielle ou économique. A ce titre, les crises de larmes d’hommes sur les lieux de travail peuvent être considérées comme un signe de gravité.
D’autres éléments confirment cette impression fâcheuse. Lorsqu’un homme s’effondre en larmes, on ne le considère pas ici comme un malade mental. Il ne subit aucun processus d’exclusion ni de marginalisation par les autres. Au contraire, une certaine solidarité se manifeste parfois. Ce comportement déclenche plutôt l’indignation, mais contre l’organisation du travail, pas contre le sujet. Voire une indignation collective. On apprend même que les larmes d’un homme déclenchent une forte émotion chez les autres, qui se demandent parfois avec angoisse quand viendra leur tour.
D’autres agents ont des comportements qui intriguent mais sont pourtant sans équivoque : crise de tremblements incoercibles par exemple, tics ou stéréotypies motrices incontrôlables, etc.
Certains agents souffrent de crises d’identité et de dépersonnalisation, heureusement passagères et réversibles, semble-t-il: doute généralisé sur tout, doute sur le bien-fondé de ses impressions, de ses sentiments, doute sur la légitimité de ses raisonnements, impression de solitude, crainte d’être fou et d’avoir perdu la raison. Ce vécu a été rapporté par plusieurs agents. Tous ces symptômes sont les témoins d’une atteinte sérieuse au moral des agents. L’absence de réaction de rejet est aussi un signe de gravité, comme l’absence de défense par l’accusation généralisée ou vindicative. Ces symptômes, donc, témoignent de la proximité d’effondrements dépressifs et d’abandon de la lutte contre la souffrance, pour céder à la maladie.
3 – Parallèlement à ces symptômes bruyants, il faudra accorder une place significative aux conséquences de cette souffrance, qui n’est plus suffisamment compensée, sur la famille.
- Certains agents deviennent taciturnes, voire mutiques. Ils ne parlent plus lorsqu’ils sont de retour chez eux.
- Certains n’arrivent pas du tout à oublier le travail et leur souffrance ne les quitte plus. Ils dorment mal et deviennent difficiles à vivre dans leur vie privée.
Selon les agents il en résulterait des discordes familiales et conjugales, dont l’augmentation est repérée par nombre d’entre eux, notamment à travers l’augmentation des ruptures et des divorces.
- Certains agents retardent le moment de rentrer chez eux, de peur de n’être pas en mesure d’assumer la tension entre le monde du travail et le monde familial.
En d’autres termes, si certaines manifestations de décompensation éclatent sur les lieux du travail, il y en a aussi beaucoup d’autres qui se soldent dans l’espace privé ou domestique. On est légitimement fondé à se demander si la souffrance au travail n’aurait pas déjà des conséquences sur la santé mentale, non des agents cette fois, mais sur celle de leurs proches.
Enfin, ultime défense sans doute contre cette spirale, certains agents envisagent de demander leur mutation, certains cherchent un emploi ailleurs qu’à EDF, ce qui n’est pas banal on le sait, au regard de la tradition de l’entreprise. En dépit de leurs attaches affectives, de leurs investissements dans la construction d’un pavillon, certains agents envisagent quand même de tout abandonner. Certains l’ont déjà fait.
A noter qu’il ne semble pas y avoir de décompensation sur le mode de l’alcoolisme. Ce qui est inhabituel dans ce genre de conjoncture. Nous n’avons pas trouvé d’explication à ce phénomène, l’interdiction de consommation collective d’alcool sur le site n’étant pas ici suffisante pour en rendre compte.
Il faut souligner que cette souffrance, ces stratégies défensives et ces signes de décompensation n’affectent pas tous les agents de la même manière, en fonction de leur situation dans le service travaux. Mais aucun groupe, semble-t-il, n’est épargné.
D’après les agents qui ont participé à l’enquête, ce sont même ceux qui sont encore le moins touchés qui ont accepté d’apporter leur concours à cette recherche.
A cet égard, l’absence des chaudronniers est peut-être un signe de souffrance plus grande encore que chez les agents appartenant aux autres sections.
Il semble cependant que globalement, les plus touchés des agents soient les CPHC et les contremaîtres principaux. Mais les CE qui n’ont pas participé à l’enquête, ne seraient pas épargnés. Les techniciens et ouvriers professionnels résisteraient mieux semble-t-il, c’est d’ailleurs parmi eux que l’on trouve encore des stratégies collectives de défense par l’hyperactivité, telles que nous les avons mentionnées plus haut. Enfin, a été évoqué le sort peu enviable des ouvriers des entreprises sous-traitantes, dont on pense généralement parmi les agents EDF du service travaux, qu’elle est pire que la leur, même si elle est certainement d’une autre nature et en rapport avec les abus de charge de travail et leurs conséquences sur la vie privée.
V) Retour sur l’organisation du travail
Ces éléments permettent maintenant de revenir sur les problèmes spécifiques de l’organisation du travail.
Il semble que ces troubles assez sérieux qui viennent d’être décrits soient en rapport direct avec des transformations du travail et de son organisation réelle. Le centre de gravité du problème semble être situé d’après le discours des agents dans:
- la non-reconnaissance du travail effectué et des efforts déployés par les agents pour remédier aux insuffisances de l’organisation du travail ;
- la dévalorisation progressive par l’encadrement, des valeurs professionnelles, du savoir-faire, des compétences techniques, du métier et de l’expérience du travail.
l) Les différences entre corps de métier
La souffrance semble étroitement liée à la perte différentielle du travail de métier. Cette perte semble maximale chez les chaudronniers et minimale chez les électriciens. Les mécaniciens, actuellement, seraient situés entre les deux. Les préparateurs, semblent aussi assez sérieusement touchés. Pour rendre compte des différences entre corps de métier vis-à-vis de la confiscation du travail, on invoque deux types d’arguments:
a) arguments techniques
Lorsqu’il y a trop d’entreprises à suivre, ceci entraîne un trop grand nombre de points d’arrêt à poser et à vérifier. La surcharge de travail découlant de ce suivi contribue à dessaisir les agents EDF de leur rapport direct au travail.
- L’augmentation de la charge de travail des chaudronniers est liée à l’augmentation des tâches qu’implique l’alourdissement du cahier des charges de chaque arrêt de tranche par rapport au précédent. Par ailleurs, les chaudronniers ont déjà subi il y a plusieurs années un début de déprofessionnalisation, l’essentiel de leur travail étant maintenant consacré à la robinetterie. A l’inverse, les mécaniciens ont à suivre des chantiers beaucoup plus importants, beaucoup plus longs, et les points d’arrêt y sont beaucoup moins nombreux, ce qui leur permet de défendre mieux leur rapport au travail.
- La répartition des tâches entre diverses équipes dans une même section a permis à certaines équipes de conserver un rapport serré avec le travail professionnel.
b) Les arguments humains
Si certains collectifs de travail ont mieux résisté à la confiscation des tâches, ce n’est pas que pour des raisons de conjoncture technique, c’est aussi en fonction des choix qu’ils ont faits, des stratégies qu’ils ont adoptées, de leur cohésion, et donc d’un certain mode d’engagement pour défendre leur rapport au travail. Mais ceci s’est soldé généralement par une augmentation de la charge hebdomadaire de travail.
Il est à noter, que paradoxalement, le recours généralisé aux entreprises extérieures, a tendance souvent à accroître la charge de travail. Signalons à ce propos de ce premier point, comme à propos du point suivant (sur le « suivi ») que les différences observées entre électriciens et chaudronniers n’ont pas été entièrement élucidées, et restent, pour une part, énigmatiques.
2) La question du « suivi »
a) On notera qu’il n’y a généralement pas de refus de principe, a priori, de s’engager dans des tâches de suivi. C’est surtout secondairement, sur la base de l’expérience personnelle et des déceptions de ce travail, ou sur la base de l’expérience des autres, que certains agents ont adopté d’emblée une position réticente à l’égard de cette nouvelle responsabilité dans le travail. On a pu par ailleurs repérer chez les agents une crainte de ne pas être capables de faire face à ces nouvelles contraintes de travail. A cette crainte s’ajoute le doute qui s’empare d’eux sur les compétences qui leur resteront lorsqu’ils auront perdu leur savoir-faire de métier. Il faut ici comprendre que la crainte des agents est, dans cette opération, de perdre ce qui, dans le travail, contribuait jusqu’à présent à définir à leurs yeux, à ceux de leurs collègues, et à ceux de leur famille, leur identité.
b) Au début, certains agents étaient assez satisfaits de faire du suivi. Mais il semble qu’avec le temps, beaucoup d’agents aient déchanté et que le plaisir éprouvé ait cédé le pas devant la souffrance engendrée par la perte du travail de métier.
c) Le suivi est en effet beaucoup plus un contrôle de gestion qu’un contrôle de qualité. C’est du moins l’impression unanime des agents du service travaux qui estiment que le contrôle de qualité est inefficace et passe au second plan derrière des exigences du contrôle de gestion.
d) Le suivi occasionne par lui-même une souffrance spécifique, en raison de la masse de papiers ingrats à traiter.
e) Les agents éprouvent le sentiment d’être piégés dans leurs efforts pour conserver le rapport qu’ils entretiennent avec le travail. Pour lutter contre la délégation des tâches de métier à des entreprises sous-traitantes, les agents EDF augmentent leur charge de travail et tentent de répondre à toute la demande. De la sorte, ils augmentent leur journée de travail et leurs heures supplémentaires. Ils augmentent donc aussi la quantité de repos compensateurs à prendre. Au bout d’un certain temps il faut prendre ces repos compensateurs en bloc, et c’est à ce moment, ou pendant cette période qu’à nouveau on embauche des personnels extérieurs. Donc dans un cas comme dans l’autre, les agents ont le sentiment d’être piégés et de ne pouvoir conserver le travail qu’ils aiment faire.
Quoi qu’il en soit, la souffrance des agents du service travaux semble étroitement liée à la confiscation, à la dévalorisation, à la déstructuration des savoirs de métier pour lesquels ils étaient initialement formés. Ceci occasionne deux types de conséquences qu’il faut rigoureusement distinguer:
1 - La perte des possibilités offertes par le travail de métier d’offrir des occasions de plaisir par le travail. La déqualification est en même temps une épreuve de perte de sens au regard de l’histoire singulière au travail. Elle occasionne de plus une crise des valeurs et une crise du sens non plus au niveau de la « vocation » individuelle, mais au niveau du contenu du travail, avec un fort sentiment d’absurdité.
2 – L’inquiétude authentique sur la qualité du travail et les risques que l’on fait ainsi courir à la sûreté des tranches: il s’agit ici du diagnostic posé par les agents du service travaux sur la qualité d’un travail qu’ils connaissent depuis longtemps et pour lequel ils ont donné jusqu’à présent beaucoup d’eux-mêmes.
Du point de vue de l’analyse psychodynamique, en effet, il faut accorder une attention particulière à un paradoxe de grande valeur significative sur le problème posé:
En effet, passer du côté du suivi et abandonner le travail, conduit à donner davantage de pouvoir aux agents. Dans la plupart des situations ordinaires, ce gain de pouvoir est une source de convoitise et apporte des sentiments de satisfaction. Or, ici, dans le service travaux, on est frappé par l’absence de plaisir tiré de cette nouvelle position en perspective. Certes le travail de suivi est peu intéressant, par comparaison avec le travail de métier. Mais le gain de pouvoir n’apporte pas non plus, de plaisir, ce qui est tout à fait inhabituel et paradoxal. La seule façon de comprendre cette discordance, c’est de faire une place capitale à l’inquiétude des agents sur la dégradation de la qualité et de la sûreté. Le plaisir du pouvoir est donc effacé par des préoccupations devenues plus prégnantes et déterminantes, sur le vécu du travail, relativement à l’avenir de la maintenance et de la sûreté.
VI) La sûreté
Globalement, l’impression des agents est celle d’une dégradation de l’état des tranches. Non seulement en raison de l’usure des installations, bien sûr, mais en raison de données attestées sur la dégradation de la qualité du travail de maintenance.
A cet égard, leur avis diverge donc sensiblement de celui de la hiérarchie, mais, en revanche, il fait écho aux préoccupations énoncées par l’entreprise au niveau national vis-à-vis des défaillances de la maintenance dans l’ensemble du dispositif de sûreté nucléaire.
Les agents du service travaux pensent, sur la base de leur expérience, que le travail de maintenance est difficile, en temps réel, compte tenu du terrain et de la réalité d’un arrêt de tranche, des contraintes de délais et de disponibilité, de la quantité de chantiers à conduire, du nombre élevé de travailleurs impliqués dans l’arrêt de tranche (augmentant les difficultés de synthèse), de l’alourdissement progressif et inexorable du cahier des charges, des contraintes réglementaires et des consignes de travail en dernier lieu.
L’expérience des agents du service travaux est, qu’au fur et à mesure, il devient de plus en plus difficile de suivre le travail des entreprises sous-traitantes, de plus en plus délicat de mettre et de relever les points d’arrêt, de conserver des compétences techniques pour juger même le travail fait par autrui. Ils mettent en doute la qualité et la validité des contrôles opérés par eux mêmes et par d’autres, et ils pensent qu’on a actuellement une vision et un bilan inexact de l’état des tranches. Ils citent de nombreux exemples d’anomalies, dont certaines sont graves, qui ne sont pas reconnues ni inventoriées, ni traitées comme il conviendrait. Ils concluent qu’il y a lieu de remettre en cause la crédibilité des évaluations faites actuellement sur la sûreté des tranches. Il s’agit donc d’un transfert progressif des critères de sûreté qui jusque là portaient sur la qualité du travail bien fait, et qui sont aujourd’hui déportés vers la qualité des contrôles de gestion. Ceci se formule pour eux de la façon suivante « sur quoi repose la sûreté actuellement ? » – « sur du papier! «
A la différence de beaucoup d’autres situations comparables, c’est la première fois que nous entendons des agents émettre de tels doutes sur la sûreté. Jusque là jamais nous n’avons rencontré cette inquiétude. Généralement les appréhensions des agents des services de maintenance portaient sur la sécurité des personnes mais pas sur la sûreté des installations. Les doutes des agents sur la sûreté résultent de ce qu’ils ont des preuves qu’il est possible, matériellement actuellement, de dissimuler des travaux non faits ou mal faits, et que non seulement c’est possible, mais cela devient une pratique non exceptionnelle, dont la hiérarchie n’évaluerait pas bien la réalité.
Ainsi la souffrance des agents des services travaux de la SUT a-t-elle un rapport non seulement avec l’organisation du travail et ses difficultés internes, mais avec des incidences sur la sûreté dont ils pensent qu’actuellement elles ne sont pas contrôlées. Ce sont ces incidences qui contribuent à la gravité des atteintes enregistrées au cours de cette enquête au moral des agents et, au-delà, à leur santé. Parce qu’ils sont les témoins affligés et inquiets d’un processus qu’ils ne parviennent pas à enrayer, malgré leur bonne volonté.
Conclusion
Pour conclure nous dirons que la souffrance des agents du service travaux atteint des dimensions qu’il convient de considérer comme sérieuses, au premier chef pour leur propre santé. En contrepartie, l’analyse de cette souffrance fait émerger une série intéressante de considérations sur le fonctionnement de l’organisation du travail dont la synthèse conduit à la structuration d’une argumentation d’un grand intérêt pour alimenter le débat contradictoire sur les rapports entre travail réel d’un côté, qualité de la maintenance et sûreté des installations nucléaires de l’autre.
Leur connaissance du travail réel leur permet de construire un point de vue structuré sur une dimension – d’une importance au demeurant incontestable – de la sûreté : la qualité de la maintenance. Ce point de vue peut être récapitulé autour d’une thèse presque explicitement formulée par les agents: la sûreté dépend pour une part de la qualité de la maintenance. La qualité de la maintenance ne dépend pas que de la bonne programmation des arrêts de tranches, elle dépend aussi des performances techniques garanties par les hommes. Ces performances ne peuvent, selon eux, être garanties sur la base exclusive des vérifications et de la surveillance. De nombreuses expériences accumulées depuis des années, leur font penser qu’aucune surveillance, aucun contrôle ne peut être efficace s’il est utilisé seul et prioritairement. Surveillance et contrôle ne trouvent leur efficacité et ne sont potentialisés que s’ils viennent doubler une pratique du travail rigoureuse dont la base n’est pas dans le contrôle, mais dans le savoir-faire, la constitution progressive de l’expérience, le sérieux, et le travail de métier. L’initiative, la mobilisation et l’engagement des hommes leur apparaissent donc comme un chaînon essentiel de la sûreté.
Leur souffrance est pour une bonne part liée à la sous-estimation actuelle selon eux de la composante humaine de la qualité par la hiérarchie. Cela étant, même si la situation psychologique des agents du service travaux, face aux difficultés organisationnelles, paraît assez préoccupante actuellement, elle pourrait s’améliorer.
Le destin de cette souffrance est étroitement lié, semble-t-il, à la possibilité que les agents de ce service auront de faire entendre le point de vue qu’ils se sont forgés à partir de leur expérience professionnelle sur les problèmes de l’organisation du travail dans la maintenance. C’est-à-dire que l’évolution de leur souffrance dépendra de la possibilité qui leur sera faite d’apporter une contribution à l’analyse de l’organisation du travail dans une période de transformation et d’expérimentation de nouvelles formes de travail, dont on sait par ailleurs l’importance dans le contexte actuel de l’exploitation des centrales nucléaires.
Les pieds dans le plat
Bulletin d’information de la section syndicale FORCE OUVRIERE de l’UTO n°23,
septembre 1996, semaine 37, numéro spécial
Les résultats du nouveau management dans le nucléaire
PREAMBULE
Le PSU 1993-95 étant arrivé à échéance, les Chefs d’Unités ont reçu la mission de présenter un projet pour la période 1996-98. Ce travail a, comme il se doit, débuté par une phase de diagnostic. Mais, pas question de véritable remise à plat (car cela mettrait en évidence les vrais résultats). La Direction a donc organisé, à sa façon, la consultation du personnel EDF de l’UTO ainsi que celle de représentants des sites. Il n’a pas été prévu de recueillir l’avis des prestataires (même des permanents (*)), ni celui des » partenaires sociaux » ! Explicitant sa conception du dialogue social, la Direction de l’UTO a indiqué que les représentants du personnel pouvaient donner leur point de vue comme n’importe quel agent, en s’intégrant dans un groupe de réflexion. Que la Direction le veuille ou non, les Organismes Statutaires auront à se prononcer sur le PSU.
Une analyse des informations émanant de l’UTO, des Services Centraux, des centrales et des sous-traitants a été faite, en essayant de dégager l’impact du management sur les travailleurs et sur les performances de l’entreprise. Elle n’est pas exhaustive et ne constitue qu’une contribution à de futures synthèses syndicales, aux niveaux PARC, DEPT, Fédération… Nous en publions le résumé dans ce numéro spécial et le soumettons ainsi à la critique générale (tout comme n’importe quel agent, la Direction peut nous faire part de ses remarques). Nous nous engageons même à publier dans un prochain bulletin, tous compléments ou contradictions argumentés, qui nous parviendraient.
LE TAYLORISME « NOUVEAU » EST ARRIVE
Alors que l’on annonce à grand
renfort de discours et de plans stratégiques, la libération des
initiatives, la décentralisation des responsabilités, le
raccourcissement des lignes hiérarchiques, nous assistons en réalité au
développement d’une nouvelle forme de taylorisme. Celle-ci ne concerne
plus exclusivement les métiers manuels dont le nombre a d’ailleurs
régressé avec le développement des nouvelles technologies. Elle
s’applique par l’intermédiaire de la réforme du management à
l’encadrement et à l’ensemble de l’entreprise.
Conformément à l’un des
principes de Taylor: la tête pense, la base exécute, l’organisation est
pensée en haut lieu et à huis clos et elle est imposée aux agents.
Le discour autoritaire étant démodé, pour arriver à ses fins, la
Direction recourt à des officines de consultants (à quelles obédiences
appartiennent-elles ? quelles sont les règles d’appel d’offre ? que
contient le cahier des charges ? combien d’argent leur donne la
Direction ?).
D’autre part à quoi servent les groupes de travail ?
Il en existe en effet une multitude, mais ils sont noyautés de façon à
éviter que des agents trop consciencieux s’intéressent aux domaines
interdits (justifications de certaines commandes, réductions
d’effectifs, mobilité, insuffisance de moyens…). Leur raison d’être est
» d’accompagner le changement « , de travailler psychologiquement les
esprits, et de tuer dans l’oeuf les bonnes questions.
La concertation pluridisciplinaire n’existe que dans les discours ! Beaucoup de compétences internes sont volontairement laissées de coté, pour ne pas risquer de remise en cause des plans élaborés par les élites pensantes.
La fragmentation, autre principe cher à Taylor, est lui aussi recherché par les nouvelles organisations.
En voici quelques exemples:
Il n’est pas question pour le nouveau management de reconnaître une
quelconque interactivité entre Sûreté et Sécurité. Ces deux domaines
sont en conséquence traités complètement séparément.
Il en est pratiquement de même pour la Radioprotection et la Sécurité.
Demain l’EPN ira-t-il plus loin ? En effet il est fortement question de
séparer les accidents du travail, des accidents au travail. Il n’est pas
interdit de penser qu’à la culture taylorienne puisse s’ajouter un
penchant pour le trafic d’indicateurs.
A propos de l’organisation de l’ingénierie pour l’exploitation au sein
du parc nucléaire (IPE), la définition donnée par la Direction elle-même
(note MCP-GRP/CB-indice 1-10 novembre 1992), se passe de commentaire:
« ce potentiel est constitué par les moyens centraux du parc couplés aux
ingénieries de site qui s’appuient sur l’ingénierie Direction de
l’équipement dédiée à l’IPE et sur des bureaux d’ingénierie
extérieurs ».
La logique de normalisation
est non seulement toujours présente mais s’étend même aux entreprises
extérieures à qui l’on impose : homologation de leurs systèmes
d’assurance qualité, carnet d’accès de leurs agents (à ne pas confondre
avec la fiche d’accès), certification de la qualification, de la
formation…
Le discours laissait supposer une réduction du nombre des prescriptions
et l’amélioration de leur ergonomie à commencer par leur justification
(certains textes sont inapplicables, d’autres sans fondement devraient
être supprimés, d’autres manquent cruellement). Au lieu de cela on
assiste à l’indifférence des managers qui poursuivent leur logique
procédurière. Tout problème nouveau est l’occasion de faire rédiger une
prescription supplémentaire. Par exemple la sortie d’un nouveau décret
engendre des textes de réglementation interne (traités par des agents
qui ne sont pas juristes), souvent moins clairs, partiels, parfois
volontairement arrangés de façon à minimiser l’impact sur l’entreprise,
et à faire porter le chapeau au lampiste.
LE NOUVEAU MANAGEMENT ENTRAINE LES AGENTS
A NE PLUS REFLECHIR
Tout comme l’ouvrier dont les
libertés étaient réduites par la parcellisation des tâches,
l’encadrement est soumis au carcan de l’organisation normative. La
compétence et l’esprit de métier n’ont plus cours : c’est l’organisation
qui désormais définit les actions à accomplir.
La note » Mission Relations avec les prestataires » du 01- 10-93,
validée par le comité de direction de l’EPN, en fournit un exemple: »
L’acceptation, qualification, évaluation, des prestataires : c’est
l’organisation qui permet de sélectionner le panel de prestataires avec
qui nous souhaitons travailler et de mesurer l’adéquation de leurs
réalisations à nos exigences. «
Ce sont les réformes de
l’organisation qui vont parait-il tout régler. Tout nouveau
dysfonctionnement est le prétexte de créer de nouvelles structures, d’où
le télescopage des innombrables réformes.
Pour casser toute résistance au changement et parvenir à ses fins (sous-traitance, privatisation rampante … ), la
Direction superpose à ces réformes des contraintes de mobilité très
poussées, que certains résument par » n’importe qui, n’importe où et
pas longtemps « . L’inhibition de la » mémoire » qui en résulte,
facilite la fuite des savoir-faire et nous rend encore plus dépendant
des constructeurs, fournisseurs et sous-traitants.
Le frein à l’initiative va encore plus loin dans le nucléaire. En effet, la Direction n’est pas favorable aux débats d’idées (y compris dans les Organismes Statutaires) et à l’innovation en général. L’EPN et EDF prennent des libertés par rapport à la réglementation sur les innovations de salariés. Bien que le nombre de brevets déposés annuellement s’accroisse, il reste ridicule par rapport à d’autres entreprises. Les agents EDF sont-ils donc sans imagination, ou d’autres prennent il les brevets à la place d’EDF ? Dans un tel contexte, le discours des Directions sur la protection du patrimoine peut-il être vraiment pris au sérieux ?
M3E, UN OUTIL DE MANAGEMENT QUI VA SCLEROSER L’ENTREPRISE
M3E, » méthode d’entreprise
d’évaluation des emplois « , n’est que la pâle copie d’une méthode née,
aux Etats Unis, à l’époque de TAYLOR. Cette méthode réduit la conception
de l’entreprise à une juxtaposition d’emplois. Le travail en équipe
n’est considéré que sous l’angle relationnel. La pluridisciplinarité et
la créativité ne sont pas valorisées. M3E s’inscrit dans une logique de
résultats à court terme.
Comment la Direction Générale dEDF a-t-elle pu imposer une telle méthode
d’évaluation des emplois qui va pour longtemps anesthésier l’initiative
? Pourquoi n’a-t-elle pas engagé une réflexion préalable sur » le
travail aujourd’hui » (contrairement à une idée répandue, c’est loin
d’être quelque chose d’évident), sur les rapports des agents avec leur
travail et sur les évolutions souhaitables ?
Cette décision relève-t-elle des erreurs de management ou participe-t-elle à une stratégie d’affaiblissement de l’entreprise ?
Moderniser le Service Public est une nécessité permanente. En ne faisant rien, on allait peut-être dans le mur. Mais avec M3E on est encore plus sûr d’y aller !
LES AGENTS SOUFFRENT DES EFFETS DES HUMANISANTS DU NOUVEAU MANAGEMENT
Le taylorisme ne se préoccupait pas de ses conséquences sur l’épanouissement et la santé des ouvriers.
Le nouveau management fait de même en considérant la ressource humaine
comme une ressource qu’on gère comme les autres : masse salariale
minimum, effectif minimum, création d’exclus en tout genre, mobilité
forcée… destockage de pièces de rechange, réduction de programmes de
base… )
Seule la rentabilité économique est visée ; d’aspects humains il n’est
pas question ! Par exemple les agents en absence de longue durée, sont
purement et simplement ignorés par leur hiérarchie (ils ne sont plus
utiles et n’existent plus que sur le papier).
Par ailleurs, décréter la responsabilité de chaque agent, sans lui
accorder les moyens d’assumer sa mission, est particulièrement
déstabilisant et démagogique.
Le mal vivre, les déprimes, les suicides
(agents et sous-traitants) laissent indifférente la Direction qui refuse
que ces sujets soient étudiés, malgré les risques potentiels pour les
agents et pour la Sûreté. Dernier refus en date : au CMP du 4 juillet la
Direction de l’UTO a refusé la création d’une commission « social »
pour essayer d’identifier et de prévenir les phénomènes anxiogènes à
l’origine des symptômes croissants observés par le médecin du travail.
Cette attitude est à rapprocher du limogeage des médecins
épidémiologistes (voir Le Monde du 01-08-96 et Libération du 03-09-96).
La Direction » casse le thermomètre » pour retarder la mise en
évidence des méfaits du management sur la santé des travailleurs.
Le Pouvoir actuel est manipulateur et inhumain. Il déstructure les
individus et les rapports entre les individus. Cela le rend illégitime.
L’AFFAIBLISSEMENT DES VALEURS DE SOLIDARITE ET DE COOPERATION
Copiant Taylor qui payait les
ouvriers au rendement, la Direction a commencé à payer certains
dirigeants au mérite et veut étendre ce principe à l’ensemble des
cadres.
N’est-ce pas encore un facteur supplémentaire de déstabilisation du corps social ?
En effet la notion de résultat mériterait d’être précisée, ainsi que la
méthodologie de l’évaluation, la compétence du « juge », et l’assurance
qualité.
La rémunération individuelle liée au résultat comporte d’autres
inconvénients. N’est-elle pas la négation du travail d’équipe? Si l’on
sait qu’on peut gagner plus que son collègue, va-t-on l’associer à une
démarche de progrès, ou plutôt essayer de se garder la meilleure part du
gâteau? La Direction veut-elle vraiment la transversalité ? Et le chef
qui juge le résultat, n’y a-t-il pas contribué, même quand il est
médiocre ?
Quelle est donc cette méthode merveilleuse, préconisée par la Direction,
qui permet d’analyser tous ces aspects, et de rendre à César ce qui est
à César ? Si elle existe, les agents ne demandent qu’à la connaître.
Ce principe de rémunération pousse à encore plus d’individualisme,
d’égoïsme, et de non-qualité. D’ailleurs la Direction n’est-elle pas
prise d’un doute, lorsqu’elle indique à propos de l’intéressement des
équipes d’arrêt de tranche : « on cherchera à valoriser la performance
de l’équipe de travail et non la performance individuelle ».
Nous n’analyserons pas en détail les conséquences de cette variante.
Nous nous contenterons d’indiquer que l’équilibre social est fondé
actuellement sur le partage d’une valeur commune : le Service Public.
L’adoption d’une forme de rémunération par équipe, conduira chaque
groupe à privilégier ses propres intérêts au détriment de ceux de
l’entreprise (la guerre des clans?). ce phénomène existe déjà par la »
guerre » que se livrent certains sous-traitants (coalition
d’entreprises extérieures contre » le mouton noir « , mauvaise volonté
et/ou entraves diverses sur les chantiers imbriqués…), et par
l’existence de groupes de pression puissants.
Nous osons la question suivante: » et si l’on cherchait à valoriser les performances de l’entreprise? »
Remarquons également que la
rémunération en question est immédiate et non à terme. Il est donc
évident qu’elle favorise les résultats à court terme au détriment de
progrès à plus longue échéance. On peut
faire confiance à certains mercenaires sans scrupule pour exploiter ce
nouveau filon, sans se soucier des conséquences ultérieures.
Il est vrai que sur le moment une prime peut créer une certaine
motivation « artificielle ». Mais il bien est connu qu’on s’habitue à la
récompense, qui devient normale, et qui au bout d’un certain temps ne
fait plus d’effet!
Mais au fait, n’y a-t-il vraiment que l’argent qui motive les hommes et les femmes du Service Public ?
Dans un Service Public qui
préconise la péréquation des tarifs, n’est-il pas légitime de maintenir
une » péréquation » des salaires ?
N’est-il pas souhaitable de
stimuler la vraie motivation, celle qui se déclenche par les valeurs
d’exemple, de confiance et d’estime ?
On n’en est malheureusement pas là dans le nucléaire !
La réforme du management consiste
à » singer le privé « , mais le privé archaïque. En effet les
entreprises performantes ont, quant à elles, repéré que certaines
méthodes de « l’oncle Sam » sont dépassées ou perverses.
Cependant, les croyances ont la
vie dure, dans la technostructure qui est intimement persuadée que les
défaillances humaines existent, mais pas à son niveau 1
L’OBSTRUCTION A LA REMONTEE DE L’INFORMATION NEGATIVE
La
hiérarchie considère comme négative, toute information concernant les
contraintes que rencontrent les agents dans l’accomplissement de leurs
métiers (impossibilité de respecter les procédures, comportements
fautifs des managers) ainsi que celles qui sont relatives aux
contre-performances de l’entreprise.
L’obstruction à ce type d’information est-elle répandue? Quelles en sont les conséquences? Qui est responsable?
Voici quelques questions que chacun est en droit de se poser à la
production nucléaire, Direction qui prône : l’INSAG 4, la transparence,
la qualité, le retour d’expérience, les bonnes pratiques…
LE SYSTEME DE RECONNAISSANCE, ENCORE LUI
Observons
d’abord que ce qui est primé (rémunération, promotion), c’est
d’atteindre les résultats fixés par la Direction, résultats qui se
résument le plus souvent au seul profit financier. En règle générale, la
Direction ne prend en considération que la réussite des buts finaux,
peu importe si les prescriptions ont été ou non respectées (puisqu’elle
ne se donne pas les moyens de vérifier).
En revanche respecter les contraintes est difficile et pourtant pratiquement jamais récompensé.
Il se peut que les enfreindre soit sanctionné (et encore ce n’est pas
sûr), mais en tout état de cause cela ne peut arriver que si l’on se
fait prendre. Et l’on ne se fait pas prendre facilement dans un système
complexe qui fait volontairement peu de contrôles !
Etant donné les dogmes actuels du management, respecter scrupuleusement
les prescriptions revient à contrarier des intérêts personnels et c’est
donc mal vu par une partie de la hiérarchie. Alerter ses supérieurs sur
ces questions, est le plus souvent considéré comme une provocation. Cela
se termine en général par la mise au placard; une façon comme une autre
pour la hiérarchie, de faire des exemples pour faire comprendre à
l’ensemble du personnel ce qu’elle souhaite vraiment.
LE MAUVAIS EXEMPLE LA DEMORALISATION DES RELATIONS DU TRAVAIL
Pour se déterminer, les agents observent aussi l’attitude de leurs supérieurs.
La Direction favorise-t-elle la remontée
des informations négatives, en répondant tardivement et de travers ou
parfois pas du tout à des courriers syndicaux qui dénoncent très
précisément l’inobservation de la Réglementation?
Où est la politique de transparence lorsque l’Etat Major du
nucléaire refuse de faire la lumière sur les implications du dossier
sous-traitance (le sujet est trop vaste pour être développé ici; il fera
l’objet d’un autre numéro spécial) ?
Où sont le dialogue social et la morale lorsque des Chefs d’Unité
multiplient les entraves au fonctionnement des Organismes Statutaires
pour que les représentants du personnel ne puissent mettre en évidence des carences managériales voire des escroqueries ?
Auparavant le travail
comportait des règles de vie, des usages, un équilibre entré les droits
et les devoirs. Depuis quelques années, grâce à leurs dogmes, croyances,
soif du profit, désintérêt du Service Public, certains managers ont
réussi à promouvoir de nouvelles règles du jeu comme par exemple celle
du « pas vue, pas pris « . Comme de plus il y a peu de véritables
sanctions dans les sphères du pouvoir (placards dorés), ce principe a
toute chance d’y faire école.
Est-ce favoriser la communication
que de nous rebattre les oreilles avec la politique des bonnes
pratiques? Dans le même temps, la Direction ne communique pas sur les
mauvaises pratiques, d’ailleurs le terme n’a même pas d’existence dans
le nucléaire (on est les meilleurs !).
Lorsque l’Autorité de Sûreté,
demande des comptes sur un point particulier mais que sa question en
soulève d’autres, est-ce une démarche de progrès que de donner des
consignes de s’en tenir strictement à la question posée?
Des Chefs d’unités qui
refoulent des propositions d’amélioration sans explication et parfois
même sans réponse du tout, influencent-ils favorablement la remontée des
informations?
Il y a parfois des explications,
autres que culturelles, à cette attitude. Certains hiérarchiques peuvent
être incompétents (ils ont été nommés là par piston), ou bien être
coincés entre les objectifs qui leur sont imposés et un manque de
moyens. Dans ces situations, ils choisissent de se réfugier dans la non
communication.
Un
des » résultats » de ce nouveau management c’est que l’information et
particulièrement lorsqu’elle est négative et détenue par un petit nombre
de personnes, est désormais souvent étouffée à la source. En
effet à quoi cela sert-il de transmettre des informations qui,
l’expérience l’a montré, vont être arrêtées par l’un des échelons de la
hiérarchie.
Personne n’a plus confiance !
Nombreux sont les
agents désenchantés, résignés, n’ayant désormais pour soucis que de
faire bonne figure et de sauvegarder leur situation personnelle. Ils
espèrent que le premier gros pépin nucléaire n’arrivera pas dans leur
proche environnement (de plus en plus d’agents disent croire au gros
pépin).
QUELLES CONSEQUENCES POUR LA SURETE ?
L’écoute de la Direction est faible ou même nulle lorsque l’on met le management en cause. La Direction va même jusqu’à faire des pressions pour que certains délégués ne fassent pas partie de certaines délégations et pour que d’autres agents n’accèdent pas à un mandat de représentant du personnel. Elle réfute l’idée que son action puisse conduire au désengagement des hommes et par voie de conséquence à la dégradation de la Sûreté.
Jusqu’ici
la présentation annuelle du niveau de la Sûreté des centrales
nucléaires françaises, repose principalement sur l’évolution du nombre
d’incidents significatifs classés. Jusqu’à cette année, à en croire les
Autorités, le nombre d’incidents n’augmentait pas. Il faut toutefois
signaler qu’en fin d’année s’effectue (avec l’accord de l’Autorité de
Sûreté) le déclassement de certains incidents (qui paraît-il, n’engagent
pas vraiment la Sûreté). Cette pratique a-t-elle contribué
« inconsciemment » à maintenir jusqu’ici, cet indicateur stable ? Ce qui
va être intéressant, c’est de voir ce qui va se passer cette année, car
on observe depuis janvier, une recrudescence des incidents d’environ
50%). Qu’en dit, l’Autorité de Sûreté? A-t-elle bien rempli sa
mission de contrôleur ? (cf récente déclaration de Jacques CHIRAC à
propos de l’insuffisance du contrôle des banques). Le nucléaire est-il
bien maîtrisé ?
Il était malhonnête de prétendre que, les incidents significatifs n’augmentant pas, la Sûreté s’améliorait.
Mais il serait stupide de crier à la catastrophe parce qu’ils ont
brutalement augmenté. Cependant, pourquoi les Autorités de Sûreté
n’évaluent-elles le niveau de Sûreté qu’avec l’indicateur consenti par
EDF ?
Le régime oligarchique institué par les Grands Commis de l’Etat n’est-il
pas incompatible avec la rigueur nécessaire au contrôle d’une industrie
aussi dangereuse que le nucléaire ?
Nous continuons à défendre l’idée qu’il est nécessaire d’améliorer
l’appréciation du niveau de la Sûreté grâce à des indicateurs
complémentaires, notamment concernant les facteurs humains et le social
qui sont déterminants en matière de Sûreté.
Pour faire un parallèle avec
la sécurité du travail, bon nombre de préventeurs reconnus sur le plan
national et international ont confirmé que le seul taux de fréquence des
accidents du travail avec arrêt, n’est pas représentatif de l’état de
sécurité d’une Unité. L’expérience a plusieurs fois montré que des
Unités ayant un taux de fréquence faible, étaient le lieu d’accidents
mortels.
Nous
réaffirmons que le nombre d’incidents significatifs observés depuis le
démarrage du parc nucléaire, ne permet pas de conclure à une faible
probabilité d’accident nucléaire. Les différents responsables
s’en gardent bien également, préférant parier de » l’année passée,
marquée d’une pierre blanche pour la Sûreté » et de » la Sûreté à
l’est « , plutôt que faire un pronostic sur l’évolution du niveau de la
Sûreté des centrales françaises (d’ailleurs si on distribue des
pastilles d’iode, n’est-ce pas parce qu’il existe, quelque part, des
responsables prudents). La situation est
sérieuse car on est entré à EDF et à l’EPN en particulier, dans une
crise sociale sans précédent depuis la création de l’entreprise. A la
forte crise de confiance s’ajoutent la démoralisation des relations du
travail, la défiabilisation de la maintenance liée à la précarisation
des exécutants (sous-traitance) et à la limitation du contrôle interne,
l’augmentation du nombre d’actes de malveillance et des comportements
anormaux, la stagnation des indicateurs de performances et en
même temps, la provocation faite par la Direction qui corsète toujours
plus le droit de grève et parle de dialogue social sans en faire.
LE DEVELOPPEMENT D’UNE JUSTICE A DEUX VITESSES
Le compte rendu du comité de
direction du parc nucléaire du 20 mai 1996, souligne : » Les événements
de décembre 1995 ont été accompagnés dans certaines Unités d’EDF, outre
de violences, de pressions diverses, morales et physiques, sur des
agents voire sur leurs familles… De telles actions, exacerbées lors de
ce conflit, se produisent, ici ou là au quotidien… »
Nous ne pouvons qu’être d’accord avec la Direction du parc pour
condamner de tels actes, mais nous lui suggérons de s’interroger sur le
comportement de certains managers qui s’apparente à ceux qu’elle décrit.
Il faut dans ce domaine comme dans les autres une égalité de
traitement. Malheureusement nous ne connaissons que des exemples de
lampistes sanctionnés (et parfois à tort). Récemment la Direction a
contraint à la démission, une secrétaire de Direction. Malgré le
discours officiel sur le renouveau du dialogue social, elle n’en a pas
informé les Organisations syndicales. Pourquoi ? En revanche, elle a
fait une large publicité autour de cette affaire dans les rangs de
l’encadrement. Que craignait la Direction à respecter les procédures
disciplinaires ?
Quelles sanctions a-t-elle pris envers les
cadres qui ont permis que des entreprises d’obédience sectaire opèrent
dans le domaine de la formation du personnel et du conseil de Direction ?
Quelles sanctions a-t-elle pris envers les Chefs qui multiplient
les entraves au fonctionnement des institutions représentatives du
personnel ?
La Direction du parc invite à » rompre la
loi du silence « , mais l’expérience prouve, jusqu’à présent, que seul
les lampistes sont sanctionnés. La Direction demande aux managers d’être
» garant de la liberté du travail et du respect des personnes « .
C’est oublier un peu facilement qu’en toute impunité, un certain nombre
d’entre eux, ne respectent pas la Réglementation et ne manquent jamais
une occasion de faire état de leur mépris pour les hommes et leurs
institutions représentatives.
Tant que subsisteront ces
carences éthiques, nous vous inciterons à ne pas vous précipiter » dans
la gueule du loup « . Si vous détenez des informations sur des sujets
sensibles, et que vous voulez défendre les intérêts de l’entreprise et
de la Nation (c’est souhaitable), il y a d’autres moyens comme par
exemple de vous adresser directement et discrètement à la justice ou de
passer (même anonymement) par certains délégués du personnel. Il y en a qui ont été précisément sacqués, parce qu’ils avaient dénoncé des carences hiérarchiques. Alors
pas la peine qu’il vous arrive, la même chose. De plus, ce que ne vous
dit pas la Direction, c’est qu’il existe des menaces encore plus graves.
D’autre part même les permanents syndicaux, qui sont pourtant, à
longueur de temps, au contact de la hiérarchie, éprouvent des
difficultés pour trouver des interlocuteurs. Dans l’interne, il existe
certainement de nombreux managers intègres avec qui il devrait être
théoriquement possible de coopérer. Mais beaucoup n’ont pas, aux yeux du
personnel, fait leurs preuves (l’incorruptibilité n’exclut pas la
naïveté et/ou l’incompétence). Il faut également détecter ceux qui
voudront bien se mouiller, et jusqu’au bout, quelle que soit
l’importance » des affaires » (ne pas faire de vague constitue
toujours la façon la plus sûre d’avoir une promotion). Quant à
l’externe, et sans engager le débat sur le terrain politique, la presse a
largement mis en évidence que le Pouvoir peut freiner voire annihiler
le cours de la justice.
Dans une entreprise où les Chefs n’ont pas la confiance du personnel, il
n’est Pas facile de communiquer. Les magouilleurs de tout poil ont donc
encore de beaux jours devant eux !
Au lieu de construire une entreprise de partenaires, basée sur l’égalité
de traitement et sur le respect réciproque, le management est entrain
de construire une communauté d’opprimés et de victimes, fondée sur la
frustration. La Direction ne jure que par le partenariat, mais dans
l’interne, on est entrain de passer, lentement mais sûrement, de la
relation client/ fournisseur, à la relation maître /esclave.
QUEL MANAGEMENT DEMAIN A L’EPN ?
Les conséquences observées dans les différents domaines examinés plus haut, permettent d’esquisser un diagnostic global. L’hypothèse d’une incompétence générale des élites dirigeantes du nucléaire est peu crédible (on peut même penser que le niveau intellectuel est meilleur que dans d’autres secteurs de l’entreprise). Il faut donc admettre que les choix managériaux du PSU écouté, avaient des objectifs en rapport avec les résultats observés, résultats parfois reconnus par des hauts dirigeants (voir l’interview de Pierre LE GORREC dans LE MONDE du 21 juin 1996).
Parmi les hypothèses qui sont avancées par les agents qui y ont réfléchi, nous avons retenu les objectifs suivants :
- limiter les performances de l’entreprise publique,
- préparer sa privatisation,
- satisfaire l’appétit de certaines entreprises extérieures,
- poursuivre des objectifs cachés.
S’ils s’avéraient, ces objectifs seraient condamnables du point de vue de l’intérêt général. Mais quoi qu’il en soit, les pratiques observées font craindre pour la Sûreté nucléaire.
Oeuvre individuelle et collective des hommes, la Sûreté n’est pas un état stable. Elle n’est jamais acquise définitivement, et son maintien est particulièrement dépendant de la solidarité entre les hommes et du » bien être » de chacun d’eux.
Les
dirigeants qui continueraient à négliger ces valeurs fondamentales,
prendraient la lourde responsabilité, d’accroître la probabilité
d’accidents nucléaires graves.
Trop de Hauts responsables prétendent après les catastrophes
qu’ils n’étaient pas au courant (responsables mais pas coupables !).
Pourtant ils sont précisément payés pour savoir ce qui se passe dans les
Services placés sous leur responsabilité, pour en tenir compte et pour
en rendre compte.
Faudra-t-il
un pépin nucléaire pour corriger le tir, ou allons-nous tous ensemble,
rechercher des interlocuteurs qui comprennent que le nucléaire requiert
un management de qualité, notamment plus humain.
Il nous semble urgent:
- de promouvoir des chefs, sincèrement motivés par le Service Public,
jouissant d’une bonne réputation, respectant le personnel et ses
représentants, capables de négocier et de contrôler la hiérarchie
intermédiaire,
- d’affecter des effectifs, en quantité et en qualité, à l’exercice de
contrôles internes approfondis et dans les autres domaines vitaux pour
l’entreprise.
Au discours hypocrite sur « la
place des hommes et des femmes dans l’entreprise, il convient de
substituer une véritable prise en compte des problèmes humains et des
sciences sociales. Messieurs les dirigeants, gardez vos formules snobs
sur la ramification du tissu socio-économique et sur le renouveau du
dialogue social, pour les conversations des salons parisiens, et
commencez par engager des actions concrètes pour enrayer l’exclusion et
la démoralisation – internes dont vous êtes responsables. Ce n’est qu’à
ces conditions qu’un dialogue constructif pourra enfin débuter et que
l’entreprise publique pourra remplir correctement sa mission.
Pour joindre le secrétaire de la section:
Gérard TARALL
EDF-UTO 6, Av. Montaigne 93192 Noisy le grand CEDEX
Tél 49 32 75 98 – Fax 49 32 73 62
(*) ces agents d’entreprises qui travaillent avec les agents EDF sont bons pour le travail, mais n’ont pas droit à la parole.
Les pieds dans le plat
Bulletin d’information de la section syndicale FORCE OUVRIÈRE de l’UTO n°33, juillet 97.
Nucléaire: sans foi, ni loi!C’est ainsi qu’aurait pu s’intituler « La Marche du Siècle » du 18 juin 1997, même si elle n’a pas épuisé le sujet.
Claude SERILLON avait également été contacté. Mais il n’a pas été sensible à la cause des 25 000 nomades du nucléaire et aux conséquences du management pervers d’EDF sur la Sûreté. Questionné sur la suppression de ce « C’est à suivre », lors de la séance du CMP du 31 janvier 1997, Monsieur HULLIN, Directeur des ressources humaines de la DEPT-EDF, répondit qu’il n’était pas question de cautionner une émission au cours de laquelle des propos partiaux seraient tenus à l’encontre d’EDF. Autrement dit, ceux qui ne sont pas d’accord avec la Direction d’EDF, n’ont pas le droit d’expression.
Jean-Marie CAVADA et son équipe ont relevé le défi. C’est tout à leur honneur, d’avoir accepté de faire une émission sur le nucléaire, domaine tabou sur lequel le Corps des Mines a mis une chape de plomb et que les parlementaires de tout poil ont fui jusqu’ici. Remercions J.M. CAVADA, malgré les critiques qui peuvent être formulées sur la préparation de l’émission et sur le direct. En effet, cette première sur la face cachée du nucléaire a le mérite d’exister. Non seulement elle peut donner l’envie à d’autres de s’intéresser au sujet (il y a d’autres désordres profonds à dénoncer et des propositions à formuler), mais elle ne laissera pas les responsables indifférents. En tout cas, ils ont matière à déclencher une enquête. Celle-ci peut permettre d’éviter une catastrophe à laquelle nous emmenaient tout droit les « magiciens » nucléocrates. Dans l’hypothèse où ni CHIRAC, ni JOSPIN, ni VOYNET, ne donneraient suite, la vidéo de l’émission est à conserver et à classer parmi les précurseurs de crises majeures dans l’électronucléaire français.
NUCLÉAIRE: LA POLITIQUE DE L’AUTRUCHE!
La direction d’EDF a menti ! Elle a connaissance de nombreux dysfonctionnements liés à la sous-traitance et à sa politique productiviste !
- Les tracts syndicaux en relatent fréquemment. Ces tracts sont soigneusement collectés, puis analysés, par les antennes sociales de la Direction.
- Des courriers spécifiques ont été adressés à tous les niveaux de l’entreprise. Le plus souvent ils sont restés sans réponse ! Quand il y en a eu, elles étaient hors sujet !
- Si EDF a pris l’initiative de signer une charte de progrès avec les entreprises sous-traitantes, c’est dans le but d’enrayer l’idée d’une convention collective des sous-traitants du nucléaire. Cette revendication trouve son origine dans le refus des travailleurs d’un retour à l’esclavagisme (voir par exemple la récente incorporation de travailleurs clandestins dans une équipe de maintenance nucléaire). Mais la Direction a préféré signer une charte (un papier qui n’a aucune valeur juridique et que personne n’est obligé de respecter) avec les « manitous » des sous-traitants, plutôt que de négocier une convention collective avec les représentants du personnel.
- Depuis que la Direction d’EDF a décidé de décupler la sous-traitance (1990), plus d’une centaine d’articles ont été publiés dans les quotidiens nationaux et régionaux, sur les nomades, les négriers qui les exploitent, la vulnérabilité des intérimaires et les possibles conséquences sur la sûreté. Un recueil en sera fait prochainement.
- La Direction d’EDF n’ignore pas que le Sénat a été saisi en 1994, par Marie-Claude Beaudeau, sénatrice du val d’Oise. EDF a d’ailleurs participé à l’élaboration de la réponse de Gérard LONGUET alors Ministre de l’industrie. Questions et réponses figurent au J.O., ça peut servir un jour !
- EDF, « état dans l’état », s’assoit d’autre part sur les nombreux procès verbaux des Inspecteurs du Travail (notamment dépassements de la durée du travail) et sur les lettres de la DSIN réclamant par exemple une assurance de la sécurité et une meilleure prise en compte des facteurs humains. L’administration est conciliante avec EDF. Est-ce parce que les 2 entités ont les mêmes tutelles ? Est-ce parce qu’elles sont sous l’influence du Corps des Mines ?
- La Direction a, elle-même, porté plainte en justice pour des actes liés de près ou de loin à la sous-traitance, tels que fraudes sur des contrôles de matériels important pour la sûreté, sabotages, malversations financières…
LE MANAGEMENT PAR L’EXEMPLE
L’explication de cette attitude, c’est que la Direction est affectée de cécité sélective, comme Gérard TARALL a eu l’occasion de l’écrire au Président Edmond ALPHANDERY, en insistant sur l’existence de carences éthiques graves. Responsable au plus haut niveau de l’entreprise, de la sûreté nucléaire et du dialogue social, celui n’a pas répondu.
C’est d’ailleurs devenu un système de gouvernement : quand EDF ne veut pas traiter un problème, sa stratégie consiste à en nier l’existence (c’est l’une des caractéristiques des régimes fascistes!).
Le 15 mars 1995, le Conseil Supérieur Consultatif des CMP (Comité Central d’Entreprise) avait organisé un colloque national sur la maintenance et la sous-traitance nucléaire. La Direction d’EDF a refusé de venir débattre avec des délégués de toutes les entités nucléaires, et avec des représentants de la DSIN, de l’INSERM, du CEA… Cette journée a été vidéofilmée par l’IFOREP !
Refus de dialogue sur des questions concernant la sûreté et la santé, mensonge public dans un domaine comportant des risques majeurs, prise de décisions en lieu et place du Parlement, constituent des fautes graves. Seront-elles sanctionnées ? La rentrée de septembre nous permettra de savoir si le 1er Ministre fait le poids par rapport au lobby nucléaire.
NUCLÉAIRE: LA DICTATURE DU LOBBY
De l’aveu même de Jean-Marie CAVADA (exprimé pendant et après le direct), les pressions sur l’équipe de journalistes ont été considérables. Le rapprochement avec les pratiques des sectes a été fait. Nos collègues de la CGT parlent, dans un document intitulé « j’accuse » de « méthodes de barbouzes ».
Étant donné les engagements de Lionel JOSPIN sur la nécessité d’un moratoire et le rétablissement de la morale civique, ce serait très inquiétant qu’une poignée de technocrates puisse continuer de faire la loi dans une entreprise publique, et maintienne le cap sur le « tout nucléaire », au détriment du Service Publie, de la sûreté et avec un coût humain insupportable.
EDF fait de la publicité (beaucoup d’argent qui pourrait être mieux utilisé) pour faire croire qu’elle défend l’intérêt des consommateurs. Dans les faits, les consommateurs et les citoyens sont soumis à la désinformation orchestrée par le lobby, alors que ce sont eux qui paient la publicité. Ils ne sont pas informés contradictoirement, ni appelés à s’exprimer démocratiquement et ce sont les technocrates qui continuent à décider seuls. Les parlementaires sont, en effet, soigneusement tenus en dehors du débat.
RESPONSABLE, MAIS PAS COUPABLE ?
Le Directeur Général d’EDF, Pierre DAURES, était-il favorable à la tenue de cette émission, ou y était-il hostile ?
Dans cette seconde hypothèse, on ne voit pas comment Lionel JOSPIN, qui a pris des engagements, (cf. campagne électorale et discours de politique générale du 1er Ministre), pourrait appeler un homme opposé à la transparence, à la succession d’Edmond ALPHANDERY, succession qui semble ouverte.
Dans le cas où il était favorable au débat, les « méthodes de barbouzes » étaient alors des initiatives de la hiérarchie subalterne. Mais une Direction Générale qui tolère que ses subordonnés puissent mettre impunément en cause l’image d’EDF, en attentant au droit d’expression (malgré le risque nucléaire), est-elle vraiment à la hauteur ?
RETOUR SUR LE DIRECT
- De cette émission, il restera d’abord un reportage vidéo bien fait sur la vie des intermittents du nucléaire. C’est remarquable car si les anomalies sont fréquentes, les travailleurs qui acceptent de témoigner sont rares en raison des menaces de licenciement qu’ils subissent et des exemples réels qu’ils ont en mémoire.
- En revanche, ceux qui sont de la partie, ont pu trouver le débat décevant.
- Est-ce EDF qui a imposé 5 intervenants coté « pouvoir », contre 3 seulement coté contre-pouvoir ?
- Est-ce la raison qui a rendu le contre-pouvoir peu offensif? Nous ne développerons pas, dans le présent bulletin, les scandales qui, a minima, auraient dû être évoqués. Ils sont nombreux et l’on peut leur consacrer un livre et plusieurs émissions (avis aux amateurs).
- Pourquoi le contre-pouvoir est-il intervenu sur ce plateau, sans s’entourer de compétences notamment dans le domaine de la sûreté ? Pourquoi n’y avait-il pas de représentants d’autres organisations syndicales et d’associations de défense des citoyens et des consommateurs ?
- Le docteur BAILLEUL, médecin du travail imposé, la veille de l’émission, par la Direction d’EDF, aura sans nul doute une promotion rapide. Cela arrangera bien ses affaires car son crédit auprès du personnel de TRICASTIN, a dû en prendre un sérieux coup.
- Jo DAIRIN, représentant le GIIN, est si unique en son genre, qu’EDF a fait spécialement affréter un hélicoptère pour aller le quérir (quand on aime, on ne compte pas! )
- Laurent STRICKER, s’est engagé devant des millions de français: il traitera « personnellement » les cas qui lui seront soumis. Malheureusement, il ne pourra pas tenir ses promesses, puisque la Direction a déjà annoncé qu’il allait quitter le secteur nucléaire pour prendre en charge le pôle classique. D’ailleurs, tant que le gouvernement n’aura pas nommé une Direction qui soit digne de la confiance du personnel, il vaut mieux envoyer les anomalies dont vous avez connaissance, aux « canards » et aux « Politiques ». C’est plus efficace et c’est moins risqué pour les individus car les carences éthiques sont toujours là!
En parlant de carences éthiques, pour les détails sur le « savon » passé par J.M. CAVADA aux dirigeants d’EDF présents au pot traditionnel qui suit l’émission, lire « Le Canard Enchaîné » du 2 juillet.
- Le « gendarme du nucléaire », André-Claude LACOSTE a parlé avec précaution. On ne peut pas vraiment lui reprocher d’avoir menti, sauf probablement par omission et par ignorance. Il a raison de prêcher pour une centralisation et une meilleure organisation de tout ce qui concerne le contrôle externe du nucléaire. Mais ce n’est pas suffisant pour en garantir l’efficacité et la fiabilité : il faut en plus couper les liens avec le lobby dont les intérêts ne se confondent pas avec ceux du Service Public.
- Claude BIRRAUX, député et rapporteur de l’Office Parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, a dénoncé la faillite de l’État. En revanche, pour la question de la sûreté nucléaire, l’Office Parlementaire apparaît de moins en moins utile : il n’est pas indépendant et ne va pas au fond des choses (il faut plus de courage pour dénoncer les failles du management d’EDF que pour dénoncer la faillite de l’État).
REFUSER UNE SOCIÉTÉ DÉCADENTE!
Cette émission illustre à sa façon, les limites de la société de consommation que nous ont imposée nos élites.
Entre : les industriels qui trichent, les dirigeants qui provoquent, les Hauts Fonctionnaires qui copinent, les parlementaires qui se défilent, la justice qui se complaît dans le manque de moyens, et les Gouvernements qui tergiversent, il est clair que notre société n’a pas la maturité nécessaire pour assurer la maîtrise des systèmes complexes, et a fortiori la gestion de situations dégradées résultant de la déstructuration sociale provoquée par la « secte » néo-libérale.
Même si Dominique VOYNET gagne la partie qu’elle a, paraît-il, engagée pour rendre le contrôle du secteur nucléaire indépendant du lobby, elle ne devra pas s’en contenter. Il lui faudra en plus rétablir la cohésion du corps social et mettre de l’ordre dans la maison EDF. Dominique LA VERTE et Lionel LE JUSTE, laisseront-ils en poste les cadres supérieurs, ayant largement dépassé l’âge de la retraite et disposant de revenus plus que confortables.
Parmi eux se trouvent beaucoup d’adeptes des thèses néo-libérales. Ils ont le cynisme d’exercer des pressions sur les salariés ayant de faibles revenus, pour qu’ils « choisissent » les 32 H avec pertes de salaires. Ils continuent de déstabiliser le corps social et d’accroître la précarité et les inégalités, (sans parler des autres politiques néfastes au Service Public).
ET DEMAIN?
Si le gouvernement ne prenait pas rapidement ses responsabilités, des crises accidentelles et/ou médiatiques frapperaient le nucléaire civil. Ce serait désastreux pour la France (population et économie) ainsi que pour EDF (travailleurs et entreprise).
A QUI PROFITE LE CRIME ?
Il n’y a pas de loi concernant le secteur nucléaire, dans le pays qui arrive au deuxième rang des pays les plus nucléarisés de la planète, et au 1er rang pour le pourcentage d’électricité d’origine nucléaire et au 1er rang pour le pourcentage d’électricité d’origine nucléaire (75%) !.
La Gazette Nucléaire n°159/160, novembre 1997.
Les esclaves du nucléaire
Il y a pire que la complicité : la volonté délibérée, pour une entreprise publique, de s’affranchir des règles sanitaires protégeant les individus.
Dans les centrales EDF, mais également dans les usines de la COGEMA et certains sites du CEA, le recours aux sociétés sous-traitantes est ainsi devenue la règle. Ces « intermittents du nucléaire » ont remplacé au fil des années les personnels statutaires pour les opérations de maintenance des installations. Dans les centrales, ils interviennent surtout durant les « arrêts de tranche », lorsque les réacteurs sont stoppés temporairement pour permettre des réparations ou le rechargement en combustible. Ces activités sont à la fois « saisonnières » et réparties sur l’ensemble du parc nucléaire. Il est intéressant de comprendre les raisons, avouées ou cachées, de cette évolution.
Ces vingt-neuf mille intermittents – vingt-deux mille rien que pour EDF – travaillent soit en contrat à durée déterminée (CDD), soit en mission d’intérim, soit en contrat à durée de fin de chantier (CDIC). EDF peut être l’employeur direct, comme peuvent l’être des entreprises prestataires, au nombre de mille environ. Celles-ci recourent souvent elles-mêmes aux CDD ou à l’intérim. Il arrive que ces galériens se baladent dans la France entière, au gré des commandes de leurs entreprises. Sur France 3, une spectaculaire « Marche du siècle » a été consacrée par Jean-Marie Cavada, à ces « nomades du nucléaire » en juin 1997.
Les innombrables incidents répertoriés par l’autorité de sûreté doivent beaucoup au recours excessif à ces prestataires extérieurs. Les agents d’EDF déplorent également cette cohabitation avec des travailleurs qui n’ont pas la même culture, et dont ils sont en outre chargés d’évaluer les performances. Au nom de la défense de l’emploi, les syndicats exigent des exploitants qu’ils renoncent aux travailleurs précaires, et réclament leur intégration au sein de l’entreprise. Ce qu’EDF s’est toujours refusé à envisager, pour des raisons économiques évidentes.
La « viande à rems »
Au début des années 90, le sort des intermittents n’émouvait encore pas grand monde. Au journal, j’avais (1) plusieurs fois reçu des appels téléphoniques ou des courriers de cadres d’EDF, qui souhaitaient tirer publiquement la sonnette d’alarme sur les conditions de plus en plus déplorables, à leurs yeux, dans lesquelles s’effectuait la maintenance des réacteurs. A l’automne 1991, je rencontrai deux de ces hommes : j’avais procédé à quelques vérifications, ils appartenaient bien à la maîtrise d’EDF. Un brin paranoïaques, ils avaient refusé de venir au siège du journal, craignant je ne savais quelle filature ou indiscrétion. Rendez-vous fut donc pris dans un bar.
S’ils étaient bien réels, les
problèmes de sûreté des réacteurs dus à une maintenance anarchique
m’apparurent alors trop compliqués. En revanche, je fus impressionnée
par certains documents présentés par mes informateurs. Ils détenaient
notamment une série de lettres de la Commission des Communautés
Européennes adressée, le 24 mai 1991, au SCPRI et à EDF. La Commission
s’étonnait : les doses de radioactivité reçues par les travailleurs
français du nucléaire étaient différentes selon qu’elles étaient
estimées par EDF ou par le SCPRI. Légèrement différentes ? Non : les
chiffres allaient du simple au triple. Du moins pour les agents des entreprises extérieures, qui. effectuaient 80 % des travaux de maintenance dans les centrales.
Quiconque pénètre sur un site
nucléaire accroche au revers de son vêtement un « film dosimétrique »,
qui témoigne de la quantité d’irradiation absorbée par l’individu. Ce
dosimètre est obligatoire. Les films des agents d’EDF sont contrôlés par
l’entreprise elle-même qui, chaque mois, les développe. Les films des
agents sous-traitants sont pris en main par le SCPRI (aujourd’hui
l’OPRI), ce qui n’empêche pas EDF d’effectuer par ailleurs ses propres
mesures sur ces personnels.
Donc, la Commission Européenne s’étonnait : le SCPRI avait déclaré, pour l’année 1987 et pour l’ensemble de l’industrie nucléaire française, une dose annuelle collective de 26 homme-sieverts (2) pour sept mille cinq cent quatre-vingt cinq travailleurs extérieurs ; sur la même période, EDF avait déclaré une dose collective de 67 homme-sieverts, pour une population « estimée » de vingt mille travailleurs sous-traitants. La différence est énorme, tant sur les doses que sur le nombre d’agents extérieurs. Cet écart, de presque 300 %, se renouvelle chaque année. La Commission exigeait des explications.
Mes informateurs me montrèrent la lettre adressée le 17 juin par le chef du département sécurité-radioprotection-environnement d’EDF à son supérieur hiérarchique : « La constatation d’écarts aussi importants pourrait laisser craindre de mauvaises surprises, avec, dans ce cas, un aspect médiatique à prendre en compte. » Il ajoutait : « Aujourd’hui, personne ne peut clairement analyser cet écart. »
Personne, vraiment ?
Depuis deux ans au moins, EDF savait qu’il y avait un problème de dosimétrie dans les entreprises extérieures. Celles-ci connaissent la réglementation : les employés ne doivent pas dépasser une certaine dose d’irradiation annuelle (à cette époque, 50 millisieverts par an, soit 5 rems selon l’ancienne terminologie). Au-delà, le travailleur ne peut plus entrer en zone nucléaire. Les travailleurs eux-mêmes, qui ont peur de perdre leur travail, dissimulent parfois les doses reçues, en ôtant leur dosimètre avant de pénétrer « là où ça crache ». Parfaitement au courant de ces pratiques, EDF a lancé, en 1989, une étude rétrospective sur cinq ans des fichiers informatiques dosimétriques des centrales. Etude interne à EDF, par la force des choses, puisque le SCPRI garde jalousement le secret sur ses propres informations.
Ce jour-là, mes cadres d’EDF parlèrent de « primes à la dose » et de « radioactivité sous-estimée ». Quelques jours plus tard, ils vinrent enfin au journal, accompagnés cette fois d’un médecin du travail salarié d’EDF. Sous couvert d’anonymat, ils répondirent à une interview, dont voici quelques extraits:
« D’où EDF tire-t-elle ses informations sur la dosimétrie des agents extérieurs ?
- En plus de son film réglementaire, chaque agent, EDF et extérieur, entrant en zone est muni d’un dosimètre électronique à affichage numérique. Cet appareil permet de connaître instantanément la dosimétrie qu’on appelle » opérationnelle « . Ainsi, chaque site nucléaire peut compiler chaque jour la dosimétrie de tous les agents. (…)
Les premières constatations révèlent une situation inquiétante : les agents extérieurs soumis aux plus fortes doses sont les calorifugeurs et les chaudronniers, qui travaillent sur plusieurs réacteurs dans l’année. S’il est difficile de dresser un bilan précis, individu par individu, c’est qu’il y a probablement des fraudes lors de leur enregistrement dans les centrales. Par exemple, on a observé que les noms de ces agents, comme par hasard les plus exposés, n’ont pas la même orthographe selon les sites, ou encore le prénom est différent. Les ordinateurs s’y perdent. Des agents d’entreprises extérieures ont été surpris sans film : ils les laissent dans une cache pour travailler.Pourquoi cette confusion organisée ?
- Il arrive que l’agent lui-même soit négligent parce qu’il méconnaît les risques, ou bien parce qu’il a peur de ne pas être embauché, son emploi étant précaire. Mais ce sont surtout les entreprises sous-traitantes qui veulent » rentabiliser » leurs travailleurs au maximum, sans égard pour les doses.
Un point nous semble extrêmement grave : dans les stages organisés par EDF pour les entreprises extérieures, les agents ne sont jamais avertis des menaces qui pèsent sur leur espérance de vie lorsqu’ils prennent des doses. On leur laisse croire que, s’ils restent en dessous des normes, les effets sur la santé sont nuls. C’est faux : selon les experts de la Commission internationale de protection radiologique, pour une dose-vie de 50 rems (0,5 sievert), le risque supplémentaire de cancer mortel est de 2 %. Certains agents prennent plus de 50 rems.
EDF vient de décider la création de DOSINAT, un fichier informatique des agents extérieurs. Est-ce à dire que leur situation va s’améliorer ?
- DOSINAT est conçu comme un outil de gestion interne. Il n’est pas prévu pour gérer des problèmes de santé. L’art d’un employeur comme EDF n’est pas de gérer la dose au plus bas, mais au contraire de l’optimiser, en fonction du temps de travail prévu par le contrat. Lorsque EDF fera appel à une entreprise extérieure, elle aura intérêt à savoir si les travailleurs sont vierges de dose, pour pouvoir leur mettre le maximum de radiations autorisé dans un laps de temps le plus court possible. Ce sera d’autant plus facile à organiser que la tendance actuelle, dans les entreprises extérieures, est d’organiser des » primes à la dose « , sous diverses formes. Par exemple, en garantissant aux ouvriers un nombre minimal de contrats. La précarité de l’emploi étant ce qu’elle est, c’est une bonne motivation. »
La publication de cet article eut un impact immédiat : le jour même, les ministres de l’Environnement et de l’Industrie demandaient des explications au chef du SCPRI. Drapé dans son arrogance habituelle, le professeur Pellerin refusa de se justifier. Mais à la Commission de Bruxelles, il venait de déclarer que le SCPRI ne pouvait comptabiliser « qu’une fraction des travailleurs », ceux que leurs employeurs déclarent.
Le président de l’Office Parlementaire des Choix Scientifiques et Technologiques chargea le député Claude Birraux, auteur d’un rapport sur la sûreté du parc nucléaire, d’approfondir cette question des travailleurs extérieurs. Celui-ci n’a jamais, depuis, cessé de s’intéresser à la question. Dans son dernier rapport annuel, paru en mars 1997, il narre avec une certaine lassitude les multiples enquêtes, analyses, études, rebondissements médiatiques et améliorations concrètes survenus depuis l’année 1991. « Notre pays, écrit Claude Birraux, se joue l’un de ces drames sociaux dont il est si coutumier. Une fois de plus, il prend le risque de se ridiculiser sur la scène européenne. »
Trois mois après la publication de ce dernier rapport, jean-Marie Cavada consacrait sa fameuse « Marche du siècle » aux intermittents du nucléaire. L’émission débutait par un accablant reportage sur les conditions de vie et d’exercice de ces travailleurs. L’enquête et les tournages avaient été effectués par les deux journalistes ayant réalisé le dossier du magazine Sciences et Avenir sur les lacunes de la sûreté nucléaire. Sur le plateau étaient venus témoigner quelques-uns des travailleurs présents dans les reportages, ainsi qu’un patron d’entreprise sous-traitante et un responsable d’EDF. Le député Claude Birraux était également invité, avec le directeur de l’autorité de sûreté nucléaire. Il y avait aussi la CGT, et une sociologue, auteur d’une étude sur la précarisation de la sous-traitance dans l’industrie nucléaire. Polémique, le débat à l’antenne le fut incontestablement ! Cavada s’énerva plus d’une fois contre la langue de bois et la mauvaise foi manifeste des employeurs. Mais les spectateurs ratèrent la seconde mi-temps de ce triste pugilat : hors antenne, durant le « pot » qui réunit traditionnellement les invités, l’animateur s’en prit vertement aux responsables d’EDF, qui avaient tenté durant des semaines de faire avorter l’émission. Cavada parla de « méthodes dignes d’une secte ».
Nicolas Jacobs, le réalisateur de « La Marche du siècle », m’a raconté ces méthodes : « Longtemps avant la diffusion, EDF a exercé des pressions sur nos témoins. Certains ont été convoqués par la directrice d’une centrale, qui les a menacés de ne plus leur fournir de travail. Curieusement, EDF savait exactement qui les journalistes avaient rencontré, où et quand. EDF a ensuite entrepris en interne une campagne d’intoxication : nos témoins avaient été payés, ils n’étaient finalement que des acteurs professionnels… Quelques jours avant l’émission, tous les directeurs de centrales ont été convoqués au siège d’EDF à Paris, pour peaufiner un argumentaire. Ils avaient dans leurs cartables les fichiers de leurs salariés et de leurs travailleurs extérieurs. Enfin, jusqu’au dernier moment, EDF a menacé de ne pas participer à l’émission, espérant ainsi que nous allions renoncer à ce débat. Nous n’avons renoncé à rien du tout. Mais EDF avait tellement brandi la menace de poursuites judiciaires que j’ai été obligé de couper tout ce qui, dans le reportage, n’était pas étayé par des éléments de preuves irréfutables. J’ai aussi dû couper certaines images qui avaient été tournées sur des sites EDF sans autorisation. Sans quoi certains de nos témoins auraient pu eux-mêmes se retrouver au tribunal. Alors oui, quand Jean-Marie Cavada parle de secte, il a raison ! »
La gestion de l’emploi par la dose
Pourquoi une telle panique de la part d’EDF ? Depuis 1991, le suivi des doses reçues par les travailleurs du nucléaire n’a-t-il pas progressé ?
La Commission Européenne a fermement rappelé à la France la directive Euratom de 1990 jusque-là superbement négligée : « Chaque Etat membre veille à ce que le système de surveillance radiologique donne aux travailleurs extérieurs une protection équivalente à celle dont disposent les travailleurs employés à titre permanent par l’exploitant. »
DOSINAT, l’outil informatique mis en place en interne par EDF pour calculer les doses d’irradiation à l’intérieur de ses seules centrales, a évolué. En janvier 1997, il s’est transformé en DOSIMO. Ce nouveau système est géré par un Groupement intersyndical de l’industrie nucléaire. Les données concernent désormais, outre les travailleurs intervenant sur les centrales d’EDF, ceux travaillant dans les sites nucléaires de l’armée, de la Cogema, du CEA, des institutions médicales, des accélérateurs de particules privés, et des organismes (le recherche, intérimaires ou salariés permanents. Ainsi, quels que soient leurs lieux de travail successifs, les « nomades » du nucléaire ne devraient plus cumuler des doses supérieures aux normes.
Apparemment, l’OPRI a lâché du lest sur son traditionnel crédo : « Pas question de faire circuler des données confidentielles qui relèvent du secret médical. » En revanche, il est plus curieux que la Commission nationale informatique et liberté ait toléré pareille entorse à ses principes : un organisme public met à la disposition des employeurs privés des données informatiques permettant une gestion de l’emploi en fonction de critères sanitaires. En réalité, la CNIL n’a rien autorisé du tout : le fameux Groupement intersyndical de l’industrie nucléaire a concocté son superfichier sans lui demander son avis. « Ainsi, notait en 1997 avec un rien d’ironie le député Claude Birraux, on a fini par faire entrer le loup DOSIMO dans la bergerie de la dosimétrie réglementaire. » Pourquoi ce ton sarcastique ? Visiblement, Claude Birraux ne croyait guère à l’efficacité de ce nouvel outil : « Les exploitants et les employeurs ont donné un statut officiel, donc un brevet de respectabilité, à un système techniquement performant, et qui prévoit normalement la communication des résultats dosimétriques à l’exploitant et à l’employeur. Reste désormais pour eux à le faire reconnaître comme le seul bon système, c’est-à-dire celui grâce auquel l’administration pourra juger du respect ou du non-respect des obligations réglementaires en matière d’exposition professionnelle. »
En février 1998, Martine Aubry a innové en précisant que DOSIMO allait enfin entrer dans un cadre légal. Ces données confidentielles ne devraient être communiquées qu’aux seuls médecins du travail, pour éviter que les employeurs ne retombent dans leur vieux travers de la « gestion de l’emploi par la dose ». Ce genre de garde-fou est à vrai dire purement virtuel : l’indépendance des médecins du travail est très relative quand ils sont salariés par EDF, le CEA ou la Cogema.
Mais pourquoi diable est-ce si compliqué d’accorder des conditions de travail correctes aux travailleurs nucléaires extérieurs ?
En partie parce qu’ils ne relèvent d’aucune convention collective adaptée. Les personnels qui interviennent sur les sites nucléaires dépendent d’au moins sept conventions collectives différentes, parmi lesquelles la métallurgie, la chimie, les bureaux d’études ou la pharmacie. Depuis des années, les syndicats, relayés par des parlementaires, réclament aux pouvoirs publics une convention collective nationale du nucléaire et des industries connexes. En vain : les ministres ont toujours répondu que c’était impossible.
En décembre 1996, le ministre du Travail Jacques Barrot a présenté un projet visant à interdire le recours à l’intérim et au personnel sous contrat à durée déterminée pour les travaux se déroulant dans les zones les plus dangereuses des installations nucléaires. Rien n’a bougé lorsqu’en juillet 1997, interrogée par un parlementaire, la nouvelle ministre de l’Emploi Martine Aubry a confirmé l’annonce de son prédécesseur : « Il importe (…) que ces salariés particulièrement exposés ne cumulent pas le double handicap d’un risque pour la santé et d’une précarité de leur emploi. Afin d’éviter que l’approche des seuils d’exposition réglementaires ne conduise à la perte pure et simple de leur activité professionnelle, l’interdiction d’accès aux zones particulièrement dangereuses pour les salariés intérimaires ou en contrat à durée déterminée n’est pas à exclure. »
Electrisée par cette
perspective, qui menaçait de mettre à mal ses finances – l’embauche de
salariés permanents irait à l’encontre de ses objectifs économiques -,
EDF n’a pas tardé à lancer une contre-offensive. Le 11 septembre 1997,
la direction du parc nucléaire d’EDF organisait une réunion de travail,
dont la CGT nous a communiqué le procès-verbal. « L’appel à ces
ressources d’appoint [intérim et CDD] pour intervenir en zone contrôlée
est aujourd’hui remis en cause par le ministère du Travail. (…) Un
consensus apparaît sur le fait qu’il n’est pas possible de se passer de
ce personnel précaire et ce, malgré les démarches déjà lancées par
plusieurs sociétés en matière d’annualisation du temps de travail. » Ce
préambule étant posé, le séminaire de réflexion a ensuite comparé par le
menu les avantages et les inconvénients des statuts respectifs de CDD
et intérimaires, tant pour les salariés que pour EDF et pour les
entreprises prestataires. Le recours aux intérimaires apparaissant
finalement plus pratique, les cadres d’EDF ont imaginé de « créer une
charte entre EDF, prestataires et entreprises de travail temporaires ».
C’est ici que les choses se
corsent. Car en janvier 1997, EDF et les « organisations
professionnelles représentatives des prestataires de maintenance »
avaient déjà signé une « Charte de progrès ». Ce document – considéré
comme une plaisanterie par les salariés concernés – précise que « les
entreprises prestataires et EDF continuent de refuser que l’atteinte ou
l’approche des limites de dose soit un critère de licenciement, en
recherchant en commun la réaffectation des salariés à forte dosimétrie
vers des activités moins exposées ». En clair, il ne serait plus
question de licencier un homme trop irradié pour être encore utile. Sur
le plateau de « La Marche du siècle », les travailleurs présents ont
témoigné du peu de valeur que leurs employeurs accordaient à cette jolie
déclaration d’intention. La charte en projet veut aller encore plus
loin dans ce qu’EDF considère comme un progrès, à en croire le document
de travail divulgué par la CGT. « Les entreprises de servitudes
nucléaires s’engagent (…) à limiter l’exposition de leur personnel
d’appoint à une valeur proportionnelle à la durée de leur contrat, et
inférieure à 15 millisieverts sur six mois. »
Du chinois ?
Non : il faut se souvenir que
la dose maximale admissible pour un travailleur du nucléaire est fixée,
selon la réglementation internationale, à 20 millisieverts par an.
Au-delà, il doit quitter les zones nucléaires. EDF propose ni plus, ni
moins, de remplacer les 20 millisieverts annuels par… 15 millisieverts
sur six mois. En entendant cette proposition, les syndicalistes ont
failli s’étrangler : « Il est en effet plus intéressant de prendre deux
intérimaires à 15 mSv/6 mois (cela permet d’atteindre 30 mSv/an) qu’un
contrat à durée indéterminée à 20 mSv/an. »
Mais ce joli montage, concocté
par EDF et les sociétés prestataires, vole en éclats avec la décision de
Martine Aubry, annoncée en février 1998 : non seulement le recours aux
intermittents est désormais interdit dans les zones nucléaires les plus
dangereuses, mais les doses de radioactivité reçues par les travailleurs
devront être proportionnelles à la durée de leur contrat de travail.
Plus question de prendre en une semaine la dose admise sur un an, et
d’être « jeté » ensuite ! Du moins en principe. EDF, qui estimait six
mois plus tôt qu’il n’était « pas possible de se passer de ce personnel
précaire », va devoir inventer autre chose.
Dans quelques années les premières centrales nucléaires arriveront en bout de course. Déjà, l’usine de retraitement de Marcoule est fermée. De nombreuses installations obsolètes attendent que la radioactivité décroisse un peu pour subir les premiers démontages. Dans dix ans au plus tard, plusieurs chantiers de démantèlement débuteront en France. Les sociétés spécialisées dans la décontamination ne sont pas assez nombreuses, ni assez fournies en personnels. Alors débarqueront des sous-traitants issus de la filière BTP (bâtiment et travaux publics). Ils n’auront aucune formation spécifique, et devront affronter des monstres irradiants. On les enverra au coeur de la machine nucléaire. Comment s’en sortiront-ils ? Qui s’intéressera à eux ?
Extrait de « Ce nucléaire qu’on nous cache« ,
Michèle Rivasi – Hélène Crié,
Albin Michel, 1998.
1) Hélène Crié
2) Calculée à partir de la somme des doses individuelles reçues par le groupe étudié, c’est l’unité permettant d’évaluer la dose collective.
Lire:
- Femme de ménage atomique intérimaire (à La Hague)
- Je ne veux pas disparaître sans avoir témoigné (intérimaire au CERN)
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